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Le Courrier d’Aix – 1955-05-07 – La Vie Internationale.
Paris et Bonn
L’Entente franco-allemande a été proclamée par le chancelier Adenauer et M. Pinay ; volonté d’entente, dirait-on mieux, car il y a beaucoup à faire pour qu’elle se réalise pleinement. L’événement a été beaucoup plus commenté à l’extérieur qu’en France. Il y a tant d’opposants à cet effort de raison, de légitimes sur lesquels pèse un passé ancien et récent, d’autres qui y voient l’échec du neutralisme dont ils rêvent, comme s’il était possible ou même concevable.
Les Causes du Rapprochement Franco-Allemand
Ce que nombre de Français, même parmi ceux qui considèrent avec faveur ce rapprochement nécessaire, n’en saisissent pas exactement les raisons profondes : la France comme l’Allemagne fédérale sont aujourd’hui deux nations isolées ; pour nous, le rejet de la C.E.D. que les Accords de Paris ne corrigent que faiblement, nous avait fait mesurer les risques d’un isolement complet ; découragement des Anglo-Saxons à notre égard, déception en Italie et plus encore au Benelux, chauds partisans d’une communauté européenne ; indifférence soviétique ; nous n’avions plus qu’à compter sur nous-mêmes et sur la valeur, peut-être temporaire, de notre position stratégique. C’était peu. A cela s’est ajouté, avec une rapidité inquiétante, le risque d’un effondrement de notre Empire au-delà des mers : Dien Bien Phu, les révoltes d’Afrique du Nord, la perte des Comptoirs de l’Inde, des menaces diffuses en Afrique noire. Les événements récents en Indochine, les progrès de l’insurrection dans l’Aurès, les attaques des délégués afro-asiatiques à Bandung, nous montrent que les risques ne sont pas pour diminuer. Nous sommes la cible de l’anticolonialisme dont les Anglais, malgré l’extermination des Mao-Mao au Kenya et les représailles en Guyane sont presque absous. Le grave différend qui nous oppose en Indochine à la politique américaine n’est pas pour atténuer les effets de cette sorte de conjuration. Malgré notre retour marqué par les Accords de Bonn à la ligne générale de l’Alliance Atlantique dont le précédent gouvernement était en passe de nous détacher, on ne peut espérer, dans l’avenir prévisible, que nos intérêts dans le monde seront soutenus sincèrement par nos Alliés.
L’Isolement de l’Allemagne Fédérale
De même, l’Allemagne fédérale bien que souveraine et rattachée à l’Alliance Atlantique et à la nouvelle Union européenne, aura beaucoup de peine à faire de cette association de droit, une participation effective et complète. Son avenir est incertain, puisqu’il dépend avant tout du bon vouloir soviétique d’une réunification plus qu’hypothétique.
Sera-t-elle rejetée vers une neutralité qui en serait le prix et que beaucoup d’Allemands voient sans défaveur ? Son développement économique extraordinaire ne fera-t-il pas monter autour d’elle des inquiétudes et des défiances accrues ? Défiances, disons-nous, qui sont justifiées présentement par l’attitude de l’opposition socialiste à toute alliance de l’Allemagne avec l’Ouest. Car cette minorité déjà très agissante, peut devenir demain majorité, surtout en cas de réunification. Adenauer conserve un solide prestige. Les élections en Saxe l’ont montré. Il n’est plus indiscuté comme en 1953, et la carrière du Chancelier à 80 ans, ne peut-être bien longue. On ne peut dire ce que fera l’Allemagne fédérale de sa souveraineté retrouvée, ni ce que les Russes s’efforceront de l’inciter à en faire. Enfin et surtout, il reste entre l’Allemagne et ses Alliés, hier ses ennemis, Anglo-Saxons aussi bien que continentaux, un complexe de vigilance prudente que le moindre incident peut rendre hostile.
Aucun pays ne se sent capable de compter sur l’Allemagne. La nature profonde de la race germanique est d’allier un puissant dynamisme aux évolutions les plus imprévues. Au contraire de la France, qui malgré les discours et les révolutions, est marquée d’un conservatisme indélébile sur lequel on peut, à longue échéance, faire toujours fond.
Les Risques de l’Isolement
Donc, pour des raisons absolument différentes, la France et l’Allemagne fédérale sont deux nations isolées. Elles n’ont pas d’allié avec lesquels ne puissent surgir, si elles n’existent déjà, de profondes divergences. Sans doute la France bénéficie d’une réelle faveur sentimentale qui fait complètement défaut à l’Allemagne. Mais sur un point pour nous capital, notre rôle dans les pays d’outre-mer, nous ne pouvons compter sur personne. Les Anglais trop heureux de nous voir tenir le rôle de bouc émissaire ; les Américains par intérêt comme par sentiment, dressés contre tout colonialisme réel ou supposé ; les Russes qui voient poindre contre eux la même accusation – enfin – agissent de toute leur propagande pour nous la faire supporter seuls.
Les Chances d’une Entente Franco-Allemande
D’où ce rapprochement franco-allemand qui n’est pas simplement une mesure d’opportunisme et le résultat d’une pression extérieure, mais le besoin encore obscurément senti de part et d’autre de se constituer un appui mutuel dont on pressent, si les circonstances et les volontés s’y prêtent, de quelle valeur il pourrait être sur l’échiquier mondial. Qu’il y ait à cette entente de gros risques et beaucoup d’inconnues, cela n’est pas douteux. Mais à l’inverse, l’isolement en comporte au moins autant.
Ce qui donne quelque espoir que cette tentative courageuse et hardie ne tournera pas court, c’est qu’elle n’est pas appuyée, en France du moins, sur un seul groupe d’opinion ou de parti. Elle a des partisans à gauche, au centre et à droite. Il est regrettable qu’il n’en soit pas de même outre Rhin, du moins officiellement, car il y a beaucoup de socialistes en Allemagne qui sur ce point ne sont pas complètement de l’avis d’Ollenhauer.
La Situation en Indochine
On comprend mal ce qui se passe en Indochine ; cela n’est pas surprenant des querelles entre asiatiques ; ce que l’on s’explique en général moins aisément, c’est le différend qui oppose sur la question Américains et Français. Ce n’est pas seulement la personne de Bao Daï qui n’intéresse personne et celle de Ngo Din Diem dont les sentiments antifrançais sont connus, qui sont en cause, ce sont deux objectifs contraires.
Les Américains estiment que tant que l’armée française sera présente en Indochine, il n’y a aucune chance que le pays échappe au communisme. Et cela seul leur importe. Le Sud Vietnam « libéré » devenant une nation asiatique vraiment indépendante pourrait bénéficier, en face de la Chine et de ses satellites, de la protection morale des autres états neutres d’Asie, qui se sont fait entendre à Bandung. Les Etats-Unis pourraient, sans se heurter à Nehru, à U Nu ou à Soekarno défendre l’indépendance du nouvel état. Ils joueraient le rôle de protecteur des peuples libres surtout si les élections de 1956 ou d’autres qui auraient lieu d’ici-là montraient l’hostilité d’une très large majorité au ralliement à Ho Chi Minh.
Pour la France, ce qui importe, c’est de garantir la sécurité de ses ressortissants là-bas et des intérêts importants qu’ils représentent et l’on se demande à Paris si cela ne serait pas moins difficile avec une Indochine réunifiée satellite de Pékin qu’avec un Vietnam, libre déchiré par la guerre civile ou une anarchie analogue à celle qu’affrontent les derniers hollandais demeurés en Indonésie.
On conçoit de la sorte que la divergence entre points de vue français et américains soit irréductible, malgré toutes les réserves polies que les deux pays tiennent à manifester. On peut compter à cet égard que tout sera fait à Washington comme à Paris, pour trouver une solution moyenne. Reste à savoir s’il peut y en avoir une.
CRITON