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Le Courrier d’Aix – 1955-05-14 – La Vie Internationale.
Où l’on Bat les Cartes …
L’activité diplomatique de ces derniers jours a de quoi submerger un commentateur ; la série des entretiens de Paris sur de multiples sujets : l’entrée de l’Allemagne dans le concert occidental, les débats difficiles sur l’Indochine, les dernières délibérations avant la signature du Traité autrichien, la préparation de la Conférence à Quatre, l’invitation aux Soviets, sans oublier les derniers accrochages sur le Statut sarrois. Même activité de l’autre côté, la Conférence de l’O.T.A.N. rouge à Varsovie, les voyages à Pékin des émissaires du bloc neutraliste d’Asie, enfin et surtout le nouveau plan de désarmement publié par Moscou. La difficulté pour faire le point est de négliger ce qui est purement formel et spectaculaire pour percer les intentions et de savoir s’il y a véritablement un mouvement caché derrière l’agitation apparente.
Le Nouveau Statut de l’Allemagne
Disons d’abord que les diverses cérémonies qui ont marqué l’entrée de l’Allemagne dans le conseil des pays occidentaux n’ont pas été de pure forme. Quoique prévu et réglé d’avance, le protocole est un événement dont la signification est apparue seulement au moment où il était solennellement consacré : Réhabilitation morale de l’Allemagne. Les Allemands eux-mêmes, assez indifférents depuis l’échec de la C.E.D., ont compris soudain que les jours de mai 1955 étaient une date dans leur histoire. Et la fermeté du dessein d’Adenauer qui n’a pas hésité à dire qu’il ne troquerait pas le réarmement de l’Allemagne contre une promesse de réunification si Moscou la lui offrait, a convaincu les Allemands, même les sociaux-démocrates dont l’embarras est visible, que la voie ouverte à l’Allemagne par une collaboration en égale avec le Monde libre, quelques sacrifices qu’elle comporte, était la seule raisonnable. Il faudrait beaucoup d’habileté aux Russes pour remettre en question cette adhésion. Peut-être ne s’en étaient-ils pas rendu compte ?
Une longue pratique de la mentalité germanique nous a conduits à l’observation suivante : ce peuple en apparence si résolu et prompt à l’action est par sa nature profonde, essentiellement versatile et émotif. Il est d’autant plus prompt à se lancer dans une voie qu’on lui suggère qu’il n’a pas, en matière politique, de jugement propre. L’expérience, autrement dit, ne détermine pas la raison.
Devant les attaques dont Adenauer était l’objet depuis août, l’Allemand s’était replié dans la défiance. De voir le Chancelier aussi au Palais de Chaillot parmi les Ministres de l’Occident l’a convaincu que le Chancelier avait raison. Bien significatif à cet égard, les nouvelles thèses d’Ollenhauer sur la réunification et surtout le revirement des représentants de l’industrie allemande qui disaient hier en plaisantant qu’on leur offrait le Sahara pour leur prendre la Sarre et qui aujourd’hui manifestent un intérêt sérieux pour les projets d’association économique avec la France.
Le Front de la Détente
Nous parlions avec quelque ironie du « front de la détente ». L’expression deviendra peut-être courante comme la « guerre froide » ; c’est à qui, en effet, marquera des points dans la nouvelle bataille qui diffère sans doute de l’autre, en propos mais peut-être pas en nature. Les Occidentaux se sont hâtés de provoquer une Conférence à Quatre que Boulganine leur avait spontanément offerte il y a quelques jours. Les Français y tenaient pour faire passer plus aisément dans l’opinion la nouvelle entente franco-allemande ; Eden encore davantage pour gagner les élections du 26 mai ; sincèrement ou non, les Américains ont paru ne céder qu’à la pression anglaise, et fait de leur accord un succès pour Sir Anthony, car, sans un avantage très net des Conservateurs aux élections, le laborieux édifice de l’Alliance occidentale incluant l’Allemagne pourrait être durement secoué. Les Américains feront tout pour atteindre ce résultat, et les Russes pour l’empêcher.
Il est toujours hasardeux de faire des pronostics en matière électorale, nous serions bien surpris cependant si les Conservateurs ne l’emportaient pas confortablement. Les Anglais, quoique plus passionnés en politique qu’ils ne le paraissent, ont le sens de l’opportunité, et la continuité de la direction conservatrice s’impose dans l’intérêt national.
Le Plan Russe de Désarmement
Le nouveau plan russe de désarmement, malgré quelques innovations, n’est qu’une variante des précédents. Au fond, il s’agit, par d’autres moyens, de déloger les Américains d’Allemagne et de leurs bases à la périphérie européenne. Il trahit cependant le besoin que nous avions cru discerner, d’un allègement de leurs dépenses militaires qui les condamnent à tenir leurs peuples dans un état permanent de privation. Cependant, même si on les prenait au mot, il y aurait encore en Europe une armée russe égale à celles de la France et de l’Angleterre réunies, ce qui, compte-tenu des réserves et de la position stratégique, consacrerait encore mieux leur supériorité que la situation actuelle. D’autant que l’arme atomique serait de part et d’autre éliminée.
Ce plan est-il de nature à séduire l’électeur Anglais si les Travaillistes y font bon accueil ? On en peut douter. Même nos neutralistes impénitents ne se prononceraient pas d’enthousiasme pour une Europe sans armée américaine, avec une Allemagne sans défense et une armée anglaise dans ses îles, même si les chars russes avaient repassé l’Oder-Neisse. Il y a cependant dans cette insistance des Russes à discuter désarmement quelque chose qui va au-delà de la propagande, la recherche d’un équilibre des forces à un niveau plus modéré qui sans changer le rapport leur donnerait les moyens de surmonter la crise économique qui les inquiète. C’est ce qui gêne les Américains pour lesquels la course aux armements est un moyen d’affaiblir l’adversaire et de mieux tenir leurs alliés.
L’Impasse Indochinoise
Nous nous demandions en terminant la semaine passée, s’il y avait une solution au profond différend qui nous sépare, dans l’affaire d’Indochine, des Américains et des Anglais. Il ne paraît pas jusqu’ici. Le président Diem semble l’emporter, et l’appui des Etats-Unis lui reste acquis. Qu’on le veuille ou non, il représente la démocratie – relativement – et la lutte contre la corruption, dont les sectes étaient le symbole et contre laquelle par nécessité politique, nous n’avions pu nous dresser. Il faudra s’accommoder de Diem, s’il consent à s’accommoder de nous, ce qui n’est pas sûr. Le vent d’anticolonialisme qui souffle de toutes parts, nous met en posture difficile. Un accord franco-américain sur le fond paraît impossible. Tout au plus pourra-t-on arrondir les angles et gagner du temps.
Quand on songe que cet accord aurait été facile il y a deux ou trois ans, alors qu’on ne songeait qu’à écarter les Américains de toute ingérence au Vietnam, que l’on croyait vaincre militairement avec le seul appui des dollars et du matériel. Ces fautes-là se payent. On commence à comprendre à Paris – certains tout au moins – que nous ne tiendrons notre place outre-mer qu’en ne restant pas seuls en face des nationalismes indigènes, mais grâce à la présence collective des pays européens et même atlantiques. Nous n’avons pas les moyens de mettre en valeur et de développer ces immenses territoires. S’y faire aider sans perdre le contrôle, telle est la politique possible qui se dessine. Les obstacles malheureusement sont surtout à l’intérieur.
CRITON