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Le Courrier d’Aix – 1955-05-28 – La Vie Internationale.
Neutralisme Contagieux
Le cours nouveau donné à la politique internationale par les Soviets pousse chaque commentateur à l’interpréter selon ses désirs. Les uns y voient les signes de la paix et les autres de nouveaux pièges, ce qui d’ailleurs n’est pas contradictoire. Le problème de fond nous parait simple : les Russes réussiront-ils à renvoyer les Américains chez eux avant qu’eux-mêmes ne soient obligés d’abandonner leurs conquêtes en Europe ? Vu sous cet angle précis, le débat est essentiellement psychologique.
Le Traité Autrichien
En effet, en rendant à l’Autriche sa liberté sans marchandage, et même en souscrivant à des concessions qui n’étaient pas prévues dans les projets antérieurs, les Russes ont donné une impulsion passionnelle au courant neutraliste. Ils en avaient déjà senti la force à Bandung : hostilité générale à la politique de force, crainte de l’expansion communiste, lassitude de la guerre froide. Les Soviets étant sans tradition, ni principes, ni préjugés ont vu le parti qu’ils pouvaient tirer de ce sentiment pour réaliser leur but suprême : éliminer la présence américaine de l’Europe. Ils ont senti également que pour réussir il fallait y mettre le prix et peut-être abandonner des positions. Les Américains, eux, ont vu le danger et – il faut le reconnaître, avec une certaine satisfaction et surprise – la plupart des Européens responsables. Car, il y a un autre sentiment dont les Russes sont incapables de mesurer la puissance : si beaucoup d’Européens semblent hostiles aux Etats-Unis, ces mêmes personnages se pendraient à leurs basques s’ils annonçaient leur départ. La présence américaine, outre qu’elle est une manne pour beaucoup, représente pour tous la garantie, la seule véritable, de la paix et de la liberté. Et les opinions d’Occident n’ont pas la volte-face aussi facile que ces Messieurs du Kremlin.
Le Voyage à Belgrade
Ainsi donc, Krouchtchev et Boulganine vont à Canossa ! Tito le « renégat » daignera recevoir en son palais les maîtres de la Grande Russie. La surprise a suffoqué beaucoup de commentateurs. Pour nos lecteurs, depuis longtemps, au fait du double jeu de Tito, ils y verront l’aboutissement d’une assez triste farce.
Malgré tous les avertissements, les Américains ont misé sur Tito : un milliard de dollars ; les Anglais ont suivi, et nous Français avons donné de notre poche de contribuable des milliards – combien ? – pour la bonne marche de la dictature communiste du sieur Tito. Ce n’est pas qu’il change de camp. Il est bien trop malin. Il sera le Nehru de l’Europe et s’il y a des roubles disponibles, pourquoi pas ? Nehru se fait bien construire des aciéries par les Soviets pendant que les dollars empêchent les Indiens de mourir de faim. Pour les Etats-Unis, qui n’avaient plus d’illusion depuis le voyage de Tito aux Indes et en Birmanie et ses entretiens avec Nasser, ils voient s’effriter la chaîne de protection autour de l’empire des Soviets si coûteusement établie. Le pacte balkanique est chose morte ; le voyage de Menderes à Belgrade en a sonné le glas. Si l’Adriatique n’est pas ouverte aux Soviets elle ne leur est plus tout à fait fermée. Les Italiens sont à nouveau inquiets. Avec la neutralité passive de l’Autriche au Nord et la neutralité active de Tito à l’Est, les Italiens se sentent en première ligne. Il est vrai que leur valeur stratégique s’en accroît d’autant.
Le Neutralisme contagieux
Le neutralisme est contagieux, mais la contagion est à la fois capricieuse et incontrôlable. Sera-t-elle plus forte à Bonn qu’à Varsovie ? On a mis en mouvement une idée-force qui peut devenir révolutionnaire et contre laquelle les tanks ne peuvent pas toujours suffire. Le neutralisme peut se retourner contre Moscou aussi bien que contre Washington. Si Krouchtchev et Boulganine, et pas Molotov, vont à Belgrade, c’est qu’ils ont des raisons sérieuses pour faire le voyage. Tito a des ambitions. Sous couleur de neutralisme, il serait bien une fédération des pays slaves sous son égide. Il avait déjà essayé sous Staline avec la complicité de Dimitrov. Celui-ci y perdit la vie. Les Russes vont-ils, à Belgrade, pour étouffer un mouvement « Titiste » dans leurs possessions et tâcher de s’entendre pour éviter une rébellion dont Tito serait l’inspirateur, ou bien veulent-ils lui faire patronner en Europe centrale un ordre nouveau dont il serait l’exemple, mais qui ne mettrait pas en cause l’autorité soviétique ? C’est probablement un peu de l’un et de l’autre. Ils n’auront pas la partie facile.
L’Énigme Allemande
Et l’Allemagne ? Car une fois de plus l’Allemagne sera le point décisif. Si l’Allemagne se prononce pour le neutralisme il triomphera, sinon les Soviets en feront les frais. C’est pourquoi ceux-ci ne sont pas pressés de faire le pas décisif, c’est-à-dire d’offrir en échange de la neutralité l’abandon de la zone orientale. Ils veulent être sûrs d’être payés. Cependant, la position d’Adenauer demeure solide. Les Allemands ne se sentent pas comme un petit pays une vocation de neutre. Ils se veulent une grande puissance. Ils savent aussi qu’ils ne le peuvent que grâce à l’appui américain. Les artifices du Russe n’auront pas grand effet à notre avis, et c’est pourquoi il ne faut pas attendre une évolution aussi rapide des événements que beaucoup l’espèrent.
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La Stratégie de la Détente
L’épidémie neutraliste que l’on craignait à Bonn après la signature du Traité autrichien, non seulement ne s’est pas étendue mais, dépassant en cela nos prévisions, ne s’est pas même développée en Europe parmi ceux qui semblaient jusqu’ici particulièrement réceptifs. Le voyage des Krouchtchev et Boulganine à Belgrade a jeté un froid et réveillé des suspicions qui ne demandaient qu’à s’endormir.
A cela est venu s’ajouter l’échec des pourparlers avec Pouchkine à Berlin où les Ambassadeurs alliés n’ont pu obtenir d’atténuation au « petit blocus » de Berlin, c’est-à-dire l’abaissement des péages exorbitants que Pankow prélève sur le trafic routier entre Berlin ouest et la République fédérale. Notre « Monde » lui-même souligne l’échec de cette négociation comme peu favorable au progrès de la détente. De toutes les capitales occidentales, des avertissements viennent souligner que la « stratégie de la détente » – c’est le mot qui prévaut – demandera beaucoup d’habileté et de patience et le moins d’illusion possible. L’ensemble de ces avis témoigne de la maturité politique du Monde libre, marquant un heureux changement d’avec les improvisations antérieures.
La Neutralité vue de Washington
Chose curieuse, les Américains seuls – c’est-à-dire Eisenhower – ont fait une allusion vague à une neutralisation possible de l’Europe. L’arrière-pensée de Washington est de lier un statut de neutralité européenne à la libération des satellites de l’U.R.S.S. sans laquelle la neutralisation de l’Europe est irréalisable. Ils pensent ainsi toucher la Russie au point faible et gagner un temps indéfini et du même coup se placer sur un terrain de négociation solide. Ceci est à voir, et la seconde réaction – celle de Dulles – après l’inquiétude soulevée en Europe par la première, a été beaucoup plus réservée.
Les Raisons du Voyage des Russes à Belgrade
En effet, une inconnue se présente, et elle est d’importance. Pourquoi les Soviétiques vont-ils à Belgrade ? Un arrangement économique et culturel ne demandait pas un geste aussi spectaculaire. On peut émettre une hypothèse qui n’a pas été jusqu’ici formulée et qui cependant devrait se poser. Les Soviets sentent que leur tutelle sur les pays de l’Europe centrale est précaire, que leur échec dans l’ordre politique et surtout économique est irrémédiable. On ne maintient pas indéfiniment un gouvernement fantoche avec des baïonnettes. Pourquoi les Russes ne tenteraient-ils pas, en se réconciliant avec Tito, de constituer dans ces pays un type de gouvernement titiste qui, les Soviets absents, pourrait trouver un soutien populaire ?
Surveillés par Belgrade et Moscou, ces pays resteraient de leur plein gré dans l’orbite communiste et, même si Tito se laissait entraîner par l’ambition, pourraient se réclamer contre lui de la protection soviétique. Soutenus et surveillés par les deux dictatures, les pays d’Europe centrale pourraient trouver une ligne politique assez analogue à celle qu’a suivie la Finlande, et les Russes seraient délivrés de bon nombre de difficultés qu’ils savent maintenant insolubles. Il faut, à notre avis, un motif de cette nature, pour expliquer le voyage à Belgrade.
C’est à quoi sans doute a pensé Dulles. Ce serait, en effet, faire un marché de dupes, que d’abandonner l’Europe à son sort même après la libération des Satellites, si cela consistait en définitive à leur faire goûter le communisme de Tito après celui de Staline. Une Europe neutre ne peut être que vraiment libre et c’est à ce à quoi les Russes ne peuvent se résigner, car ce serait revenir en somme à la position de 1939, l’hitlérisme en moins.
La Conférence à Quatre
Si les positions restent telles que les ont définies M. Pinay et le chancelier Adenauer, approuvées par Dulles dans sa dernière conférence de presse et à Rome par Scelba, on ne voit pas quelles perspectives pourrait ouvrir la Conférence à Quatre des chefs de gouvernement. Il y a sans doute les plans de désarmement. Malgré le vibrant appui que le plan russe a rencontré à Londres par la voix de M. Nutting, chacun pense qu’il s’agit là d’une manœuvre électorale, que d’une conviction.
Les Russes sont en train de rénover complètement leur armement terrestre en fonction de l’apparition des armes nucléaires tactiques, et de reconstituer une aviation en éliminant les types périmés. L’effort est énorme et demande des sacrifices que le retour à la priorité pour l’industrie lourde ne fait que souligner. Inquiets sans doute de l’ampleur des besoins, ils sont favorables à une limitation de ces armements qui ne serviront pas avant d’être eux-mêmes périmés. L’Occident n’a pas grand intérêt à leur faciliter la tâche. Car pour la France ou l’Angleterre, une réduction des armements ne représenterait aucune économie ; l’aide américaine et les commandes off-shore disparaîtraient, et cela mettrait en crise certaines industries, et d’autres par réactions. Les effectifs à cause des besoins outre-mer ne seraient pas sensiblement réduits, et le budget militaire peu ou pas allégé.
Les Américains n’ont aucun intérêt à abandonner même partiellement leur supériorité technique en matière d’armement. Economiquement, cela poserait des problèmes nouveaux qui ne seraient pas compensés par des avantages financiers appréciables.
De ce côté, la position des Alliés demeure très solide et leur solidarité n’est pas susceptible d’être ébranlée, mais alors on ne voit pas quel genre d’accord Est-Ouest on se propose, à moins que l’on ne se contente d’assouplissements modestes dans le domaine des échanges et des relations matérielles et morales en général. C’est pour le moment tout ce que l’on peut demander.
CRITON