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Le Courrier d’Aix – 1955-06-04 – La Vie Internationale.
La Troisième Force
L’énigme des entretiens de Belgrade rend perplexes non seulement les commentateurs, mais semble-t-il, les chancelleries. A Washington en particulier, on se demande pourquoi Krouchtchev et Boulganine se sont exposés à cette humiliation. Une conférence entre les Occidentaux et Tito sera fort opportune après la conclusion des entretiens soviéto-yougoslaves.
La Disgrâce de Molotov
Qu’il y ait quelque chose de changé dans la politique soviétique, cela est indéniable. On annonce presque chaque jour la démission de Molotov. Qu’elle devienne officielle ou non, il reste que s’il dirige encore les bureaux – la dernière note adressée aux Occidentaux est encore de son style – il n’a plus la haute main sur l’orientation générale de la politique extérieure. Krouchtchev à Belgrade a montré son caractère impulsif et brouillon ; il a mis délibérément la querelle entre le Kominform et Tito sur le dos de Beria qui n’a jamais joué aucun rôle dans cette affaire, mais Jdanov ; comme chacun sait, des mensonges aussi puérils discréditent un politicien. De l’avis des témoins oculaires, les Soviétiques à Belgrade, ont fait piètre figure. Un journaliste italien disait que c’était Tito qui paraissait avoir derrière lui les 300 divisions de Moscou.
Nous nous trouvons donc devant une situation assez paradoxale : la direction de la politique étrangère de l’U.R.S.S. coupée en deux : d’une part les bureaux et les fonctionnaires, l’appareil de propagande qui poursuivent leur jeu habituel, et d’autre part des maîtres un peu fantaisistes dont on ne connaît absolument pas les vues. Cela ajoute évidemment à l’embarras des Occidentaux, mais par contre discrédite encore la diplomatie de l’U.R.S.S. dont le prestige est tombé bien bas comme on l’a perçu à la conférence de Bandung. La Russie traverse une période difficile et, n’était la toute-puissance de l’appareil administratif et policier, des bouleversements intérieurs seraient imaginables. L’absence d’un tsar rouge ou blanc se fait sentir en profondeur, et la crise économique et alimentaire développe un malaise. L’hostilité des satellites se montre plus ouvertement.
Le Coût de la Propagande Bolchévique
Par contre, la propagande continue son œuvre. L’agence américaine d’information prétend que rien que pour la France et ses possessions d’outre-mer, les Soviets ont dépensé 150 millions de dollars en 1954, soit une cinquantaine de milliards pour soutenir les forces subversives, que les émissions de radio vers les pays libres représentent une somme annuelle de 230 millions, soit 80 milliards. Ces chiffres nous paraissent passablement gonflés, ou plutôt évalués au pouvoir d’achat du dollar. Mais même si on les réduit des trois quarts, il reste qu’un pays aussi pauvre que la Russie, sacrifie des sommes considérables à l’action directe sur l’opinion. Encore ces frais de propagande ne comportent pas les concours bénévoles que le bolchévisme reçoit de ses adhérents et sympathisants, M. Jean-Paul Sartre, par exemple, auquel notre confrère « Le Monde » consacre une interview sur quatre colonnes pour préparer le public français à faire un triomphe à son « Nekrassov ».
Rien d’étonnant à la lumière de ces chiffres que de l’Indochine au Cameroun en passant par l’Afrique du Nord, l’organisation politique qui vise à la ruine de notre œuvre d’outre-mer, dispose de moyens puissants constamment renouvelés. Les Italiens qui paraissent mieux renseignés que les services français sur les dépenses de l’U.R.S.S. à des fins subversives ont donné sur le coût de la propagande dans la péninsule des chiffres qui ne sont pas incompatibles avec ceux de l’Agence américaine, une trentaine de milliards de Lires pour l’année 1954, ce qui ajouté à l’ardeur naturelle des militants représente un sérieux moyen d’action. En face de cela il n’y a pas grand-chose. Disons pour n’offenser personne que dans ce domaine ni les Français ni les Américains n’en ont pour leur argent.
La Troisième Force
Quel que soit le sens dans lequel évoluera la stratégie de la détente, sens tout à fait imprévisible pour le moment, un fait émerge. Une masse d’opinion extrêmement large est hostile à la politique des blocs et appuie tout effort d’apaisement dans la guerre froide. Dans son ensemble, cette opinion diffuse a plus de sympathie pour les Occidentaux, en particulier les Etats-Unis et l’Angleterre, que pour le Bloc communiste. Cela était déjà clair à Bandung et le devient chaque jour davantage.
De cette opinion, qui par le nombre représente une force morale et éventuellement matérielle, puissante, le communisme a dû tenir compte. Alors qu’il croyait avoir mis de son côté les peuples sous-développés, ceux-ci se méfient. Même dans les pays dits coloniaux, les nationalismes ne se servent du communisme qu’avec circonspection. Dans cette évolution, le rôle personnel du président Eisenhower a été considérable. Sa politique qui non sans raison, a été taxée de faiblesse, a par contre été appréciée pour son désir sincère de conciliation, sa patience sous l’injure et les provocations par beaucoup d’hommes politiques, anti-américains par système et par conviction. Ce qui montre une fois de plus que toute politique poursuivie avec persévérance donne des résultats après qu’elle a payé les erreurs et épuisé les inconvénients qu’elle comportait. Ce qui est plus fâcheux, c’est de mettre en œuvre une politique, d’en subir toutes les servitudes et de l’abandonner au moment où elle pourrait porter ses fruits.
Le Retour à l’Europe
C’est ce qui s’est produit si souvent en France et tout récemment avec la C.E.D. Après le triste épisode Mendès-France, on revient prudemment et à pas feutrés à une « relance européenne », en cherchant à ménager toutes les tendances, aussi bien à l’intérieur qu’auprès des partenaires éventuels. On n’attend pas grand-chose de la réunion de Messine, sinon l’intention de reprendre le fil de l’œuvre interrompue, ce qui sera déjà fort difficile. Car à côté de ceux qui sont demeurés européens tant par conviction que par intérêt, comme les Ministres du Benelux, il y en a d’autres qui ne sont plus très ardents. Ceci vise le Ministre allemand de l’Economie, Ludwig Erhard, pour qui les idéaux comptent peu.
L’Allemagne aujourd’hui libre et toujours lancée dans son puissant développement économique trouverait, peut-être, dans l’association européenne telle qu’on la concevait jusqu’ici, plus de servitudes que d’avantages, et c’est effectivement ce que nous avions craint avant même qu’on ne rejetât la C.E.D. Celle-ci et ses corollaires auraient retenu l’Allemagne fédérale sur la voie de la prépondérance économique qu’elle sera fatalement amenée à exercer sur le continent si sa liberté d’action n’est pas limitée par des règles impératives de solidarité européenne.
CRITON