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Le Courrier d’Aix – 1955-06-11 – La Vie Internationale.
Changement de décor
Ce titre exprime exactement pour nous l’état présent de la situation internationale ; au théâtre, lorsqu’un acte est achevé et que les machinistes montent le cadre du suivant ; les machinistes en l’occurrence sont Krouchtchev et Boulganine. Le rideau est tombé sur la ratification des Accords de Paris et les menaces de représailles soviétique ; l’O.T.A.N. rouge de Varsovie. Une courte pause ; puis l’invitation du Chancelier autrichien à Moscou ; le traité signé et paraphé en un tournemain après huit ans d’obstruction, sitôt après un plan de désarmement très raisonnable en apparence ; puis ce fut le voyage à Belgrade et la réconciliation avec Tito ; la tournée mystérieuse à Sofia et à Bucarest de Krouchtchev et Boulganine ; l’accueil triomphal de Nehru en U.R.S.S. Enfin, hier la note qui demande d’urgence Adenauer à Moscou pour renouer des relations normales avec la République fédérale. A remarquer que cette note, curieuse dans la forme n’est pas du style Molotov ; tout cela en Occident ; en Extrême-Orient la libération de quatre prisonniers américains par Pékin et la trêve de fait dans le détroit de Formose. Dans ce cadre imposant on va tourner la Conférence des Quatre Premiers ministres à Genève le 18 juillet.
L’Attitude des Occidentaux
L’Occident n’a pu devant ces événements que prêter son concours, un peu désorienté mais au fond assez uni. Prudence et discrétion sur des contre-propositions encore vagues, aux offres soviétiques dont on ignore la nature et surtout l’étendue. Eisenhower et Pinay ont déclaré en des termes concordants que l’acte qui s’ouvre serait long, plein d’embûches et de difficultés, mais l’optimisme est de rigueur et beaucoup de patience avec, bien entendu. Pour une fois, force est à tous, chroniqueurs ou diplomates, d’adopter la formule anglaise « wait and see ».
Qu’y a-t-il de Changé ?
Les commentateurs sont d’accord sur un point : il y a quelque chose de changé ; ils ne le sont plus pour dire quoi. Voyons un peu. Un nouveau style est un changement de personne. L’équipe Molotov se préoccupait d’abord de propagande ; mettre l’Occident sans répit sur la défensive et le rendre responsable des obstructions que les Soviets s’arrangeraient à rendre inévitables.
Tactique qui dure depuis des années et qui a fini par s’user. Les imbéciles eux-mêmes n’y croyaient plus et les fanatiques étaient gênés ; le style Krouchtchev est entièrement neuf. Poli, prolixe ; on peut entendre dans ses propos toutes sortes de beaux espoirs de collaboration dans tous les domaines, politiques, économiques, culturels. Il ouvre toutes les portes sans qu’on sache sur quoi exactement. Mais chacun y trouve une perspective favorable à ses vues personnelles et à la rigueur Nehru comme Eden y peut loger ses propres vues.
La tactique est ainsi très favorable pour créer une atmosphère d’intérêt, voire de sympathie, et rendre du crédit à la diplomatie soviétique qui en avait grand besoin. On peut s’attendre aussi bien à des coups de théâtre, genre traité autrichien, qu’à des pourparlers pour rien, comme naguère au Palais Rose ; les chances sont égales. L’attention en tous cas est ranimée, ce qu’il fallait. Il y a cependant un dilemme qui se présente pour Krouchtchev. Il ne peut pas décevoir longtemps l’attente de son public. Il faut qu’il se passe avant longtemps quelque chose sur la scène de vraiment inédit. Or les Occidentaux ne prendront à Genève des initiatives que pour la forme. Il faudra donc que Krouchtchev fasse comme à Vienne des offres concrètes, par conséquent des sacrifices ; sinon, la déception venue, la méfiance qui est encore chaude serait plus lourde que jamais. Or Washington a un peu ouvert son jeu ; si vous voulez que nous reculions en Europe, il faut libérer les satellites et les neutraliser ; le prix pour Moscou est gros.
Les Résultats du Voyage à Belgrade
C’est comme nous l’avons dit avant le voyage le but de la visite, humiliante à nos yeux d’Occidentaux, de Krouchtchev et Boulganine à Belgrade. On sait maintenant que les conversations préliminaires entre Tito et les Russes avaient été très détaillées ; un ingénieur yougoslave viendrait de livrer aux services secrets américains, les plans du dernier moteur d’aviation de chasse soviétique offert par les Russes à Tito il y a quelques mois, petit cadeau préparatoire à une entente qu’on voulait, à Moscou, totale. Tito ramené dans l’orbite d’un communisme élargi et même quelque peu hétérodoxe – Krouchtchev et Boulganine n’ont pas sur le marxisme léninisme des idées très arrêtées. – Entre deux verres de vodka, on peut concilier bien des dogmes. Mais Tito est abstinent et il se sait surveillé et même filé de près par l’Intelligence Department américain et n’entend pas renoncer aux dollars. Il ne s’est pas laissé conter par une sorte de fédération danubienne dont il aurait été l’inspirateur, mais non le maître, un délégué de Moscou plutôt présidant le groupe d’états soi-disant neutres, la ceinture rose d’un communisme adouci. Il aurait été prisonnier de son alliance avec l’U.R.S.S. L’indépendance a été pour lui fructueuse, mais il a laissé venir les Russes jusqu’à lui et sans les décevoir tout à fait, n’a rien promis de définitif. Il est aussi habile que ses anciens maîtres.
Comment dès lors, sans être sûr de Tito, les Russes pourront-ils offrir à l’Occident un plan qui bouleverse le statut actuel de l’Europe et comporte la réunification de l’Allemagne quelles que soient les modalités imaginables de cette reconstitution germanique ?
Le Rôle du Chancelier Adenauer
Le chancelier Adenauer qui maintenant, en marge des quatre Grands, est un cinquième qui compte de plus en plus, ne se laissera pas facilement circonvenir. Il a fermement axé sa politique sur l’Alliance américaine, et l’opinion allemande le suit et le suivra. Même si l’Alliance Atlantique devait subir une nouvelle crise, l’Allemagne de Bonn resterait seule dans la ligne de Washington. C’est un roc que Moscou aura peine à faire sauter et le Chancelier ne vendra pas sa position contre une réunification pleine de restrictions, qui au surplus, il n’a peut-être pas tellement hâte de voir s’accomplir. Le risque pour la nouvelle politique soviétique est de retourner à l’ornière d’antan ; l’opinion aurait tôt fait de conclure qu’elle est demeurée la même et que la faute lui incombe. Ce qui pour des raisons assez diverses et faciles à deviner est sans doute le secret espoir des Occidentaux.
L’Accord U.A.W. – Ford
Le syndicalisme américain dans les conclusions de l’accord entre les ouvriers de l’automobile et Ford a réalisé, dans une certaine mesure, son objectif : assurer à ses membres la sécurité de l’emploi. On voit là un tournant dans l’évolution du système social américain, une nouvelle orientation de la politique de la libre entreprise. D’aucuns parlent déjà d’un premier pas vers une façon de socialisme. Il est certain que dans le domaine social, les Etats-Unis malgré leurs traditions, ne peuvent que suivre le mouvement qui tend dans tout le monde industriel à substituer à la lutte pour la vie, un système d’assurance contre ses risques et d’abord contre le chômage.
L’accord en question n’est pas une révolution en marche, car dans l’esprit des Américains, sa portée sera limitée, sinon nulle en fait si comme chacun l’espère, de nouvelles dépressions tragiques sont exclues à l’avenir. Ce qui est changé est ceci. Le système dit capitaliste ne peut, sans être bouleversé dans ses principes et ses méthodes, se maintenir que par une expansion continue plus ou moins rapide, mais sans retour en arrière. Sinon, un nouvel ordre social s’imposerait, ce qui n’irait pas sans drame. Le risque est gros.
Les Élections en Sicile
Les Américains viennent de réussir assez bien les élections siciliennes. La Démocratie chrétienne avance fortement et les communistes reculent un peu. A la veille du scrutin, les accords Etats-Unis-Italie avaient été signés qui prévoient 70 millions de dollars pour le redressement économique de la Péninsule dont la moitié pour la Sicile. L’Île a déjà fait des progrès remarquables grâce aux prêts et dons antérieurs, et la misère a reculé, pas assez cependant pour que la propagande moscovite perde ses arguments. Au contraire même, car la propagande révolutionnaire est sans prise sur la misère lorsqu’elle est trop profonde. Staline le savait bien. A un certain degré de dénuement, l’être humain ne réagit pas. Comme dans tout le midi italien, le point critique était atteint où les individus ont assez de ressort pour prendre conscience de ce qui leur manque et pour suivre les appels à la révolte s’ils ne voient pas tout de suite s’améliorer leur sort. Le peuple sicilien a cependant senti qu’il était prudent d’attendre de nouveaux progrès après tous ceux qui s’étaient accomplis, et les promesses précisées en temps opportun ont fait leur effet. A Rome comme à Washington l’alerte était sérieuse. On respire.
CRITON