Criton – 1955-04-23 – Le Sens de la Neutralité

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Le Courrier d’Aix – 1955-04-23 – La Vie Internationale.

 

Le Sens de la Neutralité

 

Molotov

Contrairement aux bruits qui couraient en Occident, Molotov demeure le maître de la diplomatie soviétique. Sa position dut être mise en question par ses ennemis, au moment de la ratification des Accords de Paris qu’il n’avait pas su ou voulu empêcher. Il avait déçu par son silence tous ceux qui voulaient – et ils étaient nombreux et puissants de part et d’autre du rideau de fer – faire obstacle au réarmement de l’Allemagne. Il semblait donner raison à ceux qui, dans le Monde libre, soutiennent que la Russie, sans se soucier de la face, s’accommode du fait accompli et modifie ses plans en fonction des événements, et qu’on aurait tort de craindre de la provoquer.

De fait, les menaces répétées à Moscou, au cas où la République de Bonn serait rattachée politiquement et militairement à l’Occident, non seulement n’ont pas été suivies d’effets, mais au contraire, la diplomatie russe, reprenant l’initiative en vue de la conclusion du traité autrichien, paraît à tous les observateurs se faire plus conciliante que jamais. En réalité, l’attitude soviétique n’a pas plus qu’hier de sens profond ni durable. Molotov recule un pion pour en pousser un autre. Sa grande maîtrise consiste à ne jamais laisser deviner à ses adversaires comment il réagira et où il portera son nouvel effort. Cette tactique lui a valu de grands succès et il serait bien imprudent de le remplacer. Il n’a jamais laissé longtemps aux Occidentaux la direction des opérations. Il est en train de la reprendre. A Washington, comme à Londres et à Paris, on attend pour tenter de lui répondre.

 

La Neutralité Autrichienne

Les négociations de Moscou avec l’Autriche confirment sans aucun doute l’intention des Russes de constituer devant leurs conquêtes en Europe une ceinture d’Etats neutres. La « Pravda » donne l’Autriche en exemple dont le statut et la politique devront être analogue à ceux de la Suisse, et l’Autriche est prête à accepter.

Les Occidentaux, comme nous l’avons vu, se trouvent dans l’embarras. Rien de ce qu’on sait qui fut décidé à Moscou entre Russes et Autrichiens, ne contredit les principes qu’ils étaient disposés à insérer dans le traité. Celui-ci était prêt. Il n’y manquait que les paraphes ; devant l’accord austro-soviétique, ils ne peuvent qu’élever des objections de détail. Cependant Washington veut gagner du temps. Il faut que les Accords de Paris, et spécialement les clauses qui intéressent Français et Allemands, soient définitivement hors de question, ce qui sera sans doute fait après l’entrevue Pinay-Adenauer le 29. Il faut ensuite que la neutralité autrichienne, qui va de soi dans l’ordre militaire, ne restreigne pas la liberté économique de ce pays. Et là-dessus, l’accord n’est pas fait.

 

Qu’est-ce que la Neutralité ?

La neutralité de la Suisse lui interdit en effet de se joindre à toutes les formes actuelles ou prévues de l’unification européenne. La Suisse, par sa puissance économique et financière, peut se permettre de vivre en dehors des grands ensembles. Encore n’est-il  pas sûr qu’elle ne doive pas réviser sa politique le jour où l’unification européenne prendrait l’aspect d’une union douanière et d’une confédération d’états. La position pourrait alors devenir intenable – nous n’en sommes pas là -. La Suisse, elle, n’est liée pour l’avenir à aucun principe que ceux qu’elle s’est donné. L’Autriche, elle, n’a pas les moyens de cette politique ; coupée de l’Occident par sa neutralité ne serait-elle pas obligée pour vivre de s’intégrer plus ou moins au Bloc oriental ? La partie, comme on le voit, n’est pas jouée. On s’est peut-être trop hâté de pavoiser à Vienne.

 

Les Répercussions sur l’Allemagne

Dans quelle mesure, l’Allemagne est-elle visée par l’accord austro-russe ? On l’ignore – l’Allemagne de Bonn avec ses 48 millions d’habitants et son énorme potentiel industriel n’est pas l’Autriche, – on l’a dit avec raison. Une Allemagne ne pourrait être neutre qu’après réunification, et alors, il lui serait encore plus difficile de l’être, précisément par sa masse. Les Anglais ne permettraient pas à cette grande puissance économique, libérée de tout fardeau militaire, de faire la conquête de tous les grands marchés. Les Allemands eux-mêmes ne peuvent se voir sans défense entre une France incertaine et le Bloc oriental, sans appui militaire anglo-saxon. Elle serait à la merci du premier incident.

Reste possible le plan Van Zeeland, d’une zone neutralisée entre les deux mondes à cheval sur les frontières des deux Allemagnes. Tout cela est encore bien vague et ne présente guère de solution pratique. Molotov ne l’ignore pas et nous pensons que, s’il est vrai que c’est le problème allemand qu’il vise, il l’abordera par la bande, probablement par des propositions nouvelles de désarmement.

 

Le Problème du Désarmement

Car le fardeau des armements plus onéreux à mesure que les engins se diversifient et se compliquent compromet l’équilibre de la puissance russe. Les dirigeants soviétiques s’en rendent compte. A suivre le rythme, ils s’appauvrissent. Nous le disons depuis des années, mais cela n’est vraiment très sensible que depuis la mort de Staline.

L’économie soviétique, malgré ses progrès techniques et les chiffres de sa production, est de plus en plus déséquilibrée. Une trêve des armements lui donnerait la possibilité de se rétablir. C’est pourquoi nous ne sommes pas de l’avis de tous ceux – nous allions dire de tous – qui attendent comme le salut pour le monde un compromis sur le désarmement. Un désarmement total et général réduisant à une simple police internationale les forces armées dans le monde – parfait – c’est l’idéal, et il n’y en a pas d’autre. Mais un compromis qui réduirait proportionnellement les forces de part et d’autre, sans modifier beaucoup leur rapport, serait un leurre. Entre le tout et rien, il n’y a pas de solution valable, mais au contraire, le risque est pour le Monde libre de perdre la supériorité technique et économique qu’il possède encore.

 

La Conférence de Bandung

Nous disions que la Conférence de Bandung entre les nations afro-asiatiques serait intéressante à suivre, non pour ses résultats qui ne peuvent être que très vagues, mais pour l’ambiance et le degré de sympathie qu’y rencontrerait la Chine communiste. L’ordre du jour a été jusqu’ici concerté avec une habileté tout orientale. On a évité les sujets brûlants. Chou en Laï a été prudent et modéré. Il a trouvé des adversaires qui ont parlé haut comme le ministre Romulo des Philippines, et il ne s’est pas battu à fond. L’impression en effet, est que la Chine Rouge fait peur.

La plupart des représentants des pays réunis en Indonésie y sont allés comme à une fête. Ils voulaient se découvrir des idées et des intérêts communs sans trop laisser voir ce qui les divise ; ils voulaient qu’on prît conscience, à l’extérieur, de la solidarité qui les anime et même d’une réelle bonne volonté de collaborer avec tout le monde. C’est ce sentiment qui jusqu’ici l’emporte. Derrière les doctrines et professions de foi obligatoires, on sent le désir de prospérer en paix avec l’aide bienveillante du monde entier. La propagande sino-soviétique n’y trouvera pas son compte et cela est de bon augure.

 

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