Criton – 1955-04-16 – La Ligne de Partage

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Le Courrier d’Aix – 1955-04-16 – La Vie Internationale.

 

La Ligne de Partage

 

Les conversations de Moscou entre la Délégation autrichienne et Molotov tiennent la diplomatie occidentale dans l’attente d’une conclusion. L’U.R.S.S. a une fois de plus ressaisi l’initiative que son inaction devant la ratification des Accords de Paris lui avait momentanément fait perdre. Et l’on se trouve encore devant des hypothèses opposées.

 

Les Objectifs de Moscou

Ou bien les Soviets, en remettant en question le problème des garanties que l’Autriche est susceptible de fournir contre un nouvel « anschluss » avec l’Allemagne et pour une neutralité effective entre le deux Blocs, cherchent à mettre dans l’embarras les trois Alliés qui occupent le pays avec l’intention de rejeter sur ceux-ci la responsabilité d’un échec – ou bien les Russes veulent aboutir à une neutralisation de l’Autriche pour tenter l’Allemagne de Bonn de solliciter un statut analogue, ou tout au moins pour mettre Adenauer en position plus difficile devant son opinion publique.

L’apparat avec lequel la délégation du chancelier Raab a été accueillie à Moscou nous fait plutôt croire à un succès de sa mission. Le traité de paix autrichien de nouveau amendé sera proposé à la signature des autres occupants, et les promesses qui les lient à l’Autriche ne leur laissent pas le choix de se dérober. La question allemande serait alors remise en cause et une invitation à Bonn de négocier avec Moscou ne serait pas impossible. Le plan dont nous avons parlé antérieurement d’une ceinture d’états neutres autour du rideau de fer, serait donc réel.

 

Les Conversations Pinay-Adenauer

Ce qui explique que les conversations Pinay-Adenauer auront lieu avant la date prévue. Il s’agit en effet de régler définitivement les rapports franco-allemands, – l’affaire Röchling, le problème sarrois dans son ensemble et le pool des armements – avant d’être confronté avec une initiative russe. L’entrée de l’Allemagne de Bonn à l’O.T.A.N., prévue pour la mi-mai, serait alors le point final de cette longue négociation, les Accords de Paris étant enfin promulgués. Le chancelier Adenauer a autant que les Alliés occidentaux intérêt à une conclusion rapide. Il est capital, en effet, que les initiatives russes, si elles se produisent, arrivent trop tard.

 

Le Déclin du Prestige Communiste

Malgré l’attention avec laquelle on suit les conversations austro-russes, la fièvre et l’anxiété qui accompagnaient les gestes de la diplomatie soviétique du côté allié, sont bien tombées. Depuis la chute de Malenkov, le prestige soviétique s’est fortement abaissé. On peut affirmer aujourd’hui que le communisme dans le Monde libre n’est plus un péril immédiat. Qu’on se souvienne seulement de la panique qui régnait à Washington il y a un an lorsque l’Italie était menacée d’une conquête légale du pouvoir par la coalition socialo-communiste.

 

L’Évolution en Italie

A Rome, après la chute de De Gasperi, on n’en menait pas large. La situation s’est complètement retournée depuis quelques mois : le fait le plus significatif a été le renversement de majorité qui s’est produit aux usines Fiat à Turin lors du dernier vote des syndicats où les communistes ont perdu près de la moitié de leurs mandats au profit des centrales chrétiennes et social-démocrates. Des élections locales ont confirmé la tendance et il n’est question en Italie que de l’ « Apertura a sinistra », c’est-à-dire le détachement du bloc des socialistes nenniens, de leurs alliés communistes et leur retour dans le cadre d’une coalition gouvernementale. Il est peu probable que le fait se produise, plutôt par la résistance des autres partis démocratiques que par l’intransigeance de M. Nenni.

 

Les Difficultés de l’Économie Soviétique

L’explication de ce recul général est claire. Tandis que le Monde libre remontait la pente à grande allure et marquait des progrès économiques importants et parfois sensationnels, l’économie soviétique continuait à se détériorer. Le contraste déjà frappant devenait évident pour les esprits les plus prévenus. Pour la première fois en U.R.S.S. à l’occasion du 1er avril il n’y aura pas de baisse des prix, baisse qui chaque année était le thème le mieux orchestré de la propagande. Les denrées de consommation, viande et sucre surtout manquent. Le marché noir a pris une telle ampleur que les autorités soviétiques n’essayent même plus de le combattre. Les trafiquants y font fortune avec la complicité des travailleurs et de l’administration subalterne. Sans marché noir, les citoyens soviétiques n’arriveraient même pas à dépenser leurs maigres salaires, faute d’objets à acheter, ce qui a toujours été le cas pour les plus favorisés.

La Russie est aujourd’hui le plus gros importateur de denrées alimentaires, de viande surtout ; on conçoit que dans ces conditions, les dirigeants n’ont pas jugé opportun d’augmenter par une baisse des prix le pouvoir d’achat des travailleurs, déjà excédentaire par rapport aux biens offerts. La situation est telle que chez un peuple moins passif que le Russe, la révolte des masses ne serait pas bien loin.

  1. Dulles a bien parlé récemment d’un mouvement qui opposerait les « managers », c’est-à-dire les chefs d’entreprises d’état et leurs cadres au parti et à la police. Les divergences existent et se sont accentuées depuis le retour, proclamé par Krouchtchev, à la priorité pour l’industrie lourde. Il y a loin cependant de là à une véritable agitation qui mettrait le régime en péril. Seuls de retentissants échecs extérieurs pourraient secouer l’appareil bureaucratique et policier de l’U.R.S.S., et la politique des Occidentaux est bien incapable de les provoquer.

 

La Conférence de Bandung

L’Asie est d’ailleurs là pour fournir au communisme des compensations de prestige. La conférence de Bandung qui va s’ouvrir et à laquelle participent presque exclusivement les communistes et les neutralistes d’Asie et d’Afrique, va mettre l’Occident en accusation. Le colonialisme sera le thème favori avec l’impérialisme économique des U.S.A. Bien que prévu, le cours des discussions ne manquera pas d’intérêt. On verra dans quelle mesure le prestige du communisme demeure dans le monde de couleur et s’il n’est pas aussi déjà mis en question.

Du côté occidental et particulièrement américain, rien n’a été fait, pour opposer à la propagande qui se fera à Bandung, une contre-propagande éclairée par des faits. La pauvreté des idées et des initiatives du Monde libre est véritablement affligeante, on le dirait encore affecté par le complexe de culpabilité qui l’a paralysé depuis la guerre. L’esprit de Yalta n’est pas encore dépassé.

En Moyen-Orient, cependant, le mouvement d’hostilité à l’Occident, si vif l’an passé, se désagrège peu à peu. La Syrie isolée, surtout depuis le voyage du président libanais Chamoun en Turquie, les petits états d’Arabie hésitants, le bloc de la Ligue Arabe a vécu. L’Égypte même, après ses échecs diplomatiques, serait semble-t-il disposée à évoluer vers une entente avec l’Occident, mais les esprits ont été si échauffés au Caire depuis l’expulsion de Farouk que la junte militaire du colonel Nasser est embarrassée pour se retourner. La pression des faits pourrait bien convaincre les Egyptiens qu’ils font plutôt partie de l’Europe et de l’Occident (tout comme les autres pays d’Afrique du Nord), que de l’Orient dont ils se réclament. Cette partie du Monde musulman a son destin et son développement matériel liés à ceux du monde Méditerranéen et Atlantique. A certains signes, encore épisodiques et dispersés, on sent que la conscience de cette appartenance peut se faire jour peu à peu. C’est à la France d’abord qu’il revient de le démontrer. On s’y emploie, certainement ; encore faut-il que ce soit avec adresse et méthode.

 

                                                                                  CRITON