Criton – 1955-09-17 – Colonialisme et Progrès Social

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Le Courrier d’Aix – 1955-09-17 – La Vie Internationale.

 

Colonialisme et Progrès Social

 

Si la bombe à l’hydrogène a été pour quelque chose dans la modération des grandes Nations, le nationalisme exaspéré ne s’est pas calmé parmi les petits ; la poudrière des Balkans qui enflamma le monde de 1914 vient de gronder à Istanbul. Grecs et Turcs retrouvent à propos de Chypre leur haine traditionnelle. Israël est un autre foyer d’incendie ; les colonels du Caire rêvent de la revanche de leur humiliante défaite ; les alliés arabes ne leur manqueront pas.

 

Le Problème d’Afrique du Nord

En Afrique du Nord, les mêmes instincts élémentaires sont en éruption ; on oublie trop, en déplorant les évènements récents du Maroc et d’Algérie, que ces éruptions sont périodiques ; on fait la place trop grande à des motifs économiques, sociaux, idéologiques.

La majorité des tribus indigènes est animée d’instincts guerriers ; nous les avons largement mis à notre service depuis 1914 dans tous les coins du monde où la France a défendu ses positions ; de temps à autre, c’est contre nous que cet instinct se déchaîne. Il faut faire face avec les mêmes instincts dont la race française est bien pourvue et attendre l’apaisement qui se produit toujours ; ce qui n’empêche pas de mener ces peuples à la raison et au bien-être par des réformes progressives, mais n’oblige pas à prendre pour un l’expression du droit à disposer d’eux-mêmes, des explosions de sauvagerie qui sont normaux d’ailleurs chez des primitifs. On ne peut même pas parler de nationalisme car les tribus libérées de notre police se battraient entre elles pour le plaisir avec autant d’ardeur et de férocité.

Nous simplifions à dessein le problème parce que c’est là que réside son aspect fondamental ; pourquoi personne n’ose-t-il le dire et se laisse-t-on entraîner au gré des passions politiques à en faire une question internationale, presque la question essentielle du moment. Nous n’approuvons nullement les méthodes employées au Kenya par les Anglais. Ils ont massacré plus de 10.000 Mao-Mao en faisant le moins de bruit possible, et l’opinion internationale ne leur en a pas tenu rigueur ; ce qui reste de Mao-Mao n’a pas revendiqué l’autonomie, et les choses sont rentrées dans l’ordre.

 

Colonialisme et Européisation

Nous ne voudrions pas que ces remarques soient mises au compte de préjugés colonialistes, ce serait tout le contraire de notre pensée. Si spectaculaire et le plus souvent si généreuse qu’ait été notre conquête coloniale, elle se soldera finalement par un lourd passif. Il eut mieux valu ne jamais l’entreprendre.

Si la France a négligé son équipement, si nos finances sont si mauvaises, l’effort accompli outremer y est pour quelque chose ; nos propres défauts ont fait le reste. Et il est à craindre que ce passif ne s’aggrave avec le temps. Déjà les sacrifies à faire dans l’immédiat dépassent de loin nos possibilités. Le problème est insoluble et proprement inextricable, on ne peut faire à personne grief de ne pouvoir le résoudre ; l’imagination la plus brillante, même celle de M. Mauriac, n’y réussirait pas. Et cependant, il y a une voie pour modifier la tournure des choses ; l’Européisation des pas sous tutelle. Faire des anciennes colonies une responsabilité européenne de façon que les intérêts de nombreuses nations soient solidaires et se liguent contre les instincts et l’anarchie dont toute libération serait le résultat immédiat. La politique de « chasse gardée » ne pourrait à la longue que conduire au désastre. Peut-on compter sur les consortiums d’affaires pour le comprendre ? Ils n’y paraissent pas disposés.

 

Le Progrès Social

Nous ne voudrions pas davantage porter atteinte au mythe selon lequel la France de la grande révolution est à l’avant-garde des idées. Cependant, ni dans l’ordre matériel, ni dans l’ordre social nous ne faisons figure de pionniers.

Dans l’ordre social, de récents événements comme ceux de Saint-Nazaire, nous montrent une société qui en est encore à la stupide et ruineuse lutte des classes genre 1900 dont une partie semble, avec plus ou moins de sincérité, appeler de ses vœux une forme de collectivisme dont récemment un communiste danois désabusé faisait le plus grave et le plus décisif des procès :« le communisme est démodé ».

 

L’Économie Corporative

Dans un pays, la Hollande, où la coopération privée est très poussée et où les associations d’activités particulières s’entrecroisent, la confrontation des points de vue s’établit de façon permanente entre les trois catégories de participants à l’équilibre social : l’employeur, l’employé et le consommateur. C’est ce que les Allemands appellent « Verbandwistschaft », c’est le consommateur d’ailleurs qui joue le rôle d’arbitre à la fois intéressé, dans la mesure où il met au premier plan le maintien des prix les plus bas possibles, et désintéressé parce qu’il n’est ni salarié, ni chef d’entreprise, en l’espèce du moins.

L’avantage du système est que l’État n’entre pas en jeu ; il ne le fait que lorsque les parties se sont accordées et pour donner force de loi à la ligne générale qui doit orienter l’économie car ici, libéralisme et dirigisme n’ont plus le sens classique.

Cette organisation suppose la fin préalable de certains mythes et non des moindres, celui de l’égalité. D’abord, à travail égal, salaire égal et la péréquation si chère aux Français ; dans chaque domaine de la production, les possibilités de répartition équitable des profits diffèrent. D’autre part, que patron et ouvriers ne peuvent vivre que dans l’inimitié et que leurs intérêts sont nécessairement opposés, alors qu’en bonne économie ils ne devraient jamais l’être, si l’on s’entend une fois pour toute sur les rémunérations équitables qui reviennent à chaque rouage de la production : capital, travail, maîtrise, direction.

L’exposé technique de cette forme d’organisation sociale dépasse le cadre de ces chroniques. Nous n’en parlions que pour signaler à nos lecteurs dans quelle direction s’oriente le progrès social dans les pays les plus avancés qui ne sont pas les plus grands : la Suisse, la Belgique, la Hollande, le Danemark, la Suède. Des formules sont essayées, des solutions se cherchent ; aucune n’est définitive. On ferait bien d’y prêter plus d’attention.

 

La Crise Anglaise

Les difficultés économiques et financières de l’Angleterre ont retrouvé le degré d’acuité qu’elles avaient quand les Travaillistes étaient au pouvoir. Les Conservateurs n’ont pu rompre le cercle et renverser la tendance, ce qui prouve que malgré les apparences, l’amélioration survenue pendant deux ans était factice. Qu’on prenne garde, il en est exactement de même chez nous ; on peut surmonter des difficultés économiques, si grandes qu’elles soient, le miracle se produit toujours ; les tares psychologiques sont incurables. L’Angleterre est entrée peu à peu dans le socialisme corps et âme ; la concurrence a pratiquement disparu au niveau de la production comme de la distribution. Les revendications de salaires risquent de provoquer une catastrophe plus sérieuse que celle de 1948. Les Syndicats en sont conscients comme le dernier congrès des Trade-Unions l’a montré. Mais ils ne semblent pas avoir les moyens de réagir ; devant la hausse des prix, les freins ne jouent guère, c’est aujourd’hui le point le plus sombre de l’économie, par ailleurs brillante du Monde libre et un point d’importance.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1955-09-10 – Tour d’Horizon

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Le Courrier d’Aix – 1955-09-10 – La Vie Internationale.

 

Tour d’Horizon

 

L’activité diplomatique après l’étape de Genève est lente à reprendre. On attend les résultats du voyage d’Adenauer à Moscou pour savoir si la détente est autre chose qu’une manœuvre d’ordre psychologique. D’autre part, les pourparlers sino-américains n’ont jusqu’ici donné aucun signe de progrès. Quant au désarmement, les Russes et leurs satellites ont cru faire grand effet en annonçant qu’ils démobilisaient quelques centaines de mille hommes, ce qui est plutôt une mesure d’ordre économique que militaire. Les ex-soldats partent, encadrés de leurs officiers, défricher les steppes de l’Asie Centrale. Ce genre de travaux forcés n’a jamais donné dans le domaine industriel de résultats appréciables. Il est douteux que l’agriculture en tire grand profit.

 

Les Conférences du Désarmement

Quant aux pourparlers pour l’inspection mutuelle des installations militaires, on essaye une fois de plus, au moins pour la forme, de concilier le plan Eisenhower de photographies aériennes des objectifs essentiels avec le contrôle des bases et des ports proposés, sous réserve d’ailleurs d’autres conditions, par les Soviétiques. On en parlera encore longtemps.

Les Russes souhaiteraient sans doute de réduire leurs dépenses militaires, si la réduction réciproque devait leur permettre de conserver et même d’accroître leurs avantages. Les Américains au contraire, n’ont aucun intérêt à diminuer les leurs qu’ils supportent aisément et qui demeurent un facteur important de l’activité économique des Etats-Unis. Ils n’ont pas intérêt non plus à permettre aux Soviets de consacrer plus de ressources à accroître leur potentiel industriel. La sincérité des partenaires n’est pas la caractéristique de ce genre de discussions. Les rapports de force demeurent âprement défendus. Même si les intentions pacifiques sont sincères, ce qui est vraisemblable, chacun veut les assurer de la plus grande puissance possible. Seule la confiance mutuelle pourrait changer la nature de la compétition.

 

Les Cinq Points

Les Etats-Unis ont clairement exposé leurs conditions. Le vice-président Nixon les fait tenir en cinq points : 1° Réunification de l’Allemagne par élections libres ; 2° Inspection mutuelle, sans condition ni limitation, des installations militaires de l’Est et de l’Ouest ; 3° Libre circulation des personnes et suppression du rideau de fer ; 4° Libération des « colonies » intérieures soviétiques, c’est-à-dire des pays satellites ; 5° Cessation de toute propagande subversive à l’intérieur des pays du camp opposé.

Sur ce dernier point, les Etats-Unis proposeraient en échange de la fin des brouillages par Moscou de la «Voix de  l’Amérique  », de cesser certaines émissions des exilés des pays satellites à l’intention de leurs compatriotes en tutelle. Ce serait déjà un premier résultat. Il sera intéressant de connaître la réaction des Soviets.

Quant aux autres points, la réunification de l’Allemagne d’abord, on n’est guère optimiste à Bonn. Adenauer a eu pour souci – et on le lui reproche – de préserver sans fissure la solidarité atlantique, persuadé que le but des Soviets était de diviser l’Alliance, d’en détacher l’Allemagne de l’Ouest pour l’attirer à la longue dans l’orbite des Satellites, quitte à donner à cette nouvelle Allemagne une certaine indépendance. Le Chancelier est resté ferme et n’a pas hésité à donner à la France des apaisements sur le référendum sarrois dont l’issue paraissait compromise par l’attitude des partis pro-allemands ;  le geste a été apprécié. Le souci de préserver l’unité du Monde libre est passé au premier plan des objectifs occidentaux depuis que l’on attribue à cette solidarité l’attitude conciliante des Soviets.

 

Les Surprises de Perón

Il y a toujours du nouveau en Argentine. Les dictateurs sont d’excellents comédiens, et Perón est un maître en la matière. Si discrédité qu’il soit, il retrouve des forces dès que se manifeste l’impuissance de ses adversaires à s’entendre pour désigner son successeur. Il joue des risques de guerre civile que déchaînerait son départ. Dans la confusion présente, une seule chose paraît sûre, c’est que la situation est sans issue, aussi bien pour Perón qui ne peut retrouver son prestige, que pour la Junte militaire qui ne peut s’en emparer. Ce genre de conflit n’est pas sans précédent en Amérique Latine et l’anarchie qui en résulte est somme toute une forme de stabilité ; le dénouement peut attendre.

 

La Vie en U.R.S.S.

Un excellent reporter italien qui vient de parcourir pendant des mois l’U.R.S.S. et l’a observée avec beaucoup d’objectivité donnait ces jours-ci une conclusion à des impressions. L’Union Soviétique, dit-il en substance, est encore un pays primitif. En Géorgie, dans les kolkhoses les plus riches de l’Union, le paysan habite des masures sordides au milieu de rues boueuses ; le dimanche, il demeure accroupi devant sa porte à bavarder ou à regarder devant lui, en silence, comme les arabes.

Une nouvelle classe sociale se forme qui commence à voyager et à passer sur la côte de la Mer Noire des vacances sans confort. Un voyage vers le Sud n’est pas facile. Il faut retenir sa place dix jours à l’avance. Les trains bondés mettent deux ou trois jours pour atteindre leur destination sans horaire précis, les passagers se nourrissant de provisions emportées sans pouvoir se ravitailler ou se laver en route. Arrivés au but, ils logent dans des hôtels primitifs ou chez l’habitant. D’autres estivants itinérants sont munis d’une carte de voyage, hissés sur de vieux autobus, ils se déplacent en groupe et logent dans des bases touristiques où il n’y a que des dortoirs, sur un parcours fixé à l’avance. Cependant cette nouvelle classe cherche à se divertir ; des danses populaires en plein air ou des concerts militaires dans un kiosque. Les gens aisés commencent à respirer après la terreur et les privations de l’époque stalinienne. Quelques-uns ont la radio, par-ci, par-là la télévision et même le reporter a vu un jour un frigidaire. En dehors de Moscou et de quelques grands centres, ces articles de luxe sont l’exception.

L’autre conclusion de son voyage a trait à la mentalité de cette population : elle est encore rigoureusement encadrée ; parlant à un étranger, elle fait uniformément l’éloge du régime dans les termes mêmes où on le lui enseigne. Jamais une critique ou une revendication, une réforme à suggérer ; cela paraît invraisemblable. « Un fluide mystérieux, dit l’auteur, parcourt l’atmosphère et pousse les gens à faire ce qu’ils préfèreraient ne pas faire ». Cette observation profonde est peut-être la clef du mystère soviétique, ce n’est pas ce fluide-là qui fait les peuples prospères. Krouchtchev et ses amis ont fini par s’en rendre compte.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1955-08-27 – Confrontations

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Le Courrier d’Aix – 1955-08-27 – La Vie Internationale.

 

Confrontations

 

Comme il arrive après toute période fertile en événements nouveaux, une phase de réflexion lui succède ; les changements paraissent moins décisifs ; c’est ainsi que nous assistons à un reflux où de multiples petits faits indiquent que l’instabilité du monde demeure.

 

Le Voyage d’Adenauer à Moscou

En Allemagne d’abord où la préparation du voyage d’Adenauer à Moscou n’apparaît pas facile. Le Chancelier a posé des conditions : si l’on ne discute ni de la réunification ni du retour des prisonniers, inutile d’aborder d’autres problèmes. Les Soviets ont accepté tout en indiquant que sur le premier point leur position connue n’a pas changé. On s’en doutait. Dulles et Adenauer ont échangé de nouveaux messages. La position du Chancelier s’en trouve sans doute renforcée, mais les chances d’un succès à Moscou réduites d’autant.

 

L’Agitation en Sarre

D’un autre côté, la question sarroise est redevenue brûlante, ce qui est fâcheux après les difficiles accords franco-allemands. Cette agitation bruyante et peut-être superficielle autour du referendum du 23 octobre est symptomatique d’un état d’esprit outre-Rhin ; l’irritation de ne rien pouvoir contre l’obstination soviétique à l’égard de la réunification se reporte sur la Sarre, qui apparaît comme le prix payé par l’Allemagne pour s’intégrer à l’Occident et à l’Alliance Atlantique qui sont pour beaucoup l’obstacle majeur à la réunification ; le prix paraît bien élevé pour des avantages problématiques ; la défiance à l’égard des intentions françaises, l’annexion déguisée sous couleur d’européisation, forment un complexe latent qu’il sera difficile de dissiper.

Devant les difficultés de la France en Afrique du Nord, il apparaît à certains Allemands, forts de leur prospérité retrouvée, humiliant de céder un morceau de terre allemande aux exigences françaises. Etat d’esprit pénible qu’on ne peut ignorer mais que les Sarrois eux-mêmes auront, au moins provisoirement, le moyen de refouler par leur vote qui paraît malgré les meetings agités, assuré au nouveau statut.

 

La Question Marocaine

Le problème marocain est devenu par son acuité un problème international. D’après les commentaires des publicistes étrangers, on souhaite qu’un accord intervienne à Aix-les-Bains qui mette fin au terrorisme et permette une évolution pacifique du protectorat vers l’autonomie interne comme en Tunisie. On reconnaît partout le caractère conciliant des intentions du Gouvernement français. Les efforts des grandes Chancelleries s’exercent dans le sens de la modération. Une rupture et une recrudescence des troubles mettraient peu à peu en danger l’équilibre du Monde libre et sa sécurité.

 

Difficultés Économiques

Dans le domaine économique également, on assiste à un freinage de l’expansion trop optimiste que guette la menace d’inflation. On sent que si la production se développe à un rythme inespéré, les vieilles plaies demeurent vives. Cela est surtout semblable en Angleterre. Les difficultés permanentes de ce pays, masquées depuis un an, se révèlent plus aigües que jamais ; les prix montent ; l’exportation est de plus en plus étroite ; la consommation intérieure s’enfle ; les travailleurs revendiquent, malgré les risques que leurs prétentions font courir à la monnaie. Les chances d’un retour à la convertibilité un instant propices, s’éloignent. L’Angleterre est en passe de devenir, au lieu et place de la France, « l’homme malade » de l’Europe.

Ce n’est pas que chez nous les problèmes soient résolus. Une déthésaurisation massive et le reflux des capitaux d’Extrême-Orient et d’Afrique du Nord ont permis à l’Etat de supporter un déficit croissant. Les exportations se maintiennent grâce aux subventions ; la production augmente, ce qui suffit à maintenir les prix. Mais cet équilibre dû à des circonstances exceptionnelles ne saurait durer indéfiniment. Les points de rupture encore voilés ne tarderont pas à se montrer critiques, il faudra alors beaucoup de courage pour éviter le retour des maux passés. Les dirigeants du Monde libre ont pleinement conscience de la nécessité de résister aux emballements et aux espoirs chimériques d’une expansion économique toujours en flèche. Partout on cherche à restreindre le crédit, à modérer des investissements trop ambitieux.

 

La Conférence Atomique de Genève

A cet égard, la Conférence atomique de Genève, qui a été salutaire à bien des égards, a peut-être donné trop d’aliments aux imaginations. L’âge atomique ne peut avoir un enfantement sans douleur. Il ne peut être qu’une révolution économique ; à la vouloir faire trop vite, on provoquerait un déséquilibre général de la production et des échanges qui ruinerait plus d’entreprises qu’il n’en créerait de rentables. Le danger profond et véritable du monde moderne est là : une transformation trop rapide des techniques risque de détruire le capital ancien, tout en exigeant du nouveau un effort démesuré. La concurrence entre nations, même pacifique en ce domaine, exige pour n’être pas ruineuse une entente entre états et entre producteurs. Chacun de peur d’être dépassé et de perdre en prestige risque de se laisser entraîner à des gaspillages. Il est bon de méditer les déboires des Anglais dans le domaine de l’aéronautique à réaction pour se convaincre d’être prudents.

 

Latifundia et Kolkhoses

Le hasard des lectures de vacances nous a permis une confrontation intéressante. Il s’agit du problème agraire. L’obstacle essentiel au développement de l’agriculture dans le monde a été et demeure l’existence des « latifundia » immenses domaines appartenant à un maître qui n’y réside pas et tire de la terre de gros bénéfices par l’intermédiaire de ses intendants. Dans plusieurs pays, l’Italie par exemple, une réforme agraire s’est imposée pour morceler ces domaines et rendre la terre aux paysans qui la cultivent.

Nous lisions d’une part la description des « latifundia » en Amérique latine et de l’autre, le fonctionnement d’un « kolkhoses » en Géorgie. Où réside la différence ? D’un côté le « péon » misérable et inculte, réduit à une maigre subsistance, cultivant mal une terre qui ne lui appartient pas, pressuré au maximum par une « patron » avide et sans scrupules et ne possédant – et encore à titre précaire – qu’un lot de terre réduit qu’il cultive de son mieux pour vivre.

La vie du paysan soviétique est exactement la même ; misérablement logé, il cultive pour le compte de l’Etat, avec le moindre effort possible, d’immenses étendues. On lui laisse un lopin de terre qui atteint rarement un hectare, comme au temps du servage, qu’il cultive de son mieux quand il a satisfait aux corvées que l’Etat impose et pour lesquelles il reçoit un salaire qui n’atteint pas parfois cent ou deux cents francs par jour de notre monnaie. Il ne quitte jamais son village. Aurait-il de l’argent, qu’il n’en aurait pas l’emploi, les magasins d’Etat ne lui fournissant qu’un maigre indispensable. Quant à l’intendant dans son bureau, lui seul vit largement. Il n’a de souci que de plaire aux bureaucrates qui l’ont mis en place, à faire rendre à ses administrés le maximum, sans se soucier de leur bien-être. Il ne manque pas d’être aussi prévaricateur que ses ancêtres et s’enrichit autant qu’il peut. Il a domestiques et voiture.

Le monde est si prévenu qu’on s’apitoie sur le sort des misérables paysans d’Amérique du Sud et d’ailleurs, mais de l’autre côté, on se refuse à reconnaître qu’il en est exactement de même. La révolution russe, la vraie, est encore à faire : celle qui libèrera le paysan du servage. Et il n’est pas impossible qu’elle se fasse ; car la liberté dans le monde, tôt ou tard se révèlera indivisible.

 

                                                                                                       CRITON

 

Criton – 1955-08-06 – Évolution Rapide

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Le Courrier d’Aix – 1955-08-06 – La Vie Internationale.

 

Évolution Rapide

 

La croisade de l’amabilité se développe à vive allure. Après les Russes, les Chinois entrent en jeu. Beaucoup s’en réjouissent ; quelques-uns se méfient. Ces derniers ont raison dans la mesure où il s’agit d’une politique ; le sourire et les bonnes manières sont un moyen d’éluder la solution des vrais problèmes ; aucune jusqu’ici n’est en vue. Au contraire, dans la mesure où cette attente répond à une pression intérieure, sa valeur pour le maintien de la paix n’est pas négligeable.

 

L’Évolution du Régime Soviétique

Rappelons l’essentiel de l’évolution du régime soviétique depuis la mort de Staline ; comme dans toute société en formation, une classe dirigeante se constituait en bourgeoisie : militaire, bureaucratique et technique ; périodiquement, Staline la décapitait, dès qu’elle s’installait dans ses privilèges ; depuis sa mort, elle a fait sentir sa force et l’oligarchie régnante a perdu les moyens de la menacer ; elle semble aujourd’hui à l’abri des suppressions brutales ; les situations acquises se consolident et deviennent héréditaires. Cette classe dirigeante veut profiter de ses avantages et des hommes comme Krouchtchev et Boulganine paraissent partager cette aspiration, ou du moins s’y conformer. Sans doute n’ont-ils pas l’autorité pour y faire obstacle. Tous les voyageurs revenus d’au-delà du rideau de fer ont constaté l’extrême curiosité que soulèvent les choses d’Occident. Un besoin ardent de briser les murs de la prison où ils vivent, de visiter les pays qui demeurent une sorte de légende.

Le rideau de fer est ébranlé ; aux tournées des chefs à l’extérieur succèdera progressivement le voyage des sujets. Cet élargissement des échanges humains ne peut que modifier profondément la structure sociale des pays de l’Est et des conséquences politiques sont inévitables. D’autre part, les dirigeants soviétiques sont aujourd’hui convaincus que le système collectiviste n’a aucune chance de s’imposer et que leur régime même devra s’assouplir beaucoup pour rivaliser dans l’ordre économique avec ses adversaires, et même imiter leurs méthodes. A la longue même, les deux structures modelées par la technique pourraient devenir assez voisines ce qui n’empêcherait pas d’ailleurs les rivalités proprement politiques, mais leur enlèverait tout caractère révolutionnaire qui avait fait jusqu’ici la force du monde communiste. Sous la pression même du progrès, le régime deviendra progressiste et même, dit-on en plaisantant, un peu radical-socialiste.

 

Le Bilan de Genève

Si nous faisons, après d’autres, le bilan de la Conférence de Genève, voici nos conclusions ; d’abord ce qu’ont gagné les Occidentaux : un incontestable triomphe d’ordre moral, particulièrement en la personne du président Eisenhower ; les Russes ont admis publiquement que les Occidentaux n’étaient pas des fauteurs de guerre et que l’Alliance occidentale n’avait pas pour objet la destruction de l’U.R.S.S. Cette démonstration a été appuyée par l’offre de Ike d’une inspection aérienne réciproque des bases militaires ; toute la propagande menée jusqu’ici s’est trouvé désavouée et cela seul valait que la Conférence de Genève ait lieu ; l’opinion encore flottante et mal informée des peuples mineurs en a été profondément impressionnée. Le second avantage pour l’Occident : la preuve de son unité, qu’il n’est plus possible de dissoudre, même en face de problèmes équivoques comme la réunification de l’Allemagne. Tertio, la décision de discuter à l’avenir et à n’importe quel échelon de tous les problèmes que les communistes voudraient leur soumettre.

Maintenant, qu’ont gagné les Russes ? Un prestige accru pour les nouveaux dirigeants qui se sont vus traités en égaux par les Présidents des grandes démocraties. L’impression favorable faite sur les peuples par des gens qui souriaient et cherchaient à asseoir la paix. Ils en avaient grand besoin. Secundo, un affaiblissement – et c’est là le point important – de la résistance à l’oppression russe au sein des pays satellites. Les accolades de Joukov et d’Eisenhower seront largement utilisées par la propagande pour montrer aux peuples d’Europe Orientale qu’ils ne doivent pas compter sur l’Amérique pour leur libération, ce qui permettra au Kremlin de consolider les régimes chancelants qu’ils y ont installé. Tertio, une pression difficile à refouler pour obliger les Américains à traiter avec la Chine de Pékin et à liquider plus ou moins leurs alliances avec Tchang et Syngman Rhee.

Ce bilan établi, il est difficile de prédire à qui la rencontre de Genève aura profité le plus. Cependant, un fait domine : l’arsenal de la propagande soviétique a perdu l’essentiel de ses armes : mieux, elle les a elle-même détruites. Cela compte peu à nos yeux d’Occidentaux évolués, mais beaucoup pour les autres.

 

La Brouille Tito – U.S.A.

Il y a un perdant dans l’affaire, c’est notre vieil adversaire le maréchal Tito. Les Américains ont fini par voir clair dans son jeu, et la rupture, si elle est soigneusement dissimulée à Washington où l’on ne veut pas avouer une aussi grosse erreur, n’en est pas moins effective. Le milliard de dollars pour réarmer Tito et le maintenir au pouvoir a été gaspillé. On se demande par quelle aberration la diplomatie américaine s’est ainsi fourvoyée. Il a fallu – nos lecteurs s’en souviennent – qu’un ingénieur yougoslave leur communiquât les plans du Mig 17 que les Soviets avaient offert à Tito avant la rencontre de Belgrade ; d’autre part, le prestige du Maréchal a été fortement atteint par le récent fiasco économique qui va sans doute tourner plus mal si l’aide occidentale lui fait défaut. Tito a cru à l’inépuisable naïveté des Occidentaux et à l’importance de sa position stratégique. Il était sûr que le chantage demeurerait payant. Aussi son dernier discours est-il assez amer. Le pacte de paix que les Russes cherchent à conclure lui enlève son principal moyen de pression. Son rôle de « grand neutre » paraît singulièrement compromis.

 

La Copropriété Industrielle

Dans le domaine économique qui a avec la politique des liens souvent obscurs, une évolution d’importance se dessine. Les Anglais – en l’espèce deux importantes sociétés I.C.I. et Courtauds se proposent à faire participer leur personnel au capital des entreprises, c’est-à-dire à instituer une forme de copropriété où il y aura deux catégories d’actionnaires, ceux qui fournissent le capital et ceux qui apportent leur travail. La formule n’est pas nouvelle, ses premières applications ont eu lieu en France, il y a trois quarts de siècle ; elle est de plus en plus largement répandue aux Etats-Unis. Mais elle n’avait pas jusqu’ici pris corps dans cette conscience économique dont nous parlions l’autre jour. Elle n’avait pas trouvé un large appel chez ceux qui pouvaient en bénéficier ; elle suscitait plutôt leur méfiance. Il semble aujourd’hui qu’on assiste à un départ nouveau ; l’application généralisée de cette réforme suscite de nombreuses difficultés, surtout d’ordre fiscal. Elles ne sont pas insurmontables. Si la formule passe dans les mœurs de l’économie libre, elle pourrait marquer le début d’une ère nouvelle dans les rapports du capital et du travail. Cette forme de copropriété dans l’entreprise en viendrait au fond à rejoindre la revendication essentielle du collectivisme, en lui donnant une forme concrète et apparente. Bien des antagonismes lui devraient de disparaître.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1955-07-30 – La Croisade de l’Amabilité

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Le Courrier d’Aix – 1955-07-30 – La Vie Internationale.

 

La Croisade de l’Amabilité

 

Le communiqué final de la Conférence de Genève jette le manteau de Noë sur l’évidente impossibilité d’un accord concret sur un problème quelconque divisant Soviétiques et Occidentaux. Dans l’ordre politico-diplomatique le résultat de la grande réunion est nul. Sur le plan moral au contraire, Genève 1955 aura une portée historique ; on a dit, avec raison, qu’elle était le triomphe de l’opinion sur la menace communiste. En paroles du moins, la guerre froide est terminée.

 

Le Rôle des Soviets à Genève

A cette parade diplomatique, les Soviets ont fait triste figure, comme d’ailleurs à Belgrade. Ainsi que nous l’avions suggéré, Boulganine et Krouchtchev n’ont pas de politique. N’osant rompre avec le stalinisme de peur de voir s’écrouler l’empire qu’il a conquis, ils se sont abrités derrière Molotov parce qu’ils n’ont personne pour le remplacer et que toute autre ligne politique leur semble pleine de périls ; ils se sentent néanmoins emportés par un courant irrésistible sans savoir où il les mène.

Le monde veut la paix, jouir des avantages que la technique promet sans craindre une agression ; l’opinion s’est rendu compte que la liberté seule rend les peuples prospères ; le communisme est partout discrédité, sauf chez les simples. Krouchtchev qui faisait sa première sortie en Occident a pu voir – car il est intelligent et bon observateur – de combien d’années la Russie d’aujourd’hui retarde sur Genève, plus encore qu’à l’époque de Rousseau. Devant cet échec, il n’est plus possible de jouer, comme Staline, du bluff et de l’intimidation ; il faut joindre sa voix au concert des chœurs pacifiques et cela n’engage à rien et ne comporte pas de risque ; pour les choses sérieuses, on peut toujours gagner du temps.

C’est bien en effet, sur le temps que les Soviets comptent pour renverser une tendance qui leur est défavorable ; la question pour eux est de savoir s’il leur donnera les moyens de maintenir leur autorité et d’éviter un effondrement. La question allemande est posée : la réunification ne peut plus être éludée. Il arriverait un moment où elle se ferait toute seule et contre les Russes ; c’est alors que commencerait la débâcle. Il faudra donc en parler souvent pour entretenir l’espoir et éviter une réaction brutale, genre 17 juin 1953.

 

Le Prestige d’Eisenhower

Si les deux pèlerins soviétiques faisaient à Genève figure d’invités pauvres, le prestige d’Eisenhower s’est présenté dans tout son éclat ; comme nous le disions en Avril, sa politique pleine d’atermoiements et de faiblesses, et cependant poursuivie avec obstination, porte ses fruits. Son coup d’éclat soigneusement préparé fut la proposition d’un contrôle aérien réciproque et sans restriction des installations militaires des deux Blocs ; il réussissait ainsi à mettre les communistes au pied du mur, ce que le Monde libre avait cherché jusqu’ici sans succès.

La proposition, révolutionnaire en apparence, et bien faite pour bouleverser des cervelles militaires, ne comporte pour les Américains que des avantages : la possibilité d’être renseigné sur la force réelle de l’U.R.S.S. et sur ce qu’il y a derrière les parades du 1er mai, ce que leur service de renseignements ignore en partie. Par contre, les Russes ont tant d’agents dans le monde qu’ils savent tout des positions stratégiques américaines ; mais surtout, cette proposition rencontre la préoccupation essentielle du public aux Etats-Unis ; échapper à la menace d’une attaque par surprise, genre Pearl Harbour. Des avions américains survolant en permanence les installations soviétiques rendraient toute agression soudaine impossible.

Ce que les Américains n’ont pas réussi à imposer par la force, ils espèrent aujourd’hui l’obtenir par pression morale ; l’idéal d’Ike est de faire triompher la sagesse et la vérité par un mouvement unanime des peuples libres ; de faire tomber le rideau de fer et les gouvernements fantoches par une croisade muette des esprits ; s’il triomphait, l’avenir du monde apparaîtrait transformé ; si sceptique que l’on soit par expérience, on ne peut affirmer que ce soit impossible ; qui pouvait prévoir, avec exactitude, il y a dix-huit mois, l’extraordinaire essor de l’économie dite capitaliste, qui pouvait affirmer par contre que, malgré dix ans de paix, l’économie communiste ne triompherait pas de la misère ? Car la cause véritable du succès d’Ike à Genève est surtout là ; on ne saurait trop le redire.

 

La Croisade de l’Amabilité

Boulganine et Krouchtchev vont donc se consacrer à la croisade de l’amabilité en échangeant des visites avec les dirigeants de l’Occident. Ils iront à Londres et sans doute à New-York. D’ici là, les conversations purement diplomatiques auront permis aux Soviets de voir ce qu’ils doivent céder et ce qu’ils peuvent encore retenir. De leur côté, les Chinois vont, sous la pression des autres Asiatiques, aborder une conversation avec les Américains qui sera longue et complexe et détermineront leur conduite à l’égard du Sud-Est asiatique et surtout du Vietnam. On peut prévoir que les choses n’iront pas aussi aisément en Orient qu’en Europe.

En Europe, les Soviets s’efforceront de maintenir tant bien que mal le statu-quo. En Extrême-Orient, le communisme cherchera à poursuivre ses avantages sans risquer un conflit et sans effrayer les voisins neutralistes ; les Américains de leur côté auront besoin de faire sentir leur force, sans non plus indisposer Nehru et U Nu. Et les mouvements de couloir à Washington compliqueront leur tâche quand il s’agira de plier Tchang Kaï Chek à leur politique. Un optimisme sans mélange est pour le moins prématuré.

 

Les Risques d’Inflation

L’inflation émerge à nouveau à l’horizon financier. La situation de l’Angleterre redevient préoccupante. Les Anglais libérés des restrictions consomment trop et n’exportent pas assez pour soutenir leur train de vie trop élevé pour leurs ressources. Les grèves répétées ont fait fondre les réserves de la banque d’Angleterre ; il va falloir réajuster la ceinture, trois mois après les élections. En France, la situation qui est toute différente revient cependant à faire surgir des périls semblables ; le déficit budgétaire est béant ; le commerce extérieur ne s’équilibre que par des subventions, et ces artifices ne peuvent durer.

La Conférence monétaire d’octobre va poser, nous dit le chancelier Butler, le problème de la convertibilité. Belges, Allemands et Hollandais se sentent en mesure d’y pourvoir et n’attendront plus des partenaires impuissants. Que feront ceux-ci ? S’aligner ne semble guère possible, s’isoler ne le paraît pas plus. Il faudra trouver un modus-vivendi qui n’ira pas sans douleur.

On compte sur les Américains pour fournir les crédits. Ils y mettront des conditions : mais s’ils en ont les moyens – car la charge sera lourde – il se peut que pour achever l’unité du Monde libre, et forts de l’accroissement rapide de leur revenu national, ils se décident à couvrir de leurs deniers la fragilité de la Livre et du Franc ; ce serait leur intérêt et celui du Monde libre tout entier, mais l’administration aura bien des résistances à vaincre à la veille des élections. Le prestige d’Ike est si haut qu’il pourrait peut-être passer outre.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1955-07-23 – En Marge de la Foire Diplomatique

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Le Courrier d’Aix – 1955-07-23 – La Vie Internationale.

 

En Marge de la Foire Diplomatique

 

Jusqu’ici, la conférence de Genève a été un grand spectacle auquel la publicité n’a pas manqué ; les Russes sont plus souriants que jamais ; cependant, le discours de Boulganine ne nous offre aucune perspective de solution des grands problèmes. Les Occidentaux n’ont rien exprimé d’inattendu ; seul le plan Edgar Faure, conçu en accord avec les Etats-Unis, donne matière à commentaires et a le mérite de représenter un effort d’imagination.

 

Le Plan Edgar Faure

L’idée semble assez séduisante de réduire les frais d’armement et de mettre en commun les économies réalisées pour équiper les pays sous-développés – les objections pratiques ne manquent pas -. Comment d’abord convertir en une monnaie internationale le Rouble soviétique qui n’est ni convertible, ni même échangeable à l’extérieur ? Sur quelles bases pourrait-il le devenir ? Sur sa valeur théorique qui est de quatre pour un dollar, ou sur celle du marché libre qui est d’environ seize ? A un moindre degré, ces mêmes difficultés apparaissent pour le Franc et la Livre ; l’arrière-pensée de Faure, c’est que le fonds commun pourrait accroître ou relayer les investissements de plus en plus lourds qu’exigent nos territoires d’outre-mer.

Pour les Russes, s’ils acceptaient, ce serait une charge qui les empêcherait de faire profiter leurs populations des économies réalisées sur l’armement. Or, on peut supposer qu’ils sont venus à Genève pour freiner la course aux armements qui pèse trop lourdement sur le niveau de vie des populations. Le plan Faure a donc peu de chances d’être appliqué.

 

L’Aide aux Pays sous-Développés

Puisqu’il est question d’aide aux pays sous-développés, faisons sur ce sujet un rapide tour d’horizon. Ce fut d’abord le plan Marshall et son organisme l’E.C.A. (Agence de Coopération Économique) auquel succéda l’Agence de Sécurité mutuelle, le M.S.A. quand fut constituée l’Alliance Atlantique ; celles-ci concernaient surtout l’Europe ; la première l’a relevée de ses ruines, la seconde l’a réarmée ; à cet organisme succède l’I.C.A. (Administration de Coopération internationale) ; l’économie européenne n’ayant plus besoin d’aide, ce sont les pays asiatiques et éventuellement africains qui doivent en bénéficier exclusivement. Car ils ont déjà profité de nombreuses distributions dans l’ancien cadre. Le coût de l’ensemble, entre parenthèse, fut de 48 milliards de dollars, ce qui n’a pas empêché les Etats-Unis d’atteindre le plus haut niveau de prospérité de leur histoire.

La politique russe en face de cette entreprise fut de la stigmatiser comme un vaste programme d’asservissement économique et d’impérialisme du Dollar. Les Soviets s’étaient contenté de piller leurs conquêtes et de ruiner leurs économies ; cependant, il leur fallut reconstituer ce qu’ils avaient dérobé et, plutôt mal que bien, de les remettre sur pied en leur fournissant des instruments de production. Mais depuis la mort de Staline, ils ont compris que l’aide américaine avait produit des effets politiques et qu’il fallait les imiter. La propagande s’est emparée de l’idée d’assistance économique aux pays sous-développés ; ils ont envoyé des missions économiques, participé aux foires, ouvert des offices commerciaux dans les pays asiatiques, ils ont prêté de l’argent à faible intérêt à l’Afghanistan pour des silos à grains, à l’Inde pour une aciérie géante, à l’Indonésie aussi, sans parler de la Chine bien entendu ; les techniciens sont à l’œuvre dans toute la partie de l’Asie qui leur est ouverte. Ils essayent aussi de se faire une place en Amérique latine ; cependant, les ressources financières des Soviets sont trop faibles pour que le volume des crédits puisse réellement modifier l’économie des pays visités. Les Soviets pourraient utiliser le plan Faure pour étendre cette pénétration car il s’agit d’exporter le communisme bien plus que les machines.

On ne pense pas sérieusement, au surplus, que les Soviets prêteront de l’argent pour développer nos possessions d’Afrique qu’ils cherchent à désorganiser par tous les moyens.

 

La Conscience Économique

Nous voudrions maintenant attirer l’attention de nos lecteurs sur un problème, à nos yeux, d’extrême importance : ce qui explique en partie l’extraordinaire prospérité des Etats-Unis, c’est qu’à la suite des enseignements de la terrible crise des années 1929-1932, il s’est développé chez eux ce que nous appellerons une conscience économique ; l’être humain s’est ouvert d’abord à la conscience psychologique ; puis à une conscience morale qui fut surtout l’œuvre du christianisme ; l’homme moderne requiert la formation d’une troisième forme de conscience, la conscience économique ; les maux dont souffrent l’Europe dérivent avant tout de l’absence de cette conscience. On pourrait la définir ainsi :

Quel est dans la fonction qu’il occupe dans la production, le rôle de chacun pour contribuer de la meilleure façon au progrès du bien-être de la collectivité à laquelle il appartient ?

Donnons un exemple actuel. Nous avons parlé des récents accords conclus dans l’industrie de l’automobile et de l’acier entre les Syndicats américains et les grandes Sociétés : augmentation des salaires et ébauche d’une garantie de salaire annuel. Les syndicats ont poussé leurs revendications au point où ils savaient que les employeurs pourraient les supporter ; mais ils ont évité de chercher à les imposer aux petites entreprises qui n’étaient pas assez fortes pour le faire. En passant la mesure, ils auraient porté atteinte à l’équilibre économique du pays, déclenché ici du chômage et là une spirale d’inflation dont on peut craindre que les récents avantages acquis ne soient déjà l’amorce ; les ouvriers devront faire preuve de patience et de discipline pour que les récentes mesures soient digérées sans trop d’incidence sur les prix.

Qu’on nous comprenne : il ne s’agit pas là de collaboration confiante entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent de l’emploi ; la lutte entre eux demeure serrée. Mais elle s’arrête au point où l’intérêt des uns et des autres serait compromis, et celui de la collectivité du même coup. On mesure de chaque côté l’incidence des revendications et ses répercussions sur l’économie globale ; on s’en réfère aux techniciens des marchés, aux prévisions tirées de la courbe de consommation, aux avis des financiers, aux études des économistes avec le souci d’accorder le goût des consommateurs aux possibilités de la production ; autre fait significatif : loin de s’élever contre les progrès de l’automation, c’est-à-dire la substitution de la machine à l’homme, on cherche les moyens de la faire servir à la création d’emploi différents et nouveaux ; on est d’accord surtout pour ne pas être obligé de faire pénétrer dans les entreprises le contrôle et l’ingérence de l’Etat, considérés comme le frein le plus dangereux à toute expansion durable.

Cette conscience économique a bien d’autres aspects ; comme les autres formes de conscience, elle est sujette à des erreurs. Il s’en faut qu’aux Etats-Unis, elle se révèle partout où elle serait requise ; il est cependant de fait qu’elle commence d’exister et qu’il faudra, sous la pression même du progrès technique, qu’elle apparaisse chez ceux qui l’ignorent à leurs dépens, Anglais et Français en particulier.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1955-07-16 – Vigile de Genève

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Le Courrier d’Aix – 1955-07-16 – La Vie Internationale.

 

Vigile de Genève

 

La montagne accouchera-t-elle d’une souris ? L’opinion malgré la prudence où on la convie, s’est trop échauffée sur cette Conférence de Genève pour que son attente soit tout-à-fait déçue. Il lui faut des surprises. On craint en Occident que des offres soviétiques n’aillent se dissoudre par la suite dans les commissions qui seront chargées de leur donner forme concrète ; la propagande accuserait les Américains de susciter des obstacles et l’on en resterait là.

 

Les Projets Soviétiques

Les intentions russes restent obscures : Nehru qui a passé plusieurs jours en entretiens à Moscou a-t-il révélé ses secrets à Eden avec lequel il vient de conférer à Londres ? Molotov lui, est toujours là. Il a démenti les rumeurs de sa retraite, qu’il avait lui-même fait pressentir à Vienne. Quel sera son rôle ? Acteur ou figurant ? De cela dépend pour une large part la confiance que les Occidentaux accorderont à l’U.R.S.S. Une politique nouvelle se fait avec des hommes nouveaux.

 

La Situation en Yougoslavie

En attendant, les problèmes économiques restent au premier plan. C’est la Yougoslavie qui fait les frais de l’actualité. Sept ans après sa rupture d’avec le Kominform, malgré une aide américaine massive sans compter celle des Anglais et la nôtre, la situation de ce pays du socialisme n’a fait qu’empirer. Tito après avoir tenu la vedette dans ses multiples colloques en Europe et en Asie, a dû s’interrompre pour affronter une crise intérieure.

Sans autre préavis, les prix des produits de première nécessité ont été augmentés ; le pain de 65 pour cent, la farine, les transports ; déjà au marché noir, ils avaient monté sans permission. 50% pour le beurre, 25 pour les légumes. Le Gouvernement accuse les Yougoslaves de manger trop de pain ! Les pauvres, c’est que le reste leur manque, en particulier le sucre dont ils n’ont pas touché un morceau depuis trois mois. Mieux encore, une conférence est convoquée avec les Occidentaux pour dévaluer le Dinar de moitié, 600 pour un Dollar au lieu de trois ; il est vrai que le Dinar n’avait pas attendu non plus la permission pour dégringoler. Les masses yougoslaves prises de panique font la queue devant les magasins ; comme les nouvelles mesures ne peuvent être imposées à des salaires qui sont en moyenne de l’ordre de 10.000 frs par mois en pouvoir d’achat, on augmentera les salaires, moins cependant que les prix. Et en même temps, Tito qui ne doute de rien, sollicite son admission au Conseil de l’Europe, tout en se déclarant insolvable auprès de ses créanciers étrangers (en particulier la France qui ne peut rien obtenir de son dû).

 

Chez les Satellites

L’échec de l’économie titiste ne le cède en rien à celui de ses voisins communistes. La Hongrie cherche à acheter 7 milliards de quintaux de blé canadien ; la Pologne en demande dix. La cause de tant d’infortunes ? Evidemment les intempéries. Les malheureux sujets du marxisme-léninisme finiront par imaginer que le ciel est hostile au régime. Ils se demanderont pourquoi chez leurs voisins, les récoltes, quel que soit le temps, sont excédentaires à tel point qu’on ne sait comment s’en débarrasser ; on accuse aussi les Koulaks qui ne veulent pas livrer leurs grains cachés et la bureaucratie qui en perd la trace.

Ces calamités ne sont pas d’ailleurs l’apanage du communisme. On sait avec quelle virtuosité Perón avait désorganisé l’économie argentine et réussi à rationner la viande dans le pays qui traditionnellement en fournissait au monde entier. Et Franco lui-même n’a pas donné autant de satisfaction aux estomacs des Espagnols qu’à ses Phalangistes. Ce n’est pas faute de ci, comme de là, de plans quinquennaux ou de réformes de structure. Partout, le paysan tenace a résisté ; c’est lui qui mine les autocraties et finira par les détruire.

 

La Situation en Autriche

Par contraste, il faut, si cela n’est déjà fait ici, ajouter un succès au palmarès des pays libres : celui de l’Autriche qui fête sa libération prochaine. Malgré dix ans d’occupation et d’exactions russes dans leur zone, malgré le tribut qu’elle devra encore payer à l’U.R.S.S., l’Autriche poursuit une expansion rapide qui suit celle de l’Allemagne de Bonn ; la production agricole a largement dépassé celle d’avant-guerre et l’industrie travaille à plein. Même le textile en difficulté dans les autres pays d’Occident, suit le mouvement. Les salaires sans doute, y sont encore bas bien que presque double de ceux des voisins satellites ; les travailleurs ont consenti à une discipline analogue à celle que s’imposèrent les Allemands après la réforme monétaire. Ils attendent d’une expansion économique la juste rémunération de leur effort, ce qui, du train où vont les choses, ne saurait tarder.

La santé économique, et d’abord la santé monétaire ne s’obtient, d’après l’expérience de ces dernières années, que si les salaires consentent – tout comme les profits – de suivre l’expansion de la production au lieu de la précéder. C’est ce qu’ont fait Allemands et Autrichiens.

En Angleterre, comme en France, on a escompté l’avenir ; le résultat c’est que les niveaux atteints par les rémunérations ne sont pas sûrs. En Angleterre, il est question d’une dévaluation déguisée de la Livre, sous forme de monnaie flottante permettant des manipulations selon les soubresauts de la balance des comptes, méthode par avance sévèrement critiquée par de nombreux économistes ; la même question se pose en France. La France ne résisterait pas au contact d’une Livre flottante ; les pays à monnaie saine sont partisans au contraire d’une parité fixe et d’une convertibilité intégrale ; l’actuel danger c’est que, las des obstacles mis par d’autres à une normalisation des échanges sous la forme d’une complète liberté, ils ne prennent celle de nous fausser compagnie ; l’hymne à la production ne conjure pas tous les périls.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1955-07-09 – “Le Temps du Sourire”

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Le Courrier d’Aix – 1955-07-09 – La Vie Internationale.

 

« Le Temps du Sourire »

 

L’allocution de Krouchtchev à l’Ambassade américaine de Moscou, la diffusion extraordinaire du texte de la conférence de presse du président Eisenhower par la radio soviétique, forment un prélude allègre et détendu à la Conférence de Genève. Mais une fois de plus, cela ne nous donne aucune indication des sujets sur lesquels un progrès pourra être accompli par concessions mutuelles comme le suggèrent les deux parties.

 

La Situation de l’Économie Soviétique

Krouchtchev a insisté sur l’excellente situation de l’économie soviétique, et répété que les critiques que les dirigeants s’adressent à eux-mêmes signifient seulement leur intention de faire mieux. Ce n’est donc pas par faiblesse, comme certains le prétendent, que l’U.R.S.S. a orienté sa politique vers la détente. Précisons à notre tour :

L’économie soviétique n’est pas plus mauvaise, en effet, qu’elle n’était à la mort de Staline. L’agriculture demeure le point faible et les progrès y sont peu apparents, suivant avec peine l’augmentation de la population. S’il en était autrement, pourquoi les Soviets auraient-ils acheté depuis un an des quantités considérables de viande et de sucre à l’extérieur, pourquoi n’auraient-ils pas couvert le déficit en blé de leurs satellites hongrois, tchèques et allemands de l’Est ? (On apprend cette semaine que l’U.R.S.S. achètera 500.000 tonnes de blé canadien et la Pologne 10 millions de boisseaux ; où sont les greniers d’antan !). La production des biens de consommation reste très insuffisante ; tous les voyageurs signalent les queues aux magasins d’Etat dès qu’un arrivage de tissus est signalé. La qualité des objets est très médiocre ; les Russes s’en plaignent et les voyageurs s’en aperçoivent. Par contre, les progrès de l’industrie lourde continuent à un rythme régulier et l’armement prospère. Dans l’ensemble, il n’y a pas grand changement dans le niveau de vie des habitants qui sont pauvrement mais décemment vêtus, suffisamment nourris sans douceurs ni superflu et toujours très mal logés. Tous les rapports, et l’on sait combien il en vient, s’accordent sur cette impression.

Cependant, pour la première fois depuis six ans, les Soviets ont renoncé à abaisser les prix dans les magasins d’Etat, ce qui était leur manière d’augmenter les salaires : La moyenne de ceux-ci s’élève à six cents roubles environ, douze mille francs par mois en pouvoir d’achat moyen ; les salaires en province étant plus faibles qu’à Moscou où le niveau de vie est plus élevé, la ville servant d’enseigne aux visiteurs. Quant au pouvoir d’achat du rouble s’il est plus élevé que la moyenne indiquée pour les denrées alimentaires, il l’est très sensiblement moins pour les vêtements et autres articles à qualité égale, bien entendu. Car la plupart des erreurs de calcul viennent précisément des différences de qualité entre ce que produit l’Occident et ce que vend l’U.R.S.S.

 

La Thèse de la « Paupérisation »

Si nous rappelons ces faits que nous avons déjà commentés ici, c’est que l’on a tenté de nier les progrès accomplis en France du pouvoir d’achat des travailleurs. Une discussion s’est engagée avec quelque bruit sur la prétendue « paupérisation » des travailleurs français. S’il est exact – et c’est sur cela qu’on spécule – que le salaire effectivement touché – abstraction faite de divers avantages indirects – d’un ouvrier qualifié célibataire et bien portant, n’est pas très supérieur au salaire de 1938 et 0 à 20%, selon les cas, par contre le sort d’un travailleur chargé de famille est sans rapport matériel et moral avec celui de l’avant-guerre surtout s’il s’agit d’un ouvrier non qualifié : encore la France n’est-elle pas dans ce domaine la plus favorisée des nations libres.

La cause en revient à nos charges très élevées, particulièrement celles que nous imposent nos territoires d’Outre-Mer et le vieillissement de nos structures économiques. Quant aux « profits capitalistes », ils sont en France des plus bas – les actionnaires des entreprises françaises en savent quelque chose – et si les profits comptables sont en apparence considérables, ils sont en presque totalité absorbés par les investissements indispensables pour maintenir en état, à notre époque de progrès technique, l’instrument de production. Encore n’y suffisent-ils presque jamais, pour les entreprises en renouvellement constant de fabrication. L’usure du capital n’a jamais été aussi rapide. Ces faits ne sont pas discutables, pris bien entendu dans leur ensemble et non sur des cas privilégiés, ou choisis pour les besoins de la cause.

 

Le Progrès Économique du Monde Libre

Cette digression dans le domaine socialo-économique était nécessaire d’abord pour mettre au point les jongleries auxquelles on fait servir les statistiques au lieu de voir les faits concrets et, ensuite, pour souligner une fois de plus l’événement le plus important dans le domaine international qui se soit produit depuis la guerre et qui explique bien des choses et en particulier la « détente », c’est-à-dire l’extraordinaire progrès économique en biens de consommation qui prend chaque jour des proportions plus spectaculaires dont bénéficie le Monde libre, tandis que l’autre stagne. C’est un fait d’une immense portée et qui dure – en gros – depuis plus de six ans aux Etats-Unis, en Allemagne, en Belgique et en Suisse et qui s’est généralisé depuis quinze mois dans le reste du Monde libre à un rythme au moins égal à celui de ces pays. Evidemment, les lecteurs du « Monde » n’en entendent pas souvent parler. On préfère discuter de la « paupérisation ».

En fait, la progression des richesses nationales se situe à un rythme annuel moyen de l’ordre de 6 à 8 pour cent et paraît devoir s’accentuer encore ces derniers jours ; cette proportion joue au surplus sur des économies déjà avancées (le pourcentage n’a pas la même signification aux Etats-Unis ou en U.R.S.S. à cause des niveaux de départ). Et cela – ce qui est essentiel – n’est nullement dû à une dépense accrue d’armements, le secteur rentable en bénéficiant intégralement. A preuve que les salaires suivent quand ils ne précèdent pas cette progression. L’augmentation des salaires a été cette année générale dans le Monde libre et les dernières augmentations dans l’industrie automobile et de l’acier aux Etats-Unis, des mineurs en Allemagne, ne sont que les révélateurs des possibilités accrues du système de libre entreprise pour le développement du bien-être. On peut évidemment se demander si cette expansion est susceptible de se prolonger indéfiniment. Il est normal qu’on le croie, plus téméraire de l’affirmer. Ce qui est certain, c’est qu’après chaque palier, la reprise s’est manifestée avec une vigueur nouvelle.

Nous ne parlerons pas aujourd’hui d’autres problèmes d’ordre politique et diplomatique ; rien de saillant ne se dégage encore des nombreux contacts qui se suivent. L’économique domine et ordonne au fond la marche des événements. Le vrai rapport des forces se mesure aujourd’hui d’abord au degré de prospérité auquel les pays en rivalité se haussent. La détente n’est pas l’œuvre des diplomates, mais de ceux qui créent la richesse et s’emploient à la répartir de la façon la plus rapide et la moins injuste possible.

 

Le Commerce Est-Ouest

Un important rapport, assorti d’une documentation très précise, a été publié par Harold Stassen sur le commerce Est-Ouest. On se rappelle que ce fut le thème de manifestations à grand spectacle à Moscou et à Pékin et la première phase de la détente qui se poursuit aujourd’hui – et pour cause – sur d’autres plans.

Nous avions à l’époque dit notre scepticisme sur le développement du commerce entre les pays communistes et les autres. On fait le point aujourd’hui. Ce commerce demeure insignifiant : à titre d’indication, les échanges de l’U.R.S.S. avec l’extérieur en 1954 représentent à peine quatre mois des échanges de la France seule, 1 milliard sept cent millions de dollars ; le commerce avec la Chine, le cinquième de ce chiffre. Encore le progrès de 1954 par rapport aux années les plus faibles 1952 et 1953 – environ 24% – est-il entièrement le résultat des échanges du premier semestre. Au second, ils sont retombés à peu près à leur niveau antérieur. Cependant, les pays de l’Est manquent de presque tous les produits industriels. Ils en ont souvent dressé la liste, mais ils n’ont rien à vendre et quand la Russie achète des denrées alimentaires ou des automobiles (ces Messieurs par l’intermédiaire du Gouvernement bulgare, viennent de commander cinq cents Chevrolet), ils règlent leurs achats en or.

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1955-07-02 – Les Discours et les Faits

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Le Courrier d’Aix – 1955-07-02 – La Vie Internationale.

 

Les Discours et les Faits

 

Si l’on passe au crible les discours, interviews, conférences de presse qui ont marqué le voyage des hommes d’Etat à San Francisco, on n’en retient pas grand-chose sur ce qui pourrait se dire dans quelques jours à Genève. Les points de vue se rapprochent sans que l’on aperçoive où ils peuvent se rencontrer, et cela est aussi vrai des rapports entre les Occidentaux qu’entre ceux-ci et les Soviets.

 

Toujours le Problème Allemand

On ne pourra en effet rien faire d’utile à Genève si le problème de la réunification de l’Allemagne n’est pas posé, sinon pour être résolu d’emblée, du moins pour qu’une procédure soit établie qui en rende, à plus ou moins long terme, la réalisation possible. Or les Russes n’ont rien révélé des conditions de cette réunification sinon celles que l’on connaissait depuis longtemps.

Du côté Occidental, on peut remarquer que des nuances subsistent entre les vues américaines et celles d’Eden et de Pinay. Les Etats-Unis mettent en premier plan la réunification sans condition, c’est-à-dire, à la suite d’élections libres, ce qui laisserait à l’Allemagne la faculté de décider de sa position extérieure, de ses alliances politiques et militaires, sous la seule réserve que la force armée du nouvel Etat serait limitée et contrôlée par un accord librement consenti dans le cadre d’une limitation générale des armements applicable aussi bien à l’O.T.A.N. qu’au Bloc oriental ; réunification et désarmement bilatéral iraient de pair sans régime d’exception pour aucun des signataires.  Du côté Français et Anglais de même qu’à Bonn on ne se fait guère d’illusion sur le succès d’un tel plan et la politique des trois pays européens coïncide en un point : c’est qu’une réunification prochaine de l’Allemagne ne paraît pas souhaitable. Adenauer pense en effet qu’acquise demain, elle le serait à des conditions qui mettraient l’Allemagne en tutelle et l’empêcherait de déterminer à l’avenir son sort en pleine souveraineté.

Du côté Français, bien que l’on reconnaisse que la réunification de l’Allemagne est la condition première d’une certaine stabilité en Europe, on n’est pas pressé de modifier l’état actuel ; la peur d’une grande Allemagne, l’espoir avoué de la maintenir démembrée et d’isoler la Prusse des autres pays de la fédération, demeurent sensibles dans les propos prudents de nos ministres. Il n’y a pas là matière à un désaccord profond entre Paris et Bonn, car le Chancelier veut attendre pour négocier avec Moscou que la force militaire de l’Allemagne soit reconstituée et pèse dans la balance ; depuis les Accords de Paris, les relations franco-allemandes sont aussi bonnes que possible et l’on cherche de part et d’autre à éviter toute controverse sur l’avenir de l’Allemagne qui serait, au surplus sans objet puisqu’il dépend des Soviets.

 

L’Avenir de la Zone Orientale

On peut se demander cependant si la position des Russes en Allemagne est aussi forte qu’ils le pensent. Il est curieux sinon  incompréhensible que la situation de l’Allemagne orientale occupée par les Russes continue de s’aggraver dix ans après la guerre et que le pays soit encore soumis à un rationnement alimentaire qui n’est même pas régulièrement honoré. Tandis qu’une certaine amélioration avait suivi le 17 Juin 1953 pendant plus d’un an, les choses se sont gâtées à nouveau et même le ravitaillement des industries est déficient. Une telle situation qui reflète les difficultés de l’Union Soviétique même, peut-elle se prolonger indéfiniment ? Est-ce qu’un jour la population, instruite par les répressions sanglantes de 1953, ne cherchera pas dans une désobéissance passive quasi unanime de mettre le fonctionnement du régime de Pankow dans un état de complète paralysie ? Cette rébellion secrètement organisée ferait entrer le problème allemand, éludé demain à Genève, dans un état aigu tel, que les Russes ne le pourraient résoudre à eux seuls. 

 

Le Désarmement et la Guerre « Presse-Bouton »

Pour ce qui est de la question du désarmement dont on doit s’entretenir à Genève, n’est-elle pas, dans les termes où on la pose communément, appelée à être dépassée par l’évolution de la stratégie ? La guerre « presse bouton », c’est-à-dire l’attaque surprise qui serait déclenchée par des engins atomiques téléguidés sans aucun mouvement d’hommes était encore l’année dernière une vue de l’esprit sur les temps futurs. Mais les progrès techniques, en ce domaine comme en d’autres, vont encore plus vite qu’on ne le prévoyait. La possibilité d’une telle guerre surprise et dont les préparatifs seraient presque invisibles, est une possibilité déjà en partie réalisée ou fort près de l’être. Les revues techniques russes y font couramment allusion, et les Américains y travaillent sans relâche. Dès lors, quand on propose une inspection des ports et des voies ferrées pour surveiller le désarmement comme l’a fait Molotov aux Etats-Unis, on ne risque rien. La réduction proportionnelle des effectifs serait aussi inopérante. Il faudrait que soient livrés tous les secrets industriels. Qui des deux parties y consentira jamais ?

 

Le Jeu de Nehru

Si les rencontres de San Francisco découragent les commentaires, il n’en est pas de même de la visite de Nehru à Moscou et de sa tournée chez les satellites. Ce n’est pas seulement pour les Russes un encouragement au neutralisme asiatique, c’est un jeu très adroit de part et d’autre qui vise Pékin. Les Soviets, si alliés qu’ils soient aux Chinois, ne veulent pas leur laisser le premier rôle dans la stratégie du communisme, et les visites et les entretiens entre les diplomates hindous et chinois risquaient de créer une entente asiatique qui échapperait au contrôle de l’U.R.S.S.

Déjà celle-ci avait été exclue de la conférence de Bandung en accord sans doute avec Pékin et New-Delhi, pour éviter que les Russes ne soient mis en accusation par des minorités musulmanes. Mais cette absence avait beaucoup nui au prestige soviétique. Nehru a été accueilli à Moscou avec une pompe et une liesse de commande absolument extraordinaires ; on a tout fait pour retenir Nehru dans le triangle ; celui-ci ne demandait pas mieux que de jouer entre les Russes et les Chinois une partie  d’équilibre lui permettant de se défendre des ambitions des uns et des autres et de cristalliser autour de sa personne toutes les forces qui ne veulent pas s’intégrer à l’un des deux blocs.

Nehru, de plus, bien qu’il proclame à l’envi son intention de faire évoluer l’Inde vers un état socialiste, a peine à se défendre contre les communistes de l’intérieur qui ne manquent pas de montrer l’état féodal où demeure le pays avec la complicité de son administration. Pour prix de sa visite à Boulganine, il a obtenu que les communistes hindous fassent preuve de modération dans leur action, et ceux-ci se sont exécutés sans beaucoup de conviction et en réservant l’avenir.

 

A Buenos-Ayres

Les nouvelles d’Argentine demeurent confuses , quelques points émergent ; la Junte militaire dirigée par Lucero fait la paix avec l’Église et se débarrasse du ministre de l’intérieur Berlinghi ; sans pouvoir affronter le syndicalisme péroniste, elle prépare un changement de personnes à sa tête ;  on cherche également à ressouder les forces militaires, marine et aviation, qui veulent éliminer Perón, alors que l’armée juge indispensable, si l’on veut éviter une vraie révolution, de le maintenir en place au moins nominalement. L’impression est que personne, ni Perón, ni l’armée, ni la marine, ni les syndicats, ne se sent assez fort pour s’imposer, ce qui est sans doute la meilleure garantie de la paix sociale.

 

                                                                                  CRITON

 

Criton – 1955-06-25 – Prestige de la Civilisation

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Le Courrier d’Aix – 1955-06-25 – La Vie Internationale.

 

Prestige de la Civilisation

 

Les Trois Occidentaux auxquels il faut joindre désormais l’Allemagne attendent de pied ferme les propositions soviétiques ; jamais depuis le début de la guerre froide l’harmonie n’a été entre les Grands, aussi parfaite. Elle l’est manifestement moins dans l’opinion, particulièrement en France. Mais il est difficile à tout observateur de bonne foi, de contester que cette solidarité des pays libres soit nécessaire et profitable après les succès qu’elle leur vaut. La conclusion des Accords de Paris a été la cause essentielle de la détente, alors que l’on s’attendait à un raidissement du communisme. Mais il y en a d’autres.

 

L’Enjeu des Forces Morales

La détente, en effet, est plus qu’une résultante des rapports de force une victoire des valeurs morales. On n’a pour s’en convaincre qu’à observer la stratégie de la propagande. A Paris, par exemple, qui demeure la capitale du monde civilisé, c’est à un assaut de démonstrations culturelles que l’on assiste.

Les Américains, sous le signe de « Salut à la France » exposent et présentent ce qu’ils croient avoir de meilleur, musique, théâtre, arts plastiques. Ils veulent par-là dissiper le préjugé qui les faisait considérer comme gens d’affaires et habiles techniciens, incapables par contre de création esthétique originale et tributaires de l’Europe  en ce domaine, préjugé séculaire et jusqu’à ces dernières années assez fondé. Les Etats-Unis veulent rappeler le rôle qu’ils ont joué dans le développement de la culture et dans l’ordre moral et religieux : le président Eisenhower s’étend à chaque occasion sur les valeurs qu’ils défendent.

Les pays d’au-delà du rideau de fer se sont empressés de répondre. Les Chinois ont envoyé le théâtre de Pékin, l’Allemagne de l’Est Arnold Brecht, la Tchécoslovaquie, la Roumanie, la Pologne participent au Festival international. Ces manifestations sont significatives du besoin de ne pas faire figure de barbares. Il n’est plus question d’effrayer, mais de séduire. Il n’est guère de pays, même parmi ceux qui vivaient jusqu’ici repliés sur eux-mêmes qui ne prennent conscience de leurs valeurs de civilisation et qui ne cherchent à en faire connaître au dehors l’originalité.

Cette heureuse rivalité est un signe dont l’importance pour le progrès pacifique du monde ne doit pas être méconnue.  Plus que les discours et les joutes diplomatiques, ils nous éclairent sur les aspirations des peuples dont les dirigeants doivent tenir compte. Développer dans la paix leurs capacités de réalisation dans les domaines de l’art comme de l’orientation scientifique et matérielle.

 

L’Enjeu des Prochaines Conférences

Cela certes ne garantit pas que les prochaines rencontres de San Francisco et de Genève apportent aux problèmes difficiles un commencement de solution. On nous avertit à l’envie qu’il n’en faut rien attendre de décisif et nous ne sommes pas de ceux qui croient à une coexistence pacifique, c’est-à-dire où tout conflit aigu serait écarté. Cela nous garantit cependant que pour l’heure toute tentative de force du genre de celles qui ont troublé ces dernières années se heurterait à une réprobation presque unanime et le cas échéant, conduirait à une coalition redoutable contre l’agresseur. Les communistes ont senti le vent et modifient leur tactique.

 

Le Plan Soviétique

L’enjeu des prochaines conférences se dessine ;  le plan de l’U.R.S.S., s’il en est un vraiment cohérent, consisterait, plutôt qu’à affronter les Alliés ensemble, de procéder à des rapprochements séparés comme ce fut le cas avec Tito et à des tentatives comme l’invitation adressée à Adenauer de se rendre à Moscou et les conversations aimables avec la France. Les Russes veulent tâter le terrain dans l’espoir de faire surgir des divergences d’intérêt dans la coalition atlantique. Les chances de succès de cette politique semblent assez faibles, à moins que Moscou ne joue des grosses cartes, impliquant des sacrifices majeurs. Ce que rien pour le moment ne laisse supposer. Des paroles et des sourires ne suffiront pas.

 

La Révolution Argentine

On peut maintenant parler de la petite révolution qui s’est déroulée en Argentine. Le résultat essentiel semble acquis. La dictature Perón a vécu. Là encore les forces morales ont joué le rôle essentiel. En s’attaquant à l’Eglise, Perón a soulevé en Amérique Latine une réprobation presque unanime. Les courants anticléricaux existent partout en Europe comme en Amérique. La question religieuse a repris depuis un an environ une acuité que l’on croyait depuis longtemps émoussée. Il y a malheureusement des passions latentes, séculaires, qui se réveillent à l’occasion. Elles demeurent vivaces sur le plan politique ; mais en Argentine, elles avaient dépassé la mesure en devenant explosives et sanglantes. Perón avait exalté la fièvre antireligieuse pour détourner l’opinion de ses erreurs. Peut-être avait-il été débordé par les agitateurs professionnels. La réaction de l’opinion lui a été fatale. S’il n’est pas d’emblée écarté du pouvoir, il ne jouera plus qu’un rôle nominal pour éviter que ses partisans encore nombreux ne passent à l’action. Une dictature militaire du type égyptien paraît devoir succéder à ce fascisme attardé.

Cette dictature Perón appuyée sur une démagogie sentimentale et incohérente ne laissera guère de regrets. Perón avait pratiqué pour lui-même un culte de la personne poussé au fanatisme en élevant sa défunte compagne « Evita », ancienne dame galante, au rang d’idole vénérée comme une sainte. Le ridicule n’avait pas tué cette religion naissante. Il a fallu qu’elle se heurtât avec violence aux croyances profondes de la nation.

Chose curieuse, l’affaire n’a contrarié que les « Yankees » comme on les appelle là-bas. Les Etats-Unis en effet, avaient fini par croire que le Péronisme était éternel et Perón aux abois s’était réconcilié avec eux. Il avait traité avec les grandes compagnies américaines pour développer le pays et redresser son économie ébranlée. Il se peut que ce revirement ait indisposé de ses partisans et contribué à sa chute. La Junte militaire qui lui succède aura fort à faire pour tenir les forces divisées en équilibre, éviter de paraître réactionnaire aux yeux des masses, ranimer l’économie sans faire trop apparemment appel au capital étranger. L’avènement d’un ordre nouveau, d’un ordre tout court, n’ira pas sans heurts, mais à plus ou moins longue échéance, l’Argentine devra sortir de l’isolement où la maintenait le péronisme dans la famille même des nations américaines.

 

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