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Le Courrier d’Aix – 1955-09-17 – La Vie Internationale.
Colonialisme et Progrès Social
Si la bombe à l’hydrogène a été pour quelque chose dans la modération des grandes Nations, le nationalisme exaspéré ne s’est pas calmé parmi les petits ; la poudrière des Balkans qui enflamma le monde de 1914 vient de gronder à Istanbul. Grecs et Turcs retrouvent à propos de Chypre leur haine traditionnelle. Israël est un autre foyer d’incendie ; les colonels du Caire rêvent de la revanche de leur humiliante défaite ; les alliés arabes ne leur manqueront pas.
Le Problème d’Afrique du Nord
En Afrique du Nord, les mêmes instincts élémentaires sont en éruption ; on oublie trop, en déplorant les évènements récents du Maroc et d’Algérie, que ces éruptions sont périodiques ; on fait la place trop grande à des motifs économiques, sociaux, idéologiques.
La majorité des tribus indigènes est animée d’instincts guerriers ; nous les avons largement mis à notre service depuis 1914 dans tous les coins du monde où la France a défendu ses positions ; de temps à autre, c’est contre nous que cet instinct se déchaîne. Il faut faire face avec les mêmes instincts dont la race française est bien pourvue et attendre l’apaisement qui se produit toujours ; ce qui n’empêche pas de mener ces peuples à la raison et au bien-être par des réformes progressives, mais n’oblige pas à prendre pour un l’expression du droit à disposer d’eux-mêmes, des explosions de sauvagerie qui sont normaux d’ailleurs chez des primitifs. On ne peut même pas parler de nationalisme car les tribus libérées de notre police se battraient entre elles pour le plaisir avec autant d’ardeur et de férocité.
Nous simplifions à dessein le problème parce que c’est là que réside son aspect fondamental ; pourquoi personne n’ose-t-il le dire et se laisse-t-on entraîner au gré des passions politiques à en faire une question internationale, presque la question essentielle du moment. Nous n’approuvons nullement les méthodes employées au Kenya par les Anglais. Ils ont massacré plus de 10.000 Mao-Mao en faisant le moins de bruit possible, et l’opinion internationale ne leur en a pas tenu rigueur ; ce qui reste de Mao-Mao n’a pas revendiqué l’autonomie, et les choses sont rentrées dans l’ordre.
Colonialisme et Européisation
Nous ne voudrions pas que ces remarques soient mises au compte de préjugés colonialistes, ce serait tout le contraire de notre pensée. Si spectaculaire et le plus souvent si généreuse qu’ait été notre conquête coloniale, elle se soldera finalement par un lourd passif. Il eut mieux valu ne jamais l’entreprendre.
Si la France a négligé son équipement, si nos finances sont si mauvaises, l’effort accompli outremer y est pour quelque chose ; nos propres défauts ont fait le reste. Et il est à craindre que ce passif ne s’aggrave avec le temps. Déjà les sacrifies à faire dans l’immédiat dépassent de loin nos possibilités. Le problème est insoluble et proprement inextricable, on ne peut faire à personne grief de ne pouvoir le résoudre ; l’imagination la plus brillante, même celle de M. Mauriac, n’y réussirait pas. Et cependant, il y a une voie pour modifier la tournure des choses ; l’Européisation des pas sous tutelle. Faire des anciennes colonies une responsabilité européenne de façon que les intérêts de nombreuses nations soient solidaires et se liguent contre les instincts et l’anarchie dont toute libération serait le résultat immédiat. La politique de « chasse gardée » ne pourrait à la longue que conduire au désastre. Peut-on compter sur les consortiums d’affaires pour le comprendre ? Ils n’y paraissent pas disposés.
Le Progrès Social
Nous ne voudrions pas davantage porter atteinte au mythe selon lequel la France de la grande révolution est à l’avant-garde des idées. Cependant, ni dans l’ordre matériel, ni dans l’ordre social nous ne faisons figure de pionniers.
Dans l’ordre social, de récents événements comme ceux de Saint-Nazaire, nous montrent une société qui en est encore à la stupide et ruineuse lutte des classes genre 1900 dont une partie semble, avec plus ou moins de sincérité, appeler de ses vœux une forme de collectivisme dont récemment un communiste danois désabusé faisait le plus grave et le plus décisif des procès :« le communisme est démodé ».
L’Économie Corporative
Dans un pays, la Hollande, où la coopération privée est très poussée et où les associations d’activités particulières s’entrecroisent, la confrontation des points de vue s’établit de façon permanente entre les trois catégories de participants à l’équilibre social : l’employeur, l’employé et le consommateur. C’est ce que les Allemands appellent « Verbandwistschaft », c’est le consommateur d’ailleurs qui joue le rôle d’arbitre à la fois intéressé, dans la mesure où il met au premier plan le maintien des prix les plus bas possibles, et désintéressé parce qu’il n’est ni salarié, ni chef d’entreprise, en l’espèce du moins.
L’avantage du système est que l’État n’entre pas en jeu ; il ne le fait que lorsque les parties se sont accordées et pour donner force de loi à la ligne générale qui doit orienter l’économie car ici, libéralisme et dirigisme n’ont plus le sens classique.
Cette organisation suppose la fin préalable de certains mythes et non des moindres, celui de l’égalité. D’abord, à travail égal, salaire égal et la péréquation si chère aux Français ; dans chaque domaine de la production, les possibilités de répartition équitable des profits diffèrent. D’autre part, que patron et ouvriers ne peuvent vivre que dans l’inimitié et que leurs intérêts sont nécessairement opposés, alors qu’en bonne économie ils ne devraient jamais l’être, si l’on s’entend une fois pour toute sur les rémunérations équitables qui reviennent à chaque rouage de la production : capital, travail, maîtrise, direction.
L’exposé technique de cette forme d’organisation sociale dépasse le cadre de ces chroniques. Nous n’en parlions que pour signaler à nos lecteurs dans quelle direction s’oriente le progrès social dans les pays les plus avancés qui ne sont pas les plus grands : la Suisse, la Belgique, la Hollande, le Danemark, la Suède. Des formules sont essayées, des solutions se cherchent ; aucune n’est définitive. On ferait bien d’y prêter plus d’attention.
La Crise Anglaise
Les difficultés économiques et financières de l’Angleterre ont retrouvé le degré d’acuité qu’elles avaient quand les Travaillistes étaient au pouvoir. Les Conservateurs n’ont pu rompre le cercle et renverser la tendance, ce qui prouve que malgré les apparences, l’amélioration survenue pendant deux ans était factice. Qu’on prenne garde, il en est exactement de même chez nous ; on peut surmonter des difficultés économiques, si grandes qu’elles soient, le miracle se produit toujours ; les tares psychologiques sont incurables. L’Angleterre est entrée peu à peu dans le socialisme corps et âme ; la concurrence a pratiquement disparu au niveau de la production comme de la distribution. Les revendications de salaires risquent de provoquer une catastrophe plus sérieuse que celle de 1948. Les Syndicats en sont conscients comme le dernier congrès des Trade-Unions l’a montré. Mais ils ne semblent pas avoir les moyens de réagir ; devant la hausse des prix, les freins ne jouent guère, c’est aujourd’hui le point le plus sombre de l’économie, par ailleurs brillante du Monde libre et un point d’importance.
CRITON