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Le Courrier d’Aix – 1955-07-02 – La Vie Internationale.
Les Discours et les Faits
Si l’on passe au crible les discours, interviews, conférences de presse qui ont marqué le voyage des hommes d’Etat à San Francisco, on n’en retient pas grand-chose sur ce qui pourrait se dire dans quelques jours à Genève. Les points de vue se rapprochent sans que l’on aperçoive où ils peuvent se rencontrer, et cela est aussi vrai des rapports entre les Occidentaux qu’entre ceux-ci et les Soviets.
Toujours le Problème Allemand
On ne pourra en effet rien faire d’utile à Genève si le problème de la réunification de l’Allemagne n’est pas posé, sinon pour être résolu d’emblée, du moins pour qu’une procédure soit établie qui en rende, à plus ou moins long terme, la réalisation possible. Or les Russes n’ont rien révélé des conditions de cette réunification sinon celles que l’on connaissait depuis longtemps.
Du côté Occidental, on peut remarquer que des nuances subsistent entre les vues américaines et celles d’Eden et de Pinay. Les Etats-Unis mettent en premier plan la réunification sans condition, c’est-à-dire, à la suite d’élections libres, ce qui laisserait à l’Allemagne la faculté de décider de sa position extérieure, de ses alliances politiques et militaires, sous la seule réserve que la force armée du nouvel Etat serait limitée et contrôlée par un accord librement consenti dans le cadre d’une limitation générale des armements applicable aussi bien à l’O.T.A.N. qu’au Bloc oriental ; réunification et désarmement bilatéral iraient de pair sans régime d’exception pour aucun des signataires. Du côté Français et Anglais de même qu’à Bonn on ne se fait guère d’illusion sur le succès d’un tel plan et la politique des trois pays européens coïncide en un point : c’est qu’une réunification prochaine de l’Allemagne ne paraît pas souhaitable. Adenauer pense en effet qu’acquise demain, elle le serait à des conditions qui mettraient l’Allemagne en tutelle et l’empêcherait de déterminer à l’avenir son sort en pleine souveraineté.
Du côté Français, bien que l’on reconnaisse que la réunification de l’Allemagne est la condition première d’une certaine stabilité en Europe, on n’est pas pressé de modifier l’état actuel ; la peur d’une grande Allemagne, l’espoir avoué de la maintenir démembrée et d’isoler la Prusse des autres pays de la fédération, demeurent sensibles dans les propos prudents de nos ministres. Il n’y a pas là matière à un désaccord profond entre Paris et Bonn, car le Chancelier veut attendre pour négocier avec Moscou que la force militaire de l’Allemagne soit reconstituée et pèse dans la balance ; depuis les Accords de Paris, les relations franco-allemandes sont aussi bonnes que possible et l’on cherche de part et d’autre à éviter toute controverse sur l’avenir de l’Allemagne qui serait, au surplus sans objet puisqu’il dépend des Soviets.
L’Avenir de la Zone Orientale
On peut se demander cependant si la position des Russes en Allemagne est aussi forte qu’ils le pensent. Il est curieux sinon incompréhensible que la situation de l’Allemagne orientale occupée par les Russes continue de s’aggraver dix ans après la guerre et que le pays soit encore soumis à un rationnement alimentaire qui n’est même pas régulièrement honoré. Tandis qu’une certaine amélioration avait suivi le 17 Juin 1953 pendant plus d’un an, les choses se sont gâtées à nouveau et même le ravitaillement des industries est déficient. Une telle situation qui reflète les difficultés de l’Union Soviétique même, peut-elle se prolonger indéfiniment ? Est-ce qu’un jour la population, instruite par les répressions sanglantes de 1953, ne cherchera pas dans une désobéissance passive quasi unanime de mettre le fonctionnement du régime de Pankow dans un état de complète paralysie ? Cette rébellion secrètement organisée ferait entrer le problème allemand, éludé demain à Genève, dans un état aigu tel, que les Russes ne le pourraient résoudre à eux seuls.
Le Désarmement et la Guerre « Presse-Bouton »
Pour ce qui est de la question du désarmement dont on doit s’entretenir à Genève, n’est-elle pas, dans les termes où on la pose communément, appelée à être dépassée par l’évolution de la stratégie ? La guerre « presse bouton », c’est-à-dire l’attaque surprise qui serait déclenchée par des engins atomiques téléguidés sans aucun mouvement d’hommes était encore l’année dernière une vue de l’esprit sur les temps futurs. Mais les progrès techniques, en ce domaine comme en d’autres, vont encore plus vite qu’on ne le prévoyait. La possibilité d’une telle guerre surprise et dont les préparatifs seraient presque invisibles, est une possibilité déjà en partie réalisée ou fort près de l’être. Les revues techniques russes y font couramment allusion, et les Américains y travaillent sans relâche. Dès lors, quand on propose une inspection des ports et des voies ferrées pour surveiller le désarmement comme l’a fait Molotov aux Etats-Unis, on ne risque rien. La réduction proportionnelle des effectifs serait aussi inopérante. Il faudrait que soient livrés tous les secrets industriels. Qui des deux parties y consentira jamais ?
Le Jeu de Nehru
Si les rencontres de San Francisco découragent les commentaires, il n’en est pas de même de la visite de Nehru à Moscou et de sa tournée chez les satellites. Ce n’est pas seulement pour les Russes un encouragement au neutralisme asiatique, c’est un jeu très adroit de part et d’autre qui vise Pékin. Les Soviets, si alliés qu’ils soient aux Chinois, ne veulent pas leur laisser le premier rôle dans la stratégie du communisme, et les visites et les entretiens entre les diplomates hindous et chinois risquaient de créer une entente asiatique qui échapperait au contrôle de l’U.R.S.S.
Déjà celle-ci avait été exclue de la conférence de Bandung en accord sans doute avec Pékin et New-Delhi, pour éviter que les Russes ne soient mis en accusation par des minorités musulmanes. Mais cette absence avait beaucoup nui au prestige soviétique. Nehru a été accueilli à Moscou avec une pompe et une liesse de commande absolument extraordinaires ; on a tout fait pour retenir Nehru dans le triangle ; celui-ci ne demandait pas mieux que de jouer entre les Russes et les Chinois une partie d’équilibre lui permettant de se défendre des ambitions des uns et des autres et de cristalliser autour de sa personne toutes les forces qui ne veulent pas s’intégrer à l’un des deux blocs.
Nehru, de plus, bien qu’il proclame à l’envi son intention de faire évoluer l’Inde vers un état socialiste, a peine à se défendre contre les communistes de l’intérieur qui ne manquent pas de montrer l’état féodal où demeure le pays avec la complicité de son administration. Pour prix de sa visite à Boulganine, il a obtenu que les communistes hindous fassent preuve de modération dans leur action, et ceux-ci se sont exécutés sans beaucoup de conviction et en réservant l’avenir.
A Buenos-Ayres
Les nouvelles d’Argentine demeurent confuses , quelques points émergent ; la Junte militaire dirigée par Lucero fait la paix avec l’Église et se débarrasse du ministre de l’intérieur Berlinghi ; sans pouvoir affronter le syndicalisme péroniste, elle prépare un changement de personnes à sa tête ; on cherche également à ressouder les forces militaires, marine et aviation, qui veulent éliminer Perón, alors que l’armée juge indispensable, si l’on veut éviter une vraie révolution, de le maintenir en place au moins nominalement. L’impression est que personne, ni Perón, ni l’armée, ni la marine, ni les syndicats, ne se sent assez fort pour s’imposer, ce qui est sans doute la meilleure garantie de la paix sociale.
CRITON