Criton – 1955-07-09 – “Le Temps du Sourire”

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Le Courrier d’Aix – 1955-07-09 – La Vie Internationale.

 

« Le Temps du Sourire »

 

L’allocution de Krouchtchev à l’Ambassade américaine de Moscou, la diffusion extraordinaire du texte de la conférence de presse du président Eisenhower par la radio soviétique, forment un prélude allègre et détendu à la Conférence de Genève. Mais une fois de plus, cela ne nous donne aucune indication des sujets sur lesquels un progrès pourra être accompli par concessions mutuelles comme le suggèrent les deux parties.

 

La Situation de l’Économie Soviétique

Krouchtchev a insisté sur l’excellente situation de l’économie soviétique, et répété que les critiques que les dirigeants s’adressent à eux-mêmes signifient seulement leur intention de faire mieux. Ce n’est donc pas par faiblesse, comme certains le prétendent, que l’U.R.S.S. a orienté sa politique vers la détente. Précisons à notre tour :

L’économie soviétique n’est pas plus mauvaise, en effet, qu’elle n’était à la mort de Staline. L’agriculture demeure le point faible et les progrès y sont peu apparents, suivant avec peine l’augmentation de la population. S’il en était autrement, pourquoi les Soviets auraient-ils acheté depuis un an des quantités considérables de viande et de sucre à l’extérieur, pourquoi n’auraient-ils pas couvert le déficit en blé de leurs satellites hongrois, tchèques et allemands de l’Est ? (On apprend cette semaine que l’U.R.S.S. achètera 500.000 tonnes de blé canadien et la Pologne 10 millions de boisseaux ; où sont les greniers d’antan !). La production des biens de consommation reste très insuffisante ; tous les voyageurs signalent les queues aux magasins d’Etat dès qu’un arrivage de tissus est signalé. La qualité des objets est très médiocre ; les Russes s’en plaignent et les voyageurs s’en aperçoivent. Par contre, les progrès de l’industrie lourde continuent à un rythme régulier et l’armement prospère. Dans l’ensemble, il n’y a pas grand changement dans le niveau de vie des habitants qui sont pauvrement mais décemment vêtus, suffisamment nourris sans douceurs ni superflu et toujours très mal logés. Tous les rapports, et l’on sait combien il en vient, s’accordent sur cette impression.

Cependant, pour la première fois depuis six ans, les Soviets ont renoncé à abaisser les prix dans les magasins d’Etat, ce qui était leur manière d’augmenter les salaires : La moyenne de ceux-ci s’élève à six cents roubles environ, douze mille francs par mois en pouvoir d’achat moyen ; les salaires en province étant plus faibles qu’à Moscou où le niveau de vie est plus élevé, la ville servant d’enseigne aux visiteurs. Quant au pouvoir d’achat du rouble s’il est plus élevé que la moyenne indiquée pour les denrées alimentaires, il l’est très sensiblement moins pour les vêtements et autres articles à qualité égale, bien entendu. Car la plupart des erreurs de calcul viennent précisément des différences de qualité entre ce que produit l’Occident et ce que vend l’U.R.S.S.

 

La Thèse de la « Paupérisation »

Si nous rappelons ces faits que nous avons déjà commentés ici, c’est que l’on a tenté de nier les progrès accomplis en France du pouvoir d’achat des travailleurs. Une discussion s’est engagée avec quelque bruit sur la prétendue « paupérisation » des travailleurs français. S’il est exact – et c’est sur cela qu’on spécule – que le salaire effectivement touché – abstraction faite de divers avantages indirects – d’un ouvrier qualifié célibataire et bien portant, n’est pas très supérieur au salaire de 1938 et 0 à 20%, selon les cas, par contre le sort d’un travailleur chargé de famille est sans rapport matériel et moral avec celui de l’avant-guerre surtout s’il s’agit d’un ouvrier non qualifié : encore la France n’est-elle pas dans ce domaine la plus favorisée des nations libres.

La cause en revient à nos charges très élevées, particulièrement celles que nous imposent nos territoires d’Outre-Mer et le vieillissement de nos structures économiques. Quant aux « profits capitalistes », ils sont en France des plus bas – les actionnaires des entreprises françaises en savent quelque chose – et si les profits comptables sont en apparence considérables, ils sont en presque totalité absorbés par les investissements indispensables pour maintenir en état, à notre époque de progrès technique, l’instrument de production. Encore n’y suffisent-ils presque jamais, pour les entreprises en renouvellement constant de fabrication. L’usure du capital n’a jamais été aussi rapide. Ces faits ne sont pas discutables, pris bien entendu dans leur ensemble et non sur des cas privilégiés, ou choisis pour les besoins de la cause.

 

Le Progrès Économique du Monde Libre

Cette digression dans le domaine socialo-économique était nécessaire d’abord pour mettre au point les jongleries auxquelles on fait servir les statistiques au lieu de voir les faits concrets et, ensuite, pour souligner une fois de plus l’événement le plus important dans le domaine international qui se soit produit depuis la guerre et qui explique bien des choses et en particulier la « détente », c’est-à-dire l’extraordinaire progrès économique en biens de consommation qui prend chaque jour des proportions plus spectaculaires dont bénéficie le Monde libre, tandis que l’autre stagne. C’est un fait d’une immense portée et qui dure – en gros – depuis plus de six ans aux Etats-Unis, en Allemagne, en Belgique et en Suisse et qui s’est généralisé depuis quinze mois dans le reste du Monde libre à un rythme au moins égal à celui de ces pays. Evidemment, les lecteurs du « Monde » n’en entendent pas souvent parler. On préfère discuter de la « paupérisation ».

En fait, la progression des richesses nationales se situe à un rythme annuel moyen de l’ordre de 6 à 8 pour cent et paraît devoir s’accentuer encore ces derniers jours ; cette proportion joue au surplus sur des économies déjà avancées (le pourcentage n’a pas la même signification aux Etats-Unis ou en U.R.S.S. à cause des niveaux de départ). Et cela – ce qui est essentiel – n’est nullement dû à une dépense accrue d’armements, le secteur rentable en bénéficiant intégralement. A preuve que les salaires suivent quand ils ne précèdent pas cette progression. L’augmentation des salaires a été cette année générale dans le Monde libre et les dernières augmentations dans l’industrie automobile et de l’acier aux Etats-Unis, des mineurs en Allemagne, ne sont que les révélateurs des possibilités accrues du système de libre entreprise pour le développement du bien-être. On peut évidemment se demander si cette expansion est susceptible de se prolonger indéfiniment. Il est normal qu’on le croie, plus téméraire de l’affirmer. Ce qui est certain, c’est qu’après chaque palier, la reprise s’est manifestée avec une vigueur nouvelle.

Nous ne parlerons pas aujourd’hui d’autres problèmes d’ordre politique et diplomatique ; rien de saillant ne se dégage encore des nombreux contacts qui se suivent. L’économique domine et ordonne au fond la marche des événements. Le vrai rapport des forces se mesure aujourd’hui d’abord au degré de prospérité auquel les pays en rivalité se haussent. La détente n’est pas l’œuvre des diplomates, mais de ceux qui créent la richesse et s’emploient à la répartir de la façon la plus rapide et la moins injuste possible.

 

Le Commerce Est-Ouest

Un important rapport, assorti d’une documentation très précise, a été publié par Harold Stassen sur le commerce Est-Ouest. On se rappelle que ce fut le thème de manifestations à grand spectacle à Moscou et à Pékin et la première phase de la détente qui se poursuit aujourd’hui – et pour cause – sur d’autres plans.

Nous avions à l’époque dit notre scepticisme sur le développement du commerce entre les pays communistes et les autres. On fait le point aujourd’hui. Ce commerce demeure insignifiant : à titre d’indication, les échanges de l’U.R.S.S. avec l’extérieur en 1954 représentent à peine quatre mois des échanges de la France seule, 1 milliard sept cent millions de dollars ; le commerce avec la Chine, le cinquième de ce chiffre. Encore le progrès de 1954 par rapport aux années les plus faibles 1952 et 1953 – environ 24% – est-il entièrement le résultat des échanges du premier semestre. Au second, ils sont retombés à peu près à leur niveau antérieur. Cependant, les pays de l’Est manquent de presque tous les produits industriels. Ils en ont souvent dressé la liste, mais ils n’ont rien à vendre et quand la Russie achète des denrées alimentaires ou des automobiles (ces Messieurs par l’intermédiaire du Gouvernement bulgare, viennent de commander cinq cents Chevrolet), ils règlent leurs achats en or.

 

                                                                                  CRITON