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Le Courrier d’Aix – 1955-06-25 – La Vie Internationale.
Prestige de la Civilisation
Les Trois Occidentaux auxquels il faut joindre désormais l’Allemagne attendent de pied ferme les propositions soviétiques ; jamais depuis le début de la guerre froide l’harmonie n’a été entre les Grands, aussi parfaite. Elle l’est manifestement moins dans l’opinion, particulièrement en France. Mais il est difficile à tout observateur de bonne foi, de contester que cette solidarité des pays libres soit nécessaire et profitable après les succès qu’elle leur vaut. La conclusion des Accords de Paris a été la cause essentielle de la détente, alors que l’on s’attendait à un raidissement du communisme. Mais il y en a d’autres.
L’Enjeu des Forces Morales
La détente, en effet, est plus qu’une résultante des rapports de force une victoire des valeurs morales. On n’a pour s’en convaincre qu’à observer la stratégie de la propagande. A Paris, par exemple, qui demeure la capitale du monde civilisé, c’est à un assaut de démonstrations culturelles que l’on assiste.
Les Américains, sous le signe de « Salut à la France » exposent et présentent ce qu’ils croient avoir de meilleur, musique, théâtre, arts plastiques. Ils veulent par-là dissiper le préjugé qui les faisait considérer comme gens d’affaires et habiles techniciens, incapables par contre de création esthétique originale et tributaires de l’Europe en ce domaine, préjugé séculaire et jusqu’à ces dernières années assez fondé. Les Etats-Unis veulent rappeler le rôle qu’ils ont joué dans le développement de la culture et dans l’ordre moral et religieux : le président Eisenhower s’étend à chaque occasion sur les valeurs qu’ils défendent.
Les pays d’au-delà du rideau de fer se sont empressés de répondre. Les Chinois ont envoyé le théâtre de Pékin, l’Allemagne de l’Est Arnold Brecht, la Tchécoslovaquie, la Roumanie, la Pologne participent au Festival international. Ces manifestations sont significatives du besoin de ne pas faire figure de barbares. Il n’est plus question d’effrayer, mais de séduire. Il n’est guère de pays, même parmi ceux qui vivaient jusqu’ici repliés sur eux-mêmes qui ne prennent conscience de leurs valeurs de civilisation et qui ne cherchent à en faire connaître au dehors l’originalité.
Cette heureuse rivalité est un signe dont l’importance pour le progrès pacifique du monde ne doit pas être méconnue. Plus que les discours et les joutes diplomatiques, ils nous éclairent sur les aspirations des peuples dont les dirigeants doivent tenir compte. Développer dans la paix leurs capacités de réalisation dans les domaines de l’art comme de l’orientation scientifique et matérielle.
L’Enjeu des Prochaines Conférences
Cela certes ne garantit pas que les prochaines rencontres de San Francisco et de Genève apportent aux problèmes difficiles un commencement de solution. On nous avertit à l’envie qu’il n’en faut rien attendre de décisif et nous ne sommes pas de ceux qui croient à une coexistence pacifique, c’est-à-dire où tout conflit aigu serait écarté. Cela nous garantit cependant que pour l’heure toute tentative de force du genre de celles qui ont troublé ces dernières années se heurterait à une réprobation presque unanime et le cas échéant, conduirait à une coalition redoutable contre l’agresseur. Les communistes ont senti le vent et modifient leur tactique.
Le Plan Soviétique
L’enjeu des prochaines conférences se dessine ; le plan de l’U.R.S.S., s’il en est un vraiment cohérent, consisterait, plutôt qu’à affronter les Alliés ensemble, de procéder à des rapprochements séparés comme ce fut le cas avec Tito et à des tentatives comme l’invitation adressée à Adenauer de se rendre à Moscou et les conversations aimables avec la France. Les Russes veulent tâter le terrain dans l’espoir de faire surgir des divergences d’intérêt dans la coalition atlantique. Les chances de succès de cette politique semblent assez faibles, à moins que Moscou ne joue des grosses cartes, impliquant des sacrifices majeurs. Ce que rien pour le moment ne laisse supposer. Des paroles et des sourires ne suffiront pas.
La Révolution Argentine
On peut maintenant parler de la petite révolution qui s’est déroulée en Argentine. Le résultat essentiel semble acquis. La dictature Perón a vécu. Là encore les forces morales ont joué le rôle essentiel. En s’attaquant à l’Eglise, Perón a soulevé en Amérique Latine une réprobation presque unanime. Les courants anticléricaux existent partout en Europe comme en Amérique. La question religieuse a repris depuis un an environ une acuité que l’on croyait depuis longtemps émoussée. Il y a malheureusement des passions latentes, séculaires, qui se réveillent à l’occasion. Elles demeurent vivaces sur le plan politique ; mais en Argentine, elles avaient dépassé la mesure en devenant explosives et sanglantes. Perón avait exalté la fièvre antireligieuse pour détourner l’opinion de ses erreurs. Peut-être avait-il été débordé par les agitateurs professionnels. La réaction de l’opinion lui a été fatale. S’il n’est pas d’emblée écarté du pouvoir, il ne jouera plus qu’un rôle nominal pour éviter que ses partisans encore nombreux ne passent à l’action. Une dictature militaire du type égyptien paraît devoir succéder à ce fascisme attardé.
Cette dictature Perón appuyée sur une démagogie sentimentale et incohérente ne laissera guère de regrets. Perón avait pratiqué pour lui-même un culte de la personne poussé au fanatisme en élevant sa défunte compagne « Evita », ancienne dame galante, au rang d’idole vénérée comme une sainte. Le ridicule n’avait pas tué cette religion naissante. Il a fallu qu’elle se heurtât avec violence aux croyances profondes de la nation.
Chose curieuse, l’affaire n’a contrarié que les « Yankees » comme on les appelle là-bas. Les Etats-Unis en effet, avaient fini par croire que le Péronisme était éternel et Perón aux abois s’était réconcilié avec eux. Il avait traité avec les grandes compagnies américaines pour développer le pays et redresser son économie ébranlée. Il se peut que ce revirement ait indisposé de ses partisans et contribué à sa chute. La Junte militaire qui lui succède aura fort à faire pour tenir les forces divisées en équilibre, éviter de paraître réactionnaire aux yeux des masses, ranimer l’économie sans faire trop apparemment appel au capital étranger. L’avènement d’un ordre nouveau, d’un ordre tout court, n’ira pas sans heurts, mais à plus ou moins longue échéance, l’Argentine devra sortir de l’isolement où la maintenait le péronisme dans la famille même des nations américaines.
CRITON