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Le Courrier d’Aix – 1955-08-06 – La Vie Internationale.
Évolution Rapide
La croisade de l’amabilité se développe à vive allure. Après les Russes, les Chinois entrent en jeu. Beaucoup s’en réjouissent ; quelques-uns se méfient. Ces derniers ont raison dans la mesure où il s’agit d’une politique ; le sourire et les bonnes manières sont un moyen d’éluder la solution des vrais problèmes ; aucune jusqu’ici n’est en vue. Au contraire, dans la mesure où cette attente répond à une pression intérieure, sa valeur pour le maintien de la paix n’est pas négligeable.
L’Évolution du Régime Soviétique
Rappelons l’essentiel de l’évolution du régime soviétique depuis la mort de Staline ; comme dans toute société en formation, une classe dirigeante se constituait en bourgeoisie : militaire, bureaucratique et technique ; périodiquement, Staline la décapitait, dès qu’elle s’installait dans ses privilèges ; depuis sa mort, elle a fait sentir sa force et l’oligarchie régnante a perdu les moyens de la menacer ; elle semble aujourd’hui à l’abri des suppressions brutales ; les situations acquises se consolident et deviennent héréditaires. Cette classe dirigeante veut profiter de ses avantages et des hommes comme Krouchtchev et Boulganine paraissent partager cette aspiration, ou du moins s’y conformer. Sans doute n’ont-ils pas l’autorité pour y faire obstacle. Tous les voyageurs revenus d’au-delà du rideau de fer ont constaté l’extrême curiosité que soulèvent les choses d’Occident. Un besoin ardent de briser les murs de la prison où ils vivent, de visiter les pays qui demeurent une sorte de légende.
Le rideau de fer est ébranlé ; aux tournées des chefs à l’extérieur succèdera progressivement le voyage des sujets. Cet élargissement des échanges humains ne peut que modifier profondément la structure sociale des pays de l’Est et des conséquences politiques sont inévitables. D’autre part, les dirigeants soviétiques sont aujourd’hui convaincus que le système collectiviste n’a aucune chance de s’imposer et que leur régime même devra s’assouplir beaucoup pour rivaliser dans l’ordre économique avec ses adversaires, et même imiter leurs méthodes. A la longue même, les deux structures modelées par la technique pourraient devenir assez voisines ce qui n’empêcherait pas d’ailleurs les rivalités proprement politiques, mais leur enlèverait tout caractère révolutionnaire qui avait fait jusqu’ici la force du monde communiste. Sous la pression même du progrès, le régime deviendra progressiste et même, dit-on en plaisantant, un peu radical-socialiste.
Le Bilan de Genève
Si nous faisons, après d’autres, le bilan de la Conférence de Genève, voici nos conclusions ; d’abord ce qu’ont gagné les Occidentaux : un incontestable triomphe d’ordre moral, particulièrement en la personne du président Eisenhower ; les Russes ont admis publiquement que les Occidentaux n’étaient pas des fauteurs de guerre et que l’Alliance occidentale n’avait pas pour objet la destruction de l’U.R.S.S. Cette démonstration a été appuyée par l’offre de Ike d’une inspection aérienne réciproque des bases militaires ; toute la propagande menée jusqu’ici s’est trouvé désavouée et cela seul valait que la Conférence de Genève ait lieu ; l’opinion encore flottante et mal informée des peuples mineurs en a été profondément impressionnée. Le second avantage pour l’Occident : la preuve de son unité, qu’il n’est plus possible de dissoudre, même en face de problèmes équivoques comme la réunification de l’Allemagne. Tertio, la décision de discuter à l’avenir et à n’importe quel échelon de tous les problèmes que les communistes voudraient leur soumettre.
Maintenant, qu’ont gagné les Russes ? Un prestige accru pour les nouveaux dirigeants qui se sont vus traités en égaux par les Présidents des grandes démocraties. L’impression favorable faite sur les peuples par des gens qui souriaient et cherchaient à asseoir la paix. Ils en avaient grand besoin. Secundo, un affaiblissement – et c’est là le point important – de la résistance à l’oppression russe au sein des pays satellites. Les accolades de Joukov et d’Eisenhower seront largement utilisées par la propagande pour montrer aux peuples d’Europe Orientale qu’ils ne doivent pas compter sur l’Amérique pour leur libération, ce qui permettra au Kremlin de consolider les régimes chancelants qu’ils y ont installé. Tertio, une pression difficile à refouler pour obliger les Américains à traiter avec la Chine de Pékin et à liquider plus ou moins leurs alliances avec Tchang et Syngman Rhee.
Ce bilan établi, il est difficile de prédire à qui la rencontre de Genève aura profité le plus. Cependant, un fait domine : l’arsenal de la propagande soviétique a perdu l’essentiel de ses armes : mieux, elle les a elle-même détruites. Cela compte peu à nos yeux d’Occidentaux évolués, mais beaucoup pour les autres.
La Brouille Tito – U.S.A.
Il y a un perdant dans l’affaire, c’est notre vieil adversaire le maréchal Tito. Les Américains ont fini par voir clair dans son jeu, et la rupture, si elle est soigneusement dissimulée à Washington où l’on ne veut pas avouer une aussi grosse erreur, n’en est pas moins effective. Le milliard de dollars pour réarmer Tito et le maintenir au pouvoir a été gaspillé. On se demande par quelle aberration la diplomatie américaine s’est ainsi fourvoyée. Il a fallu – nos lecteurs s’en souviennent – qu’un ingénieur yougoslave leur communiquât les plans du Mig 17 que les Soviets avaient offert à Tito avant la rencontre de Belgrade ; d’autre part, le prestige du Maréchal a été fortement atteint par le récent fiasco économique qui va sans doute tourner plus mal si l’aide occidentale lui fait défaut. Tito a cru à l’inépuisable naïveté des Occidentaux et à l’importance de sa position stratégique. Il était sûr que le chantage demeurerait payant. Aussi son dernier discours est-il assez amer. Le pacte de paix que les Russes cherchent à conclure lui enlève son principal moyen de pression. Son rôle de « grand neutre » paraît singulièrement compromis.
La Copropriété Industrielle
Dans le domaine économique qui a avec la politique des liens souvent obscurs, une évolution d’importance se dessine. Les Anglais – en l’espèce deux importantes sociétés I.C.I. et Courtauds se proposent à faire participer leur personnel au capital des entreprises, c’est-à-dire à instituer une forme de copropriété où il y aura deux catégories d’actionnaires, ceux qui fournissent le capital et ceux qui apportent leur travail. La formule n’est pas nouvelle, ses premières applications ont eu lieu en France, il y a trois quarts de siècle ; elle est de plus en plus largement répandue aux Etats-Unis. Mais elle n’avait pas jusqu’ici pris corps dans cette conscience économique dont nous parlions l’autre jour. Elle n’avait pas trouvé un large appel chez ceux qui pouvaient en bénéficier ; elle suscitait plutôt leur méfiance. Il semble aujourd’hui qu’on assiste à un départ nouveau ; l’application généralisée de cette réforme suscite de nombreuses difficultés, surtout d’ordre fiscal. Elles ne sont pas insurmontables. Si la formule passe dans les mœurs de l’économie libre, elle pourrait marquer le début d’une ère nouvelle dans les rapports du capital et du travail. Cette forme de copropriété dans l’entreprise en viendrait au fond à rejoindre la revendication essentielle du collectivisme, en lui donnant une forme concrète et apparente. Bien des antagonismes lui devraient de disparaître.
CRITON