Criton – 1955-07-30 – La Croisade de l’Amabilité

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Le Courrier d’Aix – 1955-07-30 – La Vie Internationale.

 

La Croisade de l’Amabilité

 

Le communiqué final de la Conférence de Genève jette le manteau de Noë sur l’évidente impossibilité d’un accord concret sur un problème quelconque divisant Soviétiques et Occidentaux. Dans l’ordre politico-diplomatique le résultat de la grande réunion est nul. Sur le plan moral au contraire, Genève 1955 aura une portée historique ; on a dit, avec raison, qu’elle était le triomphe de l’opinion sur la menace communiste. En paroles du moins, la guerre froide est terminée.

 

Le Rôle des Soviets à Genève

A cette parade diplomatique, les Soviets ont fait triste figure, comme d’ailleurs à Belgrade. Ainsi que nous l’avions suggéré, Boulganine et Krouchtchev n’ont pas de politique. N’osant rompre avec le stalinisme de peur de voir s’écrouler l’empire qu’il a conquis, ils se sont abrités derrière Molotov parce qu’ils n’ont personne pour le remplacer et que toute autre ligne politique leur semble pleine de périls ; ils se sentent néanmoins emportés par un courant irrésistible sans savoir où il les mène.

Le monde veut la paix, jouir des avantages que la technique promet sans craindre une agression ; l’opinion s’est rendu compte que la liberté seule rend les peuples prospères ; le communisme est partout discrédité, sauf chez les simples. Krouchtchev qui faisait sa première sortie en Occident a pu voir – car il est intelligent et bon observateur – de combien d’années la Russie d’aujourd’hui retarde sur Genève, plus encore qu’à l’époque de Rousseau. Devant cet échec, il n’est plus possible de jouer, comme Staline, du bluff et de l’intimidation ; il faut joindre sa voix au concert des chœurs pacifiques et cela n’engage à rien et ne comporte pas de risque ; pour les choses sérieuses, on peut toujours gagner du temps.

C’est bien en effet, sur le temps que les Soviets comptent pour renverser une tendance qui leur est défavorable ; la question pour eux est de savoir s’il leur donnera les moyens de maintenir leur autorité et d’éviter un effondrement. La question allemande est posée : la réunification ne peut plus être éludée. Il arriverait un moment où elle se ferait toute seule et contre les Russes ; c’est alors que commencerait la débâcle. Il faudra donc en parler souvent pour entretenir l’espoir et éviter une réaction brutale, genre 17 juin 1953.

 

Le Prestige d’Eisenhower

Si les deux pèlerins soviétiques faisaient à Genève figure d’invités pauvres, le prestige d’Eisenhower s’est présenté dans tout son éclat ; comme nous le disions en Avril, sa politique pleine d’atermoiements et de faiblesses, et cependant poursuivie avec obstination, porte ses fruits. Son coup d’éclat soigneusement préparé fut la proposition d’un contrôle aérien réciproque et sans restriction des installations militaires des deux Blocs ; il réussissait ainsi à mettre les communistes au pied du mur, ce que le Monde libre avait cherché jusqu’ici sans succès.

La proposition, révolutionnaire en apparence, et bien faite pour bouleverser des cervelles militaires, ne comporte pour les Américains que des avantages : la possibilité d’être renseigné sur la force réelle de l’U.R.S.S. et sur ce qu’il y a derrière les parades du 1er mai, ce que leur service de renseignements ignore en partie. Par contre, les Russes ont tant d’agents dans le monde qu’ils savent tout des positions stratégiques américaines ; mais surtout, cette proposition rencontre la préoccupation essentielle du public aux Etats-Unis ; échapper à la menace d’une attaque par surprise, genre Pearl Harbour. Des avions américains survolant en permanence les installations soviétiques rendraient toute agression soudaine impossible.

Ce que les Américains n’ont pas réussi à imposer par la force, ils espèrent aujourd’hui l’obtenir par pression morale ; l’idéal d’Ike est de faire triompher la sagesse et la vérité par un mouvement unanime des peuples libres ; de faire tomber le rideau de fer et les gouvernements fantoches par une croisade muette des esprits ; s’il triomphait, l’avenir du monde apparaîtrait transformé ; si sceptique que l’on soit par expérience, on ne peut affirmer que ce soit impossible ; qui pouvait prévoir, avec exactitude, il y a dix-huit mois, l’extraordinaire essor de l’économie dite capitaliste, qui pouvait affirmer par contre que, malgré dix ans de paix, l’économie communiste ne triompherait pas de la misère ? Car la cause véritable du succès d’Ike à Genève est surtout là ; on ne saurait trop le redire.

 

La Croisade de l’Amabilité

Boulganine et Krouchtchev vont donc se consacrer à la croisade de l’amabilité en échangeant des visites avec les dirigeants de l’Occident. Ils iront à Londres et sans doute à New-York. D’ici là, les conversations purement diplomatiques auront permis aux Soviets de voir ce qu’ils doivent céder et ce qu’ils peuvent encore retenir. De leur côté, les Chinois vont, sous la pression des autres Asiatiques, aborder une conversation avec les Américains qui sera longue et complexe et détermineront leur conduite à l’égard du Sud-Est asiatique et surtout du Vietnam. On peut prévoir que les choses n’iront pas aussi aisément en Orient qu’en Europe.

En Europe, les Soviets s’efforceront de maintenir tant bien que mal le statu-quo. En Extrême-Orient, le communisme cherchera à poursuivre ses avantages sans risquer un conflit et sans effrayer les voisins neutralistes ; les Américains de leur côté auront besoin de faire sentir leur force, sans non plus indisposer Nehru et U Nu. Et les mouvements de couloir à Washington compliqueront leur tâche quand il s’agira de plier Tchang Kaï Chek à leur politique. Un optimisme sans mélange est pour le moins prématuré.

 

Les Risques d’Inflation

L’inflation émerge à nouveau à l’horizon financier. La situation de l’Angleterre redevient préoccupante. Les Anglais libérés des restrictions consomment trop et n’exportent pas assez pour soutenir leur train de vie trop élevé pour leurs ressources. Les grèves répétées ont fait fondre les réserves de la banque d’Angleterre ; il va falloir réajuster la ceinture, trois mois après les élections. En France, la situation qui est toute différente revient cependant à faire surgir des périls semblables ; le déficit budgétaire est béant ; le commerce extérieur ne s’équilibre que par des subventions, et ces artifices ne peuvent durer.

La Conférence monétaire d’octobre va poser, nous dit le chancelier Butler, le problème de la convertibilité. Belges, Allemands et Hollandais se sentent en mesure d’y pourvoir et n’attendront plus des partenaires impuissants. Que feront ceux-ci ? S’aligner ne semble guère possible, s’isoler ne le paraît pas plus. Il faudra trouver un modus-vivendi qui n’ira pas sans douleur.

On compte sur les Américains pour fournir les crédits. Ils y mettront des conditions : mais s’ils en ont les moyens – car la charge sera lourde – il se peut que pour achever l’unité du Monde libre, et forts de l’accroissement rapide de leur revenu national, ils se décident à couvrir de leurs deniers la fragilité de la Livre et du Franc ; ce serait leur intérêt et celui du Monde libre tout entier, mais l’administration aura bien des résistances à vaincre à la veille des élections. Le prestige d’Ike est si haut qu’il pourrait peut-être passer outre.

 

                                                                                            CRITON