Criton – 1955-07-23 – En Marge de la Foire Diplomatique

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Le Courrier d’Aix – 1955-07-23 – La Vie Internationale.

 

En Marge de la Foire Diplomatique

 

Jusqu’ici, la conférence de Genève a été un grand spectacle auquel la publicité n’a pas manqué ; les Russes sont plus souriants que jamais ; cependant, le discours de Boulganine ne nous offre aucune perspective de solution des grands problèmes. Les Occidentaux n’ont rien exprimé d’inattendu ; seul le plan Edgar Faure, conçu en accord avec les Etats-Unis, donne matière à commentaires et a le mérite de représenter un effort d’imagination.

 

Le Plan Edgar Faure

L’idée semble assez séduisante de réduire les frais d’armement et de mettre en commun les économies réalisées pour équiper les pays sous-développés – les objections pratiques ne manquent pas -. Comment d’abord convertir en une monnaie internationale le Rouble soviétique qui n’est ni convertible, ni même échangeable à l’extérieur ? Sur quelles bases pourrait-il le devenir ? Sur sa valeur théorique qui est de quatre pour un dollar, ou sur celle du marché libre qui est d’environ seize ? A un moindre degré, ces mêmes difficultés apparaissent pour le Franc et la Livre ; l’arrière-pensée de Faure, c’est que le fonds commun pourrait accroître ou relayer les investissements de plus en plus lourds qu’exigent nos territoires d’outre-mer.

Pour les Russes, s’ils acceptaient, ce serait une charge qui les empêcherait de faire profiter leurs populations des économies réalisées sur l’armement. Or, on peut supposer qu’ils sont venus à Genève pour freiner la course aux armements qui pèse trop lourdement sur le niveau de vie des populations. Le plan Faure a donc peu de chances d’être appliqué.

 

L’Aide aux Pays sous-Développés

Puisqu’il est question d’aide aux pays sous-développés, faisons sur ce sujet un rapide tour d’horizon. Ce fut d’abord le plan Marshall et son organisme l’E.C.A. (Agence de Coopération Économique) auquel succéda l’Agence de Sécurité mutuelle, le M.S.A. quand fut constituée l’Alliance Atlantique ; celles-ci concernaient surtout l’Europe ; la première l’a relevée de ses ruines, la seconde l’a réarmée ; à cet organisme succède l’I.C.A. (Administration de Coopération internationale) ; l’économie européenne n’ayant plus besoin d’aide, ce sont les pays asiatiques et éventuellement africains qui doivent en bénéficier exclusivement. Car ils ont déjà profité de nombreuses distributions dans l’ancien cadre. Le coût de l’ensemble, entre parenthèse, fut de 48 milliards de dollars, ce qui n’a pas empêché les Etats-Unis d’atteindre le plus haut niveau de prospérité de leur histoire.

La politique russe en face de cette entreprise fut de la stigmatiser comme un vaste programme d’asservissement économique et d’impérialisme du Dollar. Les Soviets s’étaient contenté de piller leurs conquêtes et de ruiner leurs économies ; cependant, il leur fallut reconstituer ce qu’ils avaient dérobé et, plutôt mal que bien, de les remettre sur pied en leur fournissant des instruments de production. Mais depuis la mort de Staline, ils ont compris que l’aide américaine avait produit des effets politiques et qu’il fallait les imiter. La propagande s’est emparée de l’idée d’assistance économique aux pays sous-développés ; ils ont envoyé des missions économiques, participé aux foires, ouvert des offices commerciaux dans les pays asiatiques, ils ont prêté de l’argent à faible intérêt à l’Afghanistan pour des silos à grains, à l’Inde pour une aciérie géante, à l’Indonésie aussi, sans parler de la Chine bien entendu ; les techniciens sont à l’œuvre dans toute la partie de l’Asie qui leur est ouverte. Ils essayent aussi de se faire une place en Amérique latine ; cependant, les ressources financières des Soviets sont trop faibles pour que le volume des crédits puisse réellement modifier l’économie des pays visités. Les Soviets pourraient utiliser le plan Faure pour étendre cette pénétration car il s’agit d’exporter le communisme bien plus que les machines.

On ne pense pas sérieusement, au surplus, que les Soviets prêteront de l’argent pour développer nos possessions d’Afrique qu’ils cherchent à désorganiser par tous les moyens.

 

La Conscience Économique

Nous voudrions maintenant attirer l’attention de nos lecteurs sur un problème, à nos yeux, d’extrême importance : ce qui explique en partie l’extraordinaire prospérité des Etats-Unis, c’est qu’à la suite des enseignements de la terrible crise des années 1929-1932, il s’est développé chez eux ce que nous appellerons une conscience économique ; l’être humain s’est ouvert d’abord à la conscience psychologique ; puis à une conscience morale qui fut surtout l’œuvre du christianisme ; l’homme moderne requiert la formation d’une troisième forme de conscience, la conscience économique ; les maux dont souffrent l’Europe dérivent avant tout de l’absence de cette conscience. On pourrait la définir ainsi :

Quel est dans la fonction qu’il occupe dans la production, le rôle de chacun pour contribuer de la meilleure façon au progrès du bien-être de la collectivité à laquelle il appartient ?

Donnons un exemple actuel. Nous avons parlé des récents accords conclus dans l’industrie de l’automobile et de l’acier entre les Syndicats américains et les grandes Sociétés : augmentation des salaires et ébauche d’une garantie de salaire annuel. Les syndicats ont poussé leurs revendications au point où ils savaient que les employeurs pourraient les supporter ; mais ils ont évité de chercher à les imposer aux petites entreprises qui n’étaient pas assez fortes pour le faire. En passant la mesure, ils auraient porté atteinte à l’équilibre économique du pays, déclenché ici du chômage et là une spirale d’inflation dont on peut craindre que les récents avantages acquis ne soient déjà l’amorce ; les ouvriers devront faire preuve de patience et de discipline pour que les récentes mesures soient digérées sans trop d’incidence sur les prix.

Qu’on nous comprenne : il ne s’agit pas là de collaboration confiante entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent de l’emploi ; la lutte entre eux demeure serrée. Mais elle s’arrête au point où l’intérêt des uns et des autres serait compromis, et celui de la collectivité du même coup. On mesure de chaque côté l’incidence des revendications et ses répercussions sur l’économie globale ; on s’en réfère aux techniciens des marchés, aux prévisions tirées de la courbe de consommation, aux avis des financiers, aux études des économistes avec le souci d’accorder le goût des consommateurs aux possibilités de la production ; autre fait significatif : loin de s’élever contre les progrès de l’automation, c’est-à-dire la substitution de la machine à l’homme, on cherche les moyens de la faire servir à la création d’emploi différents et nouveaux ; on est d’accord surtout pour ne pas être obligé de faire pénétrer dans les entreprises le contrôle et l’ingérence de l’Etat, considérés comme le frein le plus dangereux à toute expansion durable.

Cette conscience économique a bien d’autres aspects ; comme les autres formes de conscience, elle est sujette à des erreurs. Il s’en faut qu’aux Etats-Unis, elle se révèle partout où elle serait requise ; il est cependant de fait qu’elle commence d’exister et qu’il faudra, sous la pression même du progrès technique, qu’elle apparaisse chez ceux qui l’ignorent à leurs dépens, Anglais et Français en particulier.

 

                                                                                            CRITON