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Le Courrier d’Aix – 1955-08-27 – La Vie Internationale.
Confrontations
Comme il arrive après toute période fertile en événements nouveaux, une phase de réflexion lui succède ; les changements paraissent moins décisifs ; c’est ainsi que nous assistons à un reflux où de multiples petits faits indiquent que l’instabilité du monde demeure.
Le Voyage d’Adenauer à Moscou
En Allemagne d’abord où la préparation du voyage d’Adenauer à Moscou n’apparaît pas facile. Le Chancelier a posé des conditions : si l’on ne discute ni de la réunification ni du retour des prisonniers, inutile d’aborder d’autres problèmes. Les Soviets ont accepté tout en indiquant que sur le premier point leur position connue n’a pas changé. On s’en doutait. Dulles et Adenauer ont échangé de nouveaux messages. La position du Chancelier s’en trouve sans doute renforcée, mais les chances d’un succès à Moscou réduites d’autant.
L’Agitation en Sarre
D’un autre côté, la question sarroise est redevenue brûlante, ce qui est fâcheux après les difficiles accords franco-allemands. Cette agitation bruyante et peut-être superficielle autour du referendum du 23 octobre est symptomatique d’un état d’esprit outre-Rhin ; l’irritation de ne rien pouvoir contre l’obstination soviétique à l’égard de la réunification se reporte sur la Sarre, qui apparaît comme le prix payé par l’Allemagne pour s’intégrer à l’Occident et à l’Alliance Atlantique qui sont pour beaucoup l’obstacle majeur à la réunification ; le prix paraît bien élevé pour des avantages problématiques ; la défiance à l’égard des intentions françaises, l’annexion déguisée sous couleur d’européisation, forment un complexe latent qu’il sera difficile de dissiper.
Devant les difficultés de la France en Afrique du Nord, il apparaît à certains Allemands, forts de leur prospérité retrouvée, humiliant de céder un morceau de terre allemande aux exigences françaises. Etat d’esprit pénible qu’on ne peut ignorer mais que les Sarrois eux-mêmes auront, au moins provisoirement, le moyen de refouler par leur vote qui paraît malgré les meetings agités, assuré au nouveau statut.
La Question Marocaine
Le problème marocain est devenu par son acuité un problème international. D’après les commentaires des publicistes étrangers, on souhaite qu’un accord intervienne à Aix-les-Bains qui mette fin au terrorisme et permette une évolution pacifique du protectorat vers l’autonomie interne comme en Tunisie. On reconnaît partout le caractère conciliant des intentions du Gouvernement français. Les efforts des grandes Chancelleries s’exercent dans le sens de la modération. Une rupture et une recrudescence des troubles mettraient peu à peu en danger l’équilibre du Monde libre et sa sécurité.
Difficultés Économiques
Dans le domaine économique également, on assiste à un freinage de l’expansion trop optimiste que guette la menace d’inflation. On sent que si la production se développe à un rythme inespéré, les vieilles plaies demeurent vives. Cela est surtout semblable en Angleterre. Les difficultés permanentes de ce pays, masquées depuis un an, se révèlent plus aigües que jamais ; les prix montent ; l’exportation est de plus en plus étroite ; la consommation intérieure s’enfle ; les travailleurs revendiquent, malgré les risques que leurs prétentions font courir à la monnaie. Les chances d’un retour à la convertibilité un instant propices, s’éloignent. L’Angleterre est en passe de devenir, au lieu et place de la France, « l’homme malade » de l’Europe.
Ce n’est pas que chez nous les problèmes soient résolus. Une déthésaurisation massive et le reflux des capitaux d’Extrême-Orient et d’Afrique du Nord ont permis à l’Etat de supporter un déficit croissant. Les exportations se maintiennent grâce aux subventions ; la production augmente, ce qui suffit à maintenir les prix. Mais cet équilibre dû à des circonstances exceptionnelles ne saurait durer indéfiniment. Les points de rupture encore voilés ne tarderont pas à se montrer critiques, il faudra alors beaucoup de courage pour éviter le retour des maux passés. Les dirigeants du Monde libre ont pleinement conscience de la nécessité de résister aux emballements et aux espoirs chimériques d’une expansion économique toujours en flèche. Partout on cherche à restreindre le crédit, à modérer des investissements trop ambitieux.
La Conférence Atomique de Genève
A cet égard, la Conférence atomique de Genève, qui a été salutaire à bien des égards, a peut-être donné trop d’aliments aux imaginations. L’âge atomique ne peut avoir un enfantement sans douleur. Il ne peut être qu’une révolution économique ; à la vouloir faire trop vite, on provoquerait un déséquilibre général de la production et des échanges qui ruinerait plus d’entreprises qu’il n’en créerait de rentables. Le danger profond et véritable du monde moderne est là : une transformation trop rapide des techniques risque de détruire le capital ancien, tout en exigeant du nouveau un effort démesuré. La concurrence entre nations, même pacifique en ce domaine, exige pour n’être pas ruineuse une entente entre états et entre producteurs. Chacun de peur d’être dépassé et de perdre en prestige risque de se laisser entraîner à des gaspillages. Il est bon de méditer les déboires des Anglais dans le domaine de l’aéronautique à réaction pour se convaincre d’être prudents.
Latifundia et Kolkhoses
Le hasard des lectures de vacances nous a permis une confrontation intéressante. Il s’agit du problème agraire. L’obstacle essentiel au développement de l’agriculture dans le monde a été et demeure l’existence des « latifundia » immenses domaines appartenant à un maître qui n’y réside pas et tire de la terre de gros bénéfices par l’intermédiaire de ses intendants. Dans plusieurs pays, l’Italie par exemple, une réforme agraire s’est imposée pour morceler ces domaines et rendre la terre aux paysans qui la cultivent.
Nous lisions d’une part la description des « latifundia » en Amérique latine et de l’autre, le fonctionnement d’un « kolkhoses » en Géorgie. Où réside la différence ? D’un côté le « péon » misérable et inculte, réduit à une maigre subsistance, cultivant mal une terre qui ne lui appartient pas, pressuré au maximum par une « patron » avide et sans scrupules et ne possédant – et encore à titre précaire – qu’un lot de terre réduit qu’il cultive de son mieux pour vivre.
La vie du paysan soviétique est exactement la même ; misérablement logé, il cultive pour le compte de l’Etat, avec le moindre effort possible, d’immenses étendues. On lui laisse un lopin de terre qui atteint rarement un hectare, comme au temps du servage, qu’il cultive de son mieux quand il a satisfait aux corvées que l’Etat impose et pour lesquelles il reçoit un salaire qui n’atteint pas parfois cent ou deux cents francs par jour de notre monnaie. Il ne quitte jamais son village. Aurait-il de l’argent, qu’il n’en aurait pas l’emploi, les magasins d’Etat ne lui fournissant qu’un maigre indispensable. Quant à l’intendant dans son bureau, lui seul vit largement. Il n’a de souci que de plaire aux bureaucrates qui l’ont mis en place, à faire rendre à ses administrés le maximum, sans se soucier de leur bien-être. Il ne manque pas d’être aussi prévaricateur que ses ancêtres et s’enrichit autant qu’il peut. Il a domestiques et voiture.
Le monde est si prévenu qu’on s’apitoie sur le sort des misérables paysans d’Amérique du Sud et d’ailleurs, mais de l’autre côté, on se refuse à reconnaître qu’il en est exactement de même. La révolution russe, la vraie, est encore à faire : celle qui libèrera le paysan du servage. Et il n’est pas impossible qu’elle se fasse ; car la liberté dans le monde, tôt ou tard se révèlera indivisible.
CRITON