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Le Courrier d’Aix – 1955-09-10 – La Vie Internationale.
Tour d’Horizon
L’activité diplomatique après l’étape de Genève est lente à reprendre. On attend les résultats du voyage d’Adenauer à Moscou pour savoir si la détente est autre chose qu’une manœuvre d’ordre psychologique. D’autre part, les pourparlers sino-américains n’ont jusqu’ici donné aucun signe de progrès. Quant au désarmement, les Russes et leurs satellites ont cru faire grand effet en annonçant qu’ils démobilisaient quelques centaines de mille hommes, ce qui est plutôt une mesure d’ordre économique que militaire. Les ex-soldats partent, encadrés de leurs officiers, défricher les steppes de l’Asie Centrale. Ce genre de travaux forcés n’a jamais donné dans le domaine industriel de résultats appréciables. Il est douteux que l’agriculture en tire grand profit.
Les Conférences du Désarmement
Quant aux pourparlers pour l’inspection mutuelle des installations militaires, on essaye une fois de plus, au moins pour la forme, de concilier le plan Eisenhower de photographies aériennes des objectifs essentiels avec le contrôle des bases et des ports proposés, sous réserve d’ailleurs d’autres conditions, par les Soviétiques. On en parlera encore longtemps.
Les Russes souhaiteraient sans doute de réduire leurs dépenses militaires, si la réduction réciproque devait leur permettre de conserver et même d’accroître leurs avantages. Les Américains au contraire, n’ont aucun intérêt à diminuer les leurs qu’ils supportent aisément et qui demeurent un facteur important de l’activité économique des Etats-Unis. Ils n’ont pas intérêt non plus à permettre aux Soviets de consacrer plus de ressources à accroître leur potentiel industriel. La sincérité des partenaires n’est pas la caractéristique de ce genre de discussions. Les rapports de force demeurent âprement défendus. Même si les intentions pacifiques sont sincères, ce qui est vraisemblable, chacun veut les assurer de la plus grande puissance possible. Seule la confiance mutuelle pourrait changer la nature de la compétition.
Les Cinq Points
Les Etats-Unis ont clairement exposé leurs conditions. Le vice-président Nixon les fait tenir en cinq points : 1° Réunification de l’Allemagne par élections libres ; 2° Inspection mutuelle, sans condition ni limitation, des installations militaires de l’Est et de l’Ouest ; 3° Libre circulation des personnes et suppression du rideau de fer ; 4° Libération des « colonies » intérieures soviétiques, c’est-à-dire des pays satellites ; 5° Cessation de toute propagande subversive à l’intérieur des pays du camp opposé.
Sur ce dernier point, les Etats-Unis proposeraient en échange de la fin des brouillages par Moscou de la «Voix de l’Amérique », de cesser certaines émissions des exilés des pays satellites à l’intention de leurs compatriotes en tutelle. Ce serait déjà un premier résultat. Il sera intéressant de connaître la réaction des Soviets.
Quant aux autres points, la réunification de l’Allemagne d’abord, on n’est guère optimiste à Bonn. Adenauer a eu pour souci – et on le lui reproche – de préserver sans fissure la solidarité atlantique, persuadé que le but des Soviets était de diviser l’Alliance, d’en détacher l’Allemagne de l’Ouest pour l’attirer à la longue dans l’orbite des Satellites, quitte à donner à cette nouvelle Allemagne une certaine indépendance. Le Chancelier est resté ferme et n’a pas hésité à donner à la France des apaisements sur le référendum sarrois dont l’issue paraissait compromise par l’attitude des partis pro-allemands ; le geste a été apprécié. Le souci de préserver l’unité du Monde libre est passé au premier plan des objectifs occidentaux depuis que l’on attribue à cette solidarité l’attitude conciliante des Soviets.
Les Surprises de Perón
Il y a toujours du nouveau en Argentine. Les dictateurs sont d’excellents comédiens, et Perón est un maître en la matière. Si discrédité qu’il soit, il retrouve des forces dès que se manifeste l’impuissance de ses adversaires à s’entendre pour désigner son successeur. Il joue des risques de guerre civile que déchaînerait son départ. Dans la confusion présente, une seule chose paraît sûre, c’est que la situation est sans issue, aussi bien pour Perón qui ne peut retrouver son prestige, que pour la Junte militaire qui ne peut s’en emparer. Ce genre de conflit n’est pas sans précédent en Amérique Latine et l’anarchie qui en résulte est somme toute une forme de stabilité ; le dénouement peut attendre.
La Vie en U.R.S.S.
Un excellent reporter italien qui vient de parcourir pendant des mois l’U.R.S.S. et l’a observée avec beaucoup d’objectivité donnait ces jours-ci une conclusion à des impressions. L’Union Soviétique, dit-il en substance, est encore un pays primitif. En Géorgie, dans les kolkhoses les plus riches de l’Union, le paysan habite des masures sordides au milieu de rues boueuses ; le dimanche, il demeure accroupi devant sa porte à bavarder ou à regarder devant lui, en silence, comme les arabes.
Une nouvelle classe sociale se forme qui commence à voyager et à passer sur la côte de la Mer Noire des vacances sans confort. Un voyage vers le Sud n’est pas facile. Il faut retenir sa place dix jours à l’avance. Les trains bondés mettent deux ou trois jours pour atteindre leur destination sans horaire précis, les passagers se nourrissant de provisions emportées sans pouvoir se ravitailler ou se laver en route. Arrivés au but, ils logent dans des hôtels primitifs ou chez l’habitant. D’autres estivants itinérants sont munis d’une carte de voyage, hissés sur de vieux autobus, ils se déplacent en groupe et logent dans des bases touristiques où il n’y a que des dortoirs, sur un parcours fixé à l’avance. Cependant cette nouvelle classe cherche à se divertir ; des danses populaires en plein air ou des concerts militaires dans un kiosque. Les gens aisés commencent à respirer après la terreur et les privations de l’époque stalinienne. Quelques-uns ont la radio, par-ci, par-là la télévision et même le reporter a vu un jour un frigidaire. En dehors de Moscou et de quelques grands centres, ces articles de luxe sont l’exception.
L’autre conclusion de son voyage a trait à la mentalité de cette population : elle est encore rigoureusement encadrée ; parlant à un étranger, elle fait uniformément l’éloge du régime dans les termes mêmes où on le lui enseigne. Jamais une critique ou une revendication, une réforme à suggérer ; cela paraît invraisemblable. « Un fluide mystérieux, dit l’auteur, parcourt l’atmosphère et pousse les gens à faire ce qu’ils préfèreraient ne pas faire ». Cette observation profonde est peut-être la clef du mystère soviétique, ce n’est pas ce fluide-là qui fait les peuples prospères. Krouchtchev et ses amis ont fini par s’en rendre compte.
CRITON