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Le Courrier d’Aix – 1956-10-06 – La Vie Internationale.
Les Colloques de la Mer Noire
L’affaire de Suez est pour quelques temps sur une voie de garage, celle de l’O.N.U. Il est peu probable qu’elle en sorte avant les élections américaines. Deux possibilités cependant demeurent : qu’un compromis d’ici là soit trouvé – et les médiateurs ne manquent pas – ou que Nasser et ses conseillers profitent de la paralysie de la diplomatie des Etats-Unis pour élargir le conflit du côté d’Israël, mais cela est d’autant moins vraisemblable que la Russie a d’autres préoccupations.
L’Échange de Visites Krouchtchev-Tito
C’est en effet la position de l’U.R.S.S. dans les pays satellites qui est en jeu. Après la visite de Krouchtchev à Tito, celui-ci a été convié d’urgence sur les bords de la Mer Noire. L’événement a fait sensation, et les commentaires jusqu’ici prudents se sont donnés libre cours. On a émis l’hypothèse que Krouchtchev, menacé au sein du Politburo par les vieux Staliniens et quelques jeunes ainsi que par l’État-major inquiet pour ses lignes avancées en Europe Centrale, aurait fait appel à Tito pour le défendre de ses adversaires, pour les convaincre plutôt de l’impossibilité de revenir en arrière et de chercher à rétablir la discipline stalinienne en Pologne et en Hongrie.
Cette hypothèse ne contredit pas, elle complète celle que nous émettions ici, à savoir que Krouchtchev avait cherché au préalable à associer Tito à sa politique pour le dissuader d’étendre son influence auprès de ses voisins en favorisant une libération qui, lorsqu’elle aurait échappé au contrôle soviétique risquerait de se retourner contre Tito. Il s’agissait en somme de convaincre Tito que son intérêt était de ne pas laisser les choses aller trop loin. C’est sans doute pour cela que l’on a convoqué sur les bords de la Mer Noire l’actuel dirigeant de la Hongrie, Geroë ; ce vieil ennemi de Tito se serait chargé de se réconcilier avec lui en lui proposant un compromis : fixer de concert les limites de la déstalinisation. Un accord de ce genre permettrait à Krouchtchev de défendre sa politique au prochain concile du Soviet Suprême.
Idéologie et Stratégie
Ces colloques entourés de mystère ont été officiellement attribués à des divergences d’ordre idéologique. Le Marxisme-léninisme de Tito aurait été pris à parti dans une circulaire envoyée par les orthodoxes du Kremlin aux Satellites, pour les mettre en garde contre des déviations doctrinales de Belgrade. On pense bien que les uns et les autres se moquent bien de la doctrine et qu’il s’agit tout bonnement de savoir qui aura la prépondérance politique et militaire en Europe Centrale, de Tito ou du Kremlin.
Tito exigerait, dit-on, le retrait des troupes russes d’occupation de Hongrie et de Roumanie, ce qui lui permettrait de se « rapprocher » de ces deux pays. En effet, les Russes, depuis qu’ils ont évacué l’Autriche, n’ont juridiquement aucun droit à conserver des troupes dans ces pays, puisque celles-ci n’avaient pour rôle que de maintenir les communications avec les forces russes d’occupation en Autriche. Mais l’État-major soviétique sait bien ce que signifierait ce retrait. La situation en Pologne est déjà peu sûre et l’Allemagne Orientale, si elle venait à être coupée ne fut-ce que moralement de la Russie, ne résisterait pas à la fièvre de réunification qui couve là-bas. C’est toute la position russe en Europe qui est en jeu.
Le Procès de Poznań
Le procès de Poznań s’est ouvert. Les dirigeants ont fait contre mauvaise fortune bon cœur. Ils ont donné à ce procès une apparence démocratique, convié la presse étrangère, et les rancœurs et les haines de la population polonaise contre ses oppresseurs se sont donnés libre cours. On a appris de la bouche des inculpés, tous ouvriers, ce qu’était la misère du peuple et la tyrannie qu’exerçaient les fonctionnaires-patrons d’usine et la police secrète.
Qu’en pensent, à propos, les Parlementaires français si bien impressionnés par le tour accompagné que les dirigeants polonais leur avaient offert récemment ?
Les Raisons d’un Échec
On se demande, en dehors de tout parti-pris, comment le régime institué dans ces pays d’Europe centrale a pu échouer à ce point ? Qu’il ait, contre son propre intérêt, laissé ces populations dans une situation aussi lamentable ? La réponse est complexe, mais nous voudrions mettre l’accent sur un point, pour nous capital et qui n’a, nous ne savons pourquoi, jamais été aperçu nettement.
Le Collectivisme et l’Artisanat
C’est que le système collectiviste, tel qu’il a été appliqué en Europe centrale est incompatible avec les exigences d’une société moderne. On oublie que cette société, plus elle s’industrialise et plus elle a besoin d’artisans et aussi de commerçants de tout ordre. La grande usine n’est qu’un îlot ; pour que ses produits circulent, il est besoin d’un foule d’individus pour distribuer, réparer, ravitailler. Sinon, on se trouve, comme en Russie, en face de grands combinats ultra-modernes, au milieu d’un pays encore médiéval, d’une paysannerie ne pouvant satisfaire que des besoins élémentaires et d’une « lumpen proletariat » réduit à la portion congrue. Or dans les pays satellites, le régime a supprimé l’artisanat comme réactionnaire et capitaliste, et réduit du même coup la population à se priver de tout service.
A titre d’exemple, la ville de Breslau, aujourd’hui polonaise, et qui compte 375.000 habitants, n’a plus aujourd’hui que quatre artisans : un couvreur, un raccommodeur de parapluie, un opticien et un tonnelier, pas même un cordonnier ! Quant aux commerçants, ils ont disparu, du moins dans les branches essentielles (il reste des antiquaires). Il n’y a plus que des magasins d’Etat qui sont plus ou moins approvisionnés et servis par des employés qui ne se soucient aucunement de la clientèle. On voit à quelles difficultés se heurtent, la bureaucratie aidant, ces populations habituées au genre de vie de l’ancienne Allemagne. Les anecdotes abondent sur leurs petites misères dès que quelque chose chez eux a cessé de fonctionner. Ils doivent s’adresser à des « associations de travailleurs », dépendant de l’Etat et assignés à des travaux importants et qui négligent les petits. Que serait-ce s’il y avait en Silésie des voitures particulières sur les routes ? Mais il n’y en a guère, ou comme en Russie, on se fait mécanicien et on emporte avec soi son matériel de réparation et son ravitaillement en essence. Aussi, depuis la révolte de Poznań, de nouveaux règlements ont paru qui cherchent à remettre en honneur l’artisan ex-exploiteur capitaliste, l’exonérant d’impôt, lui consentant des prêts et même, oh horreur, l’autorisant à avoir en dehors de sa famille jusqu’à quatre employés à son service : « l’exploitation de l’homme par l’homme » réhabilité. Que de réflexions soulèvent pour nous ces décrets !
La Relance Européenne
Autre sujet de méditation : la déconvenue de l’affaire de Suez qui avait fait apparaitre tant de divergences parmi les associés occidentaux provoque un choc en retour qui montre bien comme la psychologie des peuples est proche de celle des individus : la relance européenne fait un bond en avant, et même l’Angleterre, tant de fois sollicitée de s’associer à l’Europe, se sent tout-à-coup prête à fonder avec elle un Marché commun qui s’étendrait au Commonwealth. S’agit-il d’un simple réflexe de compensation ou de consolation à d’amers déboires ou d’une flambée sans lendemain ? Les événements vont vite. Les positions changent à vue d’œil. Le déclin rapide de l’Angleterre et le retour en puissance de l’Allemagne sont en train de peser sur la politique de l’une et de l’autre, au point qu’un cours nouveau peut se dessiner en Europe.
Nous y reviendrons.
CRITON