Criton – 1956-10-06 – Les Colloques de la Mer Noire

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Le Courrier d’Aix – 1956-10-06 – La Vie Internationale.

 

Les Colloques de la Mer Noire

 

L’affaire de Suez est pour quelques temps sur une voie de garage, celle de l’O.N.U. Il est peu probable qu’elle en sorte avant les élections américaines. Deux possibilités cependant demeurent : qu’un compromis d’ici là soit trouvé – et les médiateurs ne manquent pas – ou que Nasser et ses conseillers profitent de la paralysie de la diplomatie des Etats-Unis pour élargir le conflit du côté d’Israël, mais cela est d’autant moins vraisemblable que la Russie a d’autres préoccupations.

 

L’Échange de Visites Krouchtchev-Tito

 

C’est en effet la position de l’U.R.S.S. dans les pays satellites qui est en jeu. Après la visite de Krouchtchev à Tito, celui-ci a été convié d’urgence sur les bords de la Mer Noire. L’événement a fait sensation, et les commentaires jusqu’ici prudents se sont donnés libre cours. On a émis l’hypothèse que Krouchtchev, menacé au sein du Politburo par les vieux Staliniens et quelques jeunes ainsi que par l’État-major inquiet pour ses lignes avancées en Europe Centrale, aurait fait appel  à Tito pour le défendre de ses adversaires, pour les convaincre plutôt de l’impossibilité de revenir en arrière et de chercher à rétablir la discipline stalinienne en Pologne et en Hongrie.

Cette hypothèse ne contredit pas, elle complète celle que nous émettions ici, à savoir que Krouchtchev avait cherché au préalable à associer Tito à sa politique pour le dissuader d’étendre son influence auprès de ses voisins en favorisant une libération qui, lorsqu’elle aurait échappé au contrôle soviétique risquerait de se retourner contre Tito. Il s’agissait en somme de convaincre Tito que son intérêt était de ne pas laisser les choses aller trop loin. C’est sans doute pour cela que l’on a convoqué sur les bords de la Mer Noire l’actuel dirigeant de la Hongrie, Geroë ; ce vieil ennemi de Tito se serait chargé de se réconcilier avec lui en lui proposant un compromis : fixer de concert les limites de la déstalinisation. Un accord de ce genre permettrait à Krouchtchev de défendre sa politique au prochain concile du Soviet Suprême.

 

Idéologie et Stratégie

Ces colloques entourés de mystère ont été officiellement attribués à des divergences d’ordre idéologique. Le Marxisme-léninisme de Tito aurait été pris à parti dans une circulaire envoyée par les orthodoxes du Kremlin aux Satellites, pour les mettre en garde contre des déviations doctrinales de Belgrade. On pense bien que les uns et les autres se moquent bien de la doctrine et qu’il s’agit tout bonnement de savoir qui aura la prépondérance politique et militaire en Europe Centrale, de Tito ou du Kremlin.

Tito exigerait, dit-on, le retrait des troupes russes d’occupation de Hongrie et de Roumanie, ce qui lui permettrait de se « rapprocher » de ces deux pays. En effet, les Russes, depuis qu’ils ont évacué l’Autriche, n’ont juridiquement aucun droit à conserver des troupes dans ces pays, puisque celles-ci n’avaient pour rôle que de maintenir les communications avec les forces russes d’occupation en Autriche. Mais l’État-major soviétique sait bien ce que signifierait ce retrait. La situation en Pologne est déjà peu sûre et l’Allemagne Orientale, si elle venait à être coupée ne fut-ce que moralement de la Russie, ne résisterait pas à la fièvre de réunification qui couve là-bas. C’est toute la position russe en Europe qui est en jeu.

 

Le Procès de Poznań

Le procès de Poznań s’est ouvert. Les dirigeants ont fait contre mauvaise fortune bon cœur. Ils ont donné à ce procès une apparence démocratique, convié la presse étrangère, et les rancœurs et les haines de la population polonaise contre ses oppresseurs se sont donnés libre cours. On a appris de la bouche des inculpés, tous ouvriers, ce qu’était la misère du peuple et la tyrannie qu’exerçaient les fonctionnaires-patrons d’usine et la police secrète.

Qu’en pensent, à propos, les Parlementaires français si bien impressionnés par le tour accompagné que les dirigeants polonais leur avaient offert récemment ?

 

Les Raisons d’un Échec

On se demande, en dehors de tout parti-pris, comment le régime institué dans ces pays d’Europe centrale a pu échouer à ce point ? Qu’il ait, contre son propre intérêt, laissé ces populations dans une situation aussi lamentable ? La réponse est complexe, mais nous voudrions mettre l’accent sur un point, pour nous capital et qui n’a, nous ne savons pourquoi, jamais été aperçu nettement.

 

Le Collectivisme et l’Artisanat

C’est que le système collectiviste, tel qu’il a été appliqué en Europe centrale est incompatible avec les exigences d’une société moderne. On oublie que cette société, plus elle s’industrialise et plus elle a besoin d’artisans et aussi de commerçants de tout ordre. La grande usine n’est qu’un îlot ; pour que ses produits circulent, il est besoin d’un foule d’individus pour distribuer, réparer, ravitailler. Sinon, on se trouve, comme en Russie, en face de grands combinats ultra-modernes, au milieu d’un pays encore médiéval, d’une paysannerie ne pouvant satisfaire que des besoins élémentaires et d’une « lumpen proletariat » réduit à la portion congrue. Or dans les pays satellites, le régime a supprimé l’artisanat comme réactionnaire et capitaliste, et réduit du même coup la population à se priver de tout service.

A titre d’exemple, la ville de Breslau, aujourd’hui polonaise, et qui compte 375.000 habitants, n’a plus aujourd’hui que quatre artisans : un couvreur, un raccommodeur de parapluie, un opticien et un tonnelier, pas même un cordonnier ! Quant aux commerçants, ils ont disparu, du moins dans les branches essentielles (il reste des antiquaires). Il n’y a plus que des magasins d’Etat qui sont plus ou moins approvisionnés et servis par des employés qui ne se soucient aucunement de la clientèle. On voit à quelles difficultés se heurtent, la bureaucratie aidant, ces populations habituées au genre de vie de l’ancienne Allemagne. Les anecdotes abondent sur leurs petites misères dès que quelque chose chez eux a cessé de fonctionner. Ils doivent s’adresser à des « associations de travailleurs », dépendant de l’Etat et assignés à des travaux importants et qui négligent les petits. Que serait-ce s’il y avait en Silésie des voitures particulières sur les routes ? Mais il n’y en a guère, ou comme en Russie, on se fait mécanicien et on emporte avec soi son matériel de réparation et son ravitaillement en essence. Aussi, depuis la révolte de Poznań, de nouveaux règlements ont paru qui cherchent  à remettre en honneur l’artisan ex-exploiteur capitaliste, l’exonérant d’impôt, lui consentant des prêts et même, oh horreur, l’autorisant à avoir en dehors de sa famille jusqu’à quatre employés à son service : « l’exploitation de l’homme par l’homme » réhabilité. Que de réflexions soulèvent pour nous ces décrets !

 

La Relance Européenne

Autre sujet de méditation : la déconvenue de l’affaire de Suez qui avait fait apparaitre tant de divergences parmi les associés occidentaux provoque un choc en retour qui montre bien comme la psychologie des peuples est proche de celle des individus : la relance européenne fait un bond en avant, et même l’Angleterre, tant de fois sollicitée de s’associer à l’Europe, se sent tout-à-coup prête à fonder avec elle un Marché commun qui s’étendrait au Commonwealth. S’agit-il d’un simple réflexe de compensation ou de consolation à d’amers déboires ou d’une flambée sans lendemain ? Les événements vont vite. Les positions changent à vue d’œil. Le déclin rapide de l’Angleterre et le retour en puissance de l’Allemagne sont en train de peser sur la politique de l’une et de l’autre, au point qu’un cours nouveau peut se dessiner en Europe.

Nous y reviendrons.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1956-09-29 – De Suez à l’Adriatique

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Le Courrier d’Aix – 1956-09-29 – La Vie Internationale.

 

De Suez à l’Adriatique

 

La Crise de Suez est pour le chroniqueur une épreuve particulièrement délicate. Navigation difficile au milieu d’opinions contraires tant des commentateurs que des hommes d’Etat. Et nous ne sommes pas au bout. « Deux mois jour pour jour après le coup de Nasser, le fond de l’affaire n’a pas changé », affirme le porte-parole du « Monde ». Cela n’est vrai qu’en apparence. Nous avons pu voir que les positions des antagonistes avaient beaucoup évolué dans le sens d’un affaiblissement positif ; cette tendance après la seconde Conférence de Londres et le double recours à l’O.N.U. des Franco-Anglais d’un côté, de l’Egypte de l’autre, est plus évidente encore. Sans doute, devant le forum international nous allons assister à un nouveau raidissement des parties. On semblera revenir à la phase aigüe du début. Mais on s’apercevra bientôt que les proportions du conflit ont beaucoup diminué.

 

Le Demi-Échec des « Usagers du Canal »

Comme on pouvait le prévoir, le projet Dulles d’association des usagers du Canal n’a pas rencontré un soutien unanime des Dix-huit. Sans doute on s’est accordé sur le principe, mais les divergences ont subsisté sur la mise en application. La défection de l’Italie pressentie ici dès le début de la crise a été particulièrement sensible à Londres. Les Italiens, pour ménager Nasser, continueront à payer les droits de passage à la Compagnie Egyptienne. Or l’intérêt principal de l’association des usagers était de priver Nasser des bénéfices de la nationalisation. D’autres pays n’ont pas pris nettement position. On s’est aperçu également, mais un peu tard, que pour certains pays,, comme l’Ethiopie et l’Inde, la fermeture de Canal comportait réellement un risque d’asphyxie économique et de crise financière. Enfin, Dulles lui-même a pu mesurer ce que le boycott du Canal pourrait coûter à la Trésorerie américaine, s’il fallait compenser les pertes des usagers. Tout cela a créé une confusion où le prestige politique des Etats-Unis a passablement souffert. Il s’agit maintenant de faire traîner l’affaire jusqu’au 6 novembre, jour des élections américaines qui, entre parenthèses, ne s’annoncent pas favorablement pour les Républicains. Jusque-là, à moins d’un règlement amiable, rien de concret ne peut être réalisé.

 

Les Difficultés de Nasser

Côté Nasser, les choses ne vont pas plus favorablement. Le long séjour au Caire de Krisna Menon, délégué de l’Inde, a montré que ce pays n’appuyait pas l’intransigeance du Bikbachi. Il est significatif à cet égard que celui-ci a quitté Ryad où il conférait avec le Roi d’Arabie Saoudite et le Premier syrien, quelques heures avant l’arrivée de Nehru. Le communiqué signé par les trois interlocuteurs arabes à l’issue de la réunion ne contient que de bonnes paroles de solidarité à travers lesquelles on devine des réticences. Au Caire même, l’ancien collaborateur de Nasser devenu journaliste, Salah Salem, fulmine contre les dirigeants de la Ligue Arabe.

 

Les Réticences Arabes

Les maîtres des pays producteurs de pétrole du Moyen-Orient savent ce qu’ils ont à perdre à la prolongation du conflit. Les stocks de pétrole aux Etats-Unis sont en forte augmentation ; plusieurs compagnies réduisent le débit des puits au seuil de l’hiver et seraient satisfaites de livrer leur carburant à l’Europe. La France espère un jour tirer du Sahara quatre millions de tonnes. Le Canada aura des surplus considérables. A Caracas, où se réunissent ces jours-ci les délégués de la France en Amérique latine dont Pineau présidera l’Assemblée, on parlera du pétrole vénézuélien.

D’autre part, les roitelets de l’Orient sentent chaque jour plus inquiétante l’infiltration du communisme dans les chantiers pétroliers. Qu’adviendrait-il si les saboteurs entraînés à Moscou paralysaient les installations fragiles, derricks, pompes, pipelines étendus sur d’immenses espaces sans protection. Nasser commence à nous embêter, tel est, en termes crus, le sentiment diffus des dirigeants arabes. Il faut dire au surplus que ces pays, de la Mer Rouge à la Caspienne, n’ont pas une structure sociale très solide et que le pan-arabisme de Nasser pourrait se tourner en désordres auxquels les féodaux n’ont pas les moyens de faire face. C’est pourquoi, nous n’excluons pas qu’à l’O.N.U. même, malgré les discours de combat qu’on ne manquera pas d’entendre, des négociations pourraient s’amorcer dans les coulisses. Le rôle de l’Inde pourrait être là déterminant.

 

Faut-il Changer d’Orateurs ?

Pour qu’elles prennent un cours favorable, il serait souhaitable que certains protagonistes s’effacent. Nous ne ferons pas le procès de M. Pineau. Les qualités d’intelligence et d’autorité ne suffisent pas à faire un Ministre des affaires étrangères, il faut aussi beaucoup de circonspection, de défiance et surtout d’expérience. Savoir accorder ses discours à ses moyens d’action. Une affaire comme celle de Suez demandait beaucoup de réflexion, une connaissance approfondie des données. Même homme éprouvé, Eden a commis des erreurs inexplicables.

 

Krouchtchev à Belgrade

Autre affaire non moins délicate. Qu’est allé faire Krouchtchev chez Tito quand tant de problèmes ne fut-ce que celui de  sa propre position en U.R.S.S. devraient le retenir à Moscou ? On a remarqué comme Tito, si actif jusqu’ici, se tenait à l’écart en ce moment. Il ne s’est guère compromis dans l’affaire de Suez. Ne serait-ce pas parce qu’autre chose l’intéresse ? Essayons, puisqu’on n’ose pas le faire ailleurs, de retrouver les fils de l’histoire.

Il y a d’abord ce qui se passe en Pologne. Depuis les troubles de Poznań, on assiste à une tentative d’émancipation de la Pologne. Ne parlons pas de l’agitation intérieure, libérale et anti-russe, mais des Officiels. Ne disait-on pas que Cierenkewich ( ?) avait fait pressentir Washington pour un prêt de cinquante millions de dollars ? Il y a plus. En Allemagne Occidentale, il est beaucoup question d’un rapprochement entre Bonn et Varsovie par-dessus la tête des gens de Pankow, Ulbricht et Cie, qui sont considérés en Pologne comme de vils satellites, genre Quisling. Les relations entre la D.D.R. et la République polonaise ont d’ailleurs été toujours mauvaises. On parle donc d’établir des consulats allemands en Pologne, et polonais en République Fédérale, des développements des échanges commerciaux et culturels. Les leaders des Partis allemands y ont fait allusion ces jours-ci. Est-ce que ce rapprochement inattendu est approuvé par Moscou ? Ce qui n’est pas impossible. Cela supposerait que Krouchtchev voudrait se servir de la Pologne pour circonvenir l’Allemagne fédérale, puisque les moyens directs passant par Pankow se sont avérés inopérants. Mais il est possible aussi que depuis la déstalinisation – dont on ne parle plus, la situation en Pologne échappe à Moscou et que Tito voit dans cette évolution une ébauche de l’indépendance politique des pays d’Europe centrale dont il rêve de prendre la direction. Il est hors de doute que depuis Poznań, la fermentation des esprits se développe en Tchécoslovaquie, en Pologne et en Hongrie. Il se peut qu’on soit inquiet au Kremlin et qu’on veuille ramener Tito à l’orthodoxie moscovite du Marxisme-léninisme et l’empêcher d’inspirer trop activement les tendances à l’émancipation de ses voisins. Si cette hypothèse est exacte, le camarade Krouchtchev aura fort à faire, car l’autre est un fameux renard. Si nous le prenions pour Ministre des affaires étrangères quelques semaines pour voir ?

 

                                                                                                       CRITON

 

Criton – 1956-09-22 – La Dérive

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Le Courrier d’Aix – 1956-09-22 – La Vie Internationale.

 

La Dérive

 

La Crise de Suez dérive lentement vers la procédure, soit vers l’O.N.U. où elle s’enliserait, soit dans un dédale de négociations et compromis dont plusieurs sont esquissés. Une chose parait sûre : la phase des menaces bruyantes est passée. Tout cela dès le premier jour ne laissant aucun doute. Il eut mieux valu le reconnaître. Une solution de force heurtait trop directement l’opinion internationale.

 

Fléchissement des Attitudes

On a l’impression également que du côté de Nasser, comme du côté Franco-Anglais, on commence à voir que l’affaire ne sera pas profitable. A l’intransigeance du débat succède peu à peu la recherche embarrassée d’une solution. Nasser sent d’autre part les réticences des Pays Arabes sur lesquels il comptait, et la pression de l’Inde qui voudrait lui faire entendre raison ; l’Inde en effet a beaucoup à perdre à une paralysie du Canal.

En passant outre aux avis de modération, Nasser sait qu’il ferait le jeu soviétique et tomberait inévitablement dans les filets du communisme. Les Franco-Anglais voient d’autre part que le conflit accroît leur dépendance à l’égard des Américains puisqu’ils recevront des subsides de ceux-ci si leur ravitaillement en pétrole est compromis.

 

La Manœuvre de Foster Dulles

Pour une fois, Foster Dulles a manœuvré avec habileté, comme nous l’exposions la semaine passée. Pour gagner la partie cependant, il lui faudrait obtenir l’accord des quinze pays participant actuellement à la seconde Conférence de Londres à son plan d’association des usagers du Canal. Nous ne pensons pas qu’il réussisse à les convaincre tous. Certains sont très réservés et se dérobent ; d’autres se décideront s’ils obtiennent une compensation suffisante en dollars pour la perte résultant du déroutement des navires par le Cap. Le prestige des Etats-Unis et la solidarité européenne se mesureront à son succès. C’est évidemment sur cette solidarité que repose la conclusion honorable du conflit. Certains, comme l’Allemagne de Bonn, l’ont compris. L’Italie y viendra sans doute. Les Scandinaves seront plus réfractaires. Ils renverraient volontiers l’affaire à l’O.N.U.

 

La Situation au Caire

Si Dulles réussit à former un front commun des démocraties devant une violation du Droit international, la position de Nasser deviendra difficile. Une guerre d’usure (politique bien entendu), ne lui serait d’aucun profit. Malgré les exaltations de la presse égyptienne, la température a baissé au Caire ; le départ des étrangers, les incertitudes du ravitaillement, inquiètent visiblement la population, émotive par nature. Les milieux d’affaires qui n’ont suivi le dictateur que par contrainte ne manquent pas de faire sentir leur embarras. Mais surtout, l’attitude des Etats-Unis dont on escomptait la neutralité a soulevé des doutes dans la masse, et l’arrivée des Russes, pilotes ou autres, n’est pas faite pour rassurer l’opinion.

Les Communistes, de leur côté, battent la grosse caisse. Les préparatifs militaires franco-anglais à Chypre ont fourni à leur propagande une magnifique occasion de se déchaîner. Le jeu est trop visible pour que beaucoup s’y laissent prendre, et cependant dans notre pays il a suffi que les Communistes chuchotent le mot de guerre pour que les ménagères vident les épiceries !  Il faut compter de plus avec le fanatisme et la xénophobie des peuples non évolués qui croient voir dans le colonialisme la source de leurs maux ; le mot « colonialisme » a encore une résonnance émotionnelle sur lequel il suffit d’appuyer pour faire vaciller le jugement de beaucoup, surtout parmi ces hommes d’Etat frais émoulus de leurs douars pour devenir ministres ou ambassadeurs. C’est pourquoi, le recours à l’O.N.U. pourrait réserver de désagréables surprises aux Occidentaux, ce que les Etats-Unis voudraient éviter.

 

Conséquences de la Crise

D’ores et déjà, la Crise de Suez aura des conséquences secondaires qui ne sont pas négligeables. D’abord l’affaire des pilotes : de ce côté Nasser s’en tirera mieux qu’on ne le disait ; les bateaux jusqu’ici passent sans encombre. D’autre part, le Canal, dans son état actuel, et à moins d’aménagements difficiles et très coûteux, ne pourra suffire au transit du pétrole. Les citernes de 80 et 100.000 tonnes que l’on construit passeront par le Cap et des pipelines nouveaux remplaceront en partie la voie de Suez. L’importance du Canal et sa rentabilité sont inévitablement appelées à décroître, ce que l’ancienne Compagnie prévoyait et que les événements ont confirmé et accéléré.

 

Pour un Nouveau « Style de Vie »

Passons à une autre forme d’actualité qui touche à l’avenir de notre civilisation à propos d’un récent appel du Ministre allemand de l’Economie, le Dr Erhard. Il s’adresse à tous pour donner à l’économie libre un sens nouveau :

« Ce que nous devons chercher, dit-il, c’est un nouveau style de vie ; l’accroissement de la production n’a par lui-même aucun sens. Ne nous laissons pas entraîner par là dans une sorte de danse autour du veau d’or. Dans ce tourbillon nous perdrions les qualités essentielles de l’homme, le contact avec les choses qui ne sont pas d’un rendement immédiat … Il est indispensable que par exemple de modération la jeunesse se convainque que le bien-être n’est pas le dernier mot de la sagesse. Refrénons nos désirs, car si nous n’avions à proposer comme but de la vie que d’être  plus à l’aise tout en travaillant moins, nous ne saurions à la longue conserver l’assentiment des esprits et des cœurs », et plus loin, « plus de bien-être doit nous délivrer des chaines matérielles et non nous enchaîner à de nouvelles. »

Thème banal direz-vous ; sans doute, mais tragique au fond. De toutes parts, on signale et en U.R.S.S. peut-être plus qu’ailleurs, l’apathie de la jeunesse devant des perspectives purement matérielles. En Allemagne, en Suède, en Angleterre, en U.R.S.S., les pouvoirs publics sont aux prises avec de sérieux désordres provoqués par les jeunes. On dirait qu’ils cherchent ainsi un dérivatif à leur oisiveté spirituelle qui rend ennuyeuse la tâche quotidienne et la course au mieux-être qui ne leur laisse aucun répit. Le marxisme-léninisme ne tient pas lieu de foi. L’édification hypothétique d’une société socialiste n’inspire guère le dévouement. D’autre part, une société qui s’endort dans le confort, comme celle des Etats-Unis, se montre peu capable de réagir quand elle est menacée. C’est ce qui explique la faiblesse des dirigeants actuels paralysés par l’opinion, harcelés par les préoccupations électorales. La France peut-être à cause des tâches cruelles qu’elle a dû affronter depuis 1939 a montré plus de ressort que ses alliés anglo-saxons.

 

L’Invasion Chinoise en Birmanie du Nord

Un mot sur la Chine, la « grande puissance de demain », dit-on, la grande menace du siècle aussi. On sait ce qui s’est passé au Tibet et au Népal. C’est au tour de la Birmanie d’être envahie par les gens de Pékin. Invasion à la chinoise ; on bombarde et on se tue pendant que les dirigeants se font des politesses. Le but de Chou en Laï est, comme précédemment, limité. Couper les communications entre la Birmanie et l’Inde, isoler l’Asie du Sud-est de l’Annam et du Tibet. Pour cela, les Chinois viennent d’occuper une province du Nord. Le neutralisme des Birmans ne les a pas préservés du communisme jaune. Ils n’avaient semble-t-il d’ailleurs que peu d’illusions. La prochaine étape sera-t-elle Singapour ?

Nos dirigeants disent souvent que nous sommes en 1936 … Il se pourrait que nous soyons plus proche des Romains du cinquième siècle.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1956-09-15 – Les Aspects du Conflit de Suez

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Le Courrier d’Aix – 1956-09-15 – La Vie Internationale.

 

Les Aspects du Conflit de Suez

 

La crise de Suez se présente sous quatre aspects différents. D’abord, une épreuve de force de l’impérialisme arabe soulevé par Nasser contre l’Occident. En second lieu, une nouvelle phase de la lutte entre les deux mondes. Moscou, en inspirant et en appuyant Nasser, cherche à affaiblir la France et l’Angleterre et à prendre position en Proche-Orient. A côté de ces deux rivalités dont la première inquiète surtout les Franco-Anglais et l’autre les Etats-Unis, se déroulent deux crises internes : la première au sein du bloc atlantique entre partenaires de l’O.T.A.N. : Belges et Allemands et surtout Italiens, s’efforcent, pour des raisons diverses, de se tenir en retrait des positions franco-anglaises. Enfin, et ceci est de toutes la plus grave, les dissensions politiques internes dans les pays intéressés à propos de l’affaire dont l’expression la plus violente fut hier l’opposition des Travaillistes anglais au plan de Sir Anthony Eden. Il conviendrait d’ajouter parallèlement les hésitations, moins apparentes mais réelles, de plusieurs pays arabes à la politique du colonel Nasser. L’ensemble de ces antagonismes donne à la situation un caractère de confusion qui nous rappelle les débats sur les sanctions contre l’Italie au moment de la guerre d’Ethiopie.

 

Le Plan Eden-Pineau

Reprenons chacun de ces points : on sait que les Franco-Anglais, soutenus et sans doute inspirés par les Etats-Unis, ont décidé de créer une sorte de coopérative internationale entre usagers du Canal. Leurs navires se présenteront devant le canal avec leurs pilotes et remettront à une caisse commune les droits de passage à percevoir, une part étant réservée en cas d’accord ultérieur à l’Egypte. Nasser laisse partir les pilotes étrangers qui seront sans doute rassemblés à Chypre pour prendre place sur les bateaux. Tout laisse prévoir que Nasser s’opposera au transit de ces navires et assurera avec ce qui lui reste de pilotes et ceux qu’il recrutera avec l’aide des Soviets, le trafic naturellement réduit des pays qui auront accepté la gestion de la Compagnie égyptienne. Il est hasardeux de prévoir ce qui se passera au-delà. La riposte des Occidentaux se limitera sans doute à des sanctions économiques contre l’Egypte qui rendront la position de Nasser plus difficile et le contraindra à accepter une aide de plus en plus large du Bloc soviétique.

 

Les Avantages pour les Etats-Unis

Ce processus d’inspiration américaine présente pour les Etats-Unis bon nombre d’avantages. Ils comptent d’abord éviter que l’affaire ne dégénère en épreuve de force militaire, comme les préparatifs franco-anglais le laissaient craindre, ce qui est indispensable pour eux à la veille des élections. De plus, cela leur permettra de fournir aux pays européens le pétrole qui ne pourra pas être livré par l’Orient ; excellente affaire pour les producteurs des Etats-Unis, du Canada et du Vénézuéla inquiets de la concurrence du pétrole bon marché de l’Orient alors que leur prix de revient augmente sans cesse. De plus, le ralentissement de la production du pétrole d’Orient est de nature à indisposer les bénéficiaires arabes et iraniens contre Nasser et les incitera à réduire leurs exigences à l’endroit des Américains. Le précédent de Mossadegh peut jouer à nouveau. Enfin, les Etats-Unis pourront tirer avantage devant l’opinion d’avoir sauvé la paix tout en soutenant leurs alliés et le droit international, sans compromettre à l’excès leurs relations avec les pays arabes autre que l’Egypte de Nasser. Quant aux Russes, les Américains espèrent que l’affaire leur apportera autant d’embarras que de profits et les laissera perdants à la longue si Nasser en sort affaibli ou même vaincu.

 

Les Dissensions Européennes

Il était grand temps que les Etats-Unis interviennent  (sans d’ailleurs se compromettre, car Dulles n’est pas venu à Londres et le plan est en apparence purement franco-anglais), sinon la prise de position aventureuse de MM. Eden et Pineau allait à un grave échec.

En effet, personne ne les suivait. Les Belges, dont les intérêts sont considérables en Egypte, avaient été à dessein tenus à l’écart de la Conférence de Londres et ne voulaient pas se compromettre inutilement. Bonn se tenait à l’écart sans mot dire, attendant les réactions de Washington. Les Italiens reprenant leur politique traditionnelle jouaient une partie subtile. Eux aussi ont des intérêts en Egypte, surtout d’ordre culturel et commercial, et comptaient profiter du conflit pour prendre la place abandonnée par les Français et les Anglais. Pris entre le désir de ne pas contrarier les Américains et de rester en bons termes avec Nasser, ils menaient une politique de médiation dont ils comptaient tirer parti, quelle que soit l’issue du conflit.

Un des aspects les plus fâcheux de l’affaire de Suez est d’avoir fait apparaître la faiblesse de la cohésion occidentale, le particularisme séculaire de chaque nation, la rivalité des ambitions et des intérêts ; la cause de l’unification européenne a beaucoup perdu dans l’événement.

 

Les Divisions de l’Opinion Britannique

Mais répétons que l’aspect le plus grave est la violente et brutale opposition à Londres entre Conservateurs et Travaillistes, tandis qu’en France, l’opinion, inquiète mais réaliste, ne cherchait pas dans l’ensemble à créer des difficultés au gouvernement, l’Angleterre s’est montrée profondément divisée sur une question, sinon vitale, du moins d’extrême importance pour l’avenir du pays. On peut dire que c’est la première fois que le Parlement anglais montre de pareilles dissensions en politique internationale, et cela bien que MM. Mollet et Pineau soient eux-mêmes socialistes et soutiennent la politique d’Eden.

Ce phénomène grave est l’aboutissement d’un processus de décomposition à la fois économique, civique et moral du peuple anglais dont nous avons ici suivi avec regret le déroulement continu depuis dix ans. L’autre aspect, non moins inquiétant est l’opposition sur le plan syndical à la politique du gouvernement britannique manifestée par le récent Congrès des Trade-Unions. L’Angleterre est plus que jamais aux prises avec une inflation dangereuse ; les réserves d’or et de devises s’affaiblissent chaque mois ; les prix montent et les revendications de salaires se font, malgré cette situation, de plus en plus pressantes. Quelle que soit l’issue du conflit de Suez, la position d’Eden sera si délicate qu’un appel aux électeurs apparaît inévitable. A ce moment, les Anglais auront à se prononcer sur leur propre sort. Il n’est pas sûr qu’ils aient compris.

Concluons que le conflit de Suez est une affaire à longue portée et de longue haleine. En dernier ressort, la solution est aux mains des Etats-Unis, si toutefois les Russes ne cherchent pas à l’imposer, ce qui heureusement ne semble pas vraisemblable, pour le moment du moins.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1956-09-08 – Face à Face

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Le Courrier d’Aix – 1956-09-08 – La Vie Internationale.

 

Face à Face

 

L’affaire de Suez se déroule au rythme prévu, c’est-à-dire fort lent. Le temps travaille-t-il au profit des Occidentaux ou de Nasser ? Cela dépend de l’habileté de celui-ci à le faire durer davantage en ne fermant pas la porte aux compromis auxquels aspirent la plupart des intéressés, sauf évidemment les Russes.

 

Le Conflit des Intérêts Occidentaux

Pour l’heure, on en est aux conciliabules du Comité des Cinq avec Nasser. M. Menzies d’Australie a la parole ; mais c’est M. Henderson, le représentant des Etats-Unis, qui s’emploie. Comme on l’a dit avec raison, les intérêts occidentaux sont concordants en un point : le Canal doit être géré par une autorité internationale, car on ne peut faire confiance à l’Egypte, ni pour la direction, ni pour l’entretien. Une artère de cette importance ne peut être soumise aux caprices d’une politique. Mais les arrière-pensées sont divergentes. Pour les Franco-Anglais, c’est une question sinon vitale – on abuse du mot – du moins primordiale. Leur équilibre économique et leur autonomie politique dépendent du flux normal de pétrole du Moyen-Orient à travers le Canal. S’ils en étaient privés, ils seraient tributaires des livraisons américaines. Leur prestige est en jeu en Orient et en Afrique du Nord. La politique franco-anglaise a eu le tort jusqu’ici, à notre avis, de mettre ce prestige trop en cause et en relief sans être sûre du succès final. Les Américains, au contraire, n’ont ni intérêt primordial ni prestige à défendre. Il s’agit pour eux d’empêcher les Russes de s’infiltrer dans cette partie du monde et de s’y installer.

 

Les Craintes de Dulles

Dulles craint en effet que la politique franco-anglaise ne donne précisément aux Russes les moyens de le faire : en cas de conflit armé, les Soviets n’interviendraient pas directement mais ils enverraient des « volontaires » comme les Chinois en Corée. En cas de blocus des côtes égyptiennes, ils le tourneraient par la voie des airs ou provoqueraient des incidents en le faisant forcer par quelque satellite. Enfin et surtout, les Russes mettront sans tarder tous leurs pilotes disponibles au service de Nasser pour remplacer les Français et Anglais défaillants. Enfin, si le canal demeurait fermé, ils n’en subiraient aucun dommage mais exploiteraient à fond ceux que subiraient les autres du fait de l’action franco-britannique.

 

La Publicité des Préparatifs Militaires

Nous pensons qu’une autre erreur a été commise par M. Pineau ; l’envoi de troupes françaises à Chypre était peut-être justifié pour accroître la pression sur Nasser. Elle lui donne aussi des arguments nouveaux pour y résister. Elle ajoute à l’excitation des esprits. En tous cas si l’on jugeait bon de prendre des mesures militaires, il n’était pas nécessaire de le publier à coup de communiqués. Nasser et ses conseillers ont assez d’espions pour le lui faire savoir. Par ailleurs, nous ne saurions trop répéter que, dans le climat actuel, un recours à la force serait condamné par l’opinion internationale dans sa quasi-unanimité tandis qu’une pression économique, même rigoureuse, serait acceptée comme un moyen normal de corriger un abus de droit.

 

Les Dangers d’une Pression Militaire

Le cliquetis de sabre présente un autre et grave danger. Certains commentateurs prétendent que Krouchtchev est embarrassé par l’affaire de Suez, pris, disent-ils, entre le besoin d’une atmosphère de détente dont sa propagande vante les mérites et son désir de tirer profit de la crise de Suez en poussant Nasser à l’intransigeance. Nous sommes d’un avis opposé. La politique de détente n’est qu’un moyen de propagande que les faits se chargent de démentir.

Pour quiconque écoute la radio russe, les thèmes de la guerre froide sont plus répandus que jamais. Les préparatifs militaires de Chypre sont largement exploités, à tel point que notre expérience de la tactique soviétique nous fait craindre que l’on ne cherche à Moscou à justifier par avance des mouvements militaires que dans un avenir plus ou moins proche les Soviets pourraient diriger dans une autre partie du monde. La récente tension entre Bonn et Moscou ne nous dit rien de bon.

 

Le Fiasco de la Déstalinisation

Il nous parait, en effet, que Krouchtchev et Chepilov seraient satisfaits de prendre une revanche sur le fiasco de la déstalinisation. Sans rien affirmer de ce qui se passe en Russie, nous avons le sentiment que la « direction collective » n’est pas unanime à approuver le fameux discours de Krouchtchev contre Staline.

Ce fut un échec à l’intérieur où les masses ont été plus déconcertées que rassurées par la démolition de l’idole officielle. Echec plus sérieux chez les Satellites où les conflits à l’intérieur du Parti ne sont pas près de s’apaiser. La force seule a empêché un éclatement. Enfin et surtout, échec chez les partis frères d’Occident, en France où la crise est occulte, en Italie où elle a pris une forme plus spectaculaire. Le Parti italien de Togliatti était en effet le plus fort et le plus dangereux des groupements communistes à l’extérieur de l’Empire soviétique ; fort par le nombre de ses électeurs et de son alliance avec la majorité des socialistes groupés autour de Nenni.

 

La Réunification Socialiste en Italie

La déstalinisation a virtuellement décroché Nenni de l’alliance socialo-communiste. Son entrevue à Pralognan avec Saragat, social-démocrate appartenant au Gouvernement Segni, est le prélude à un regroupement du socialisme italien. L’affaire demandera du temps, on ne peut même assurer qu’elle aboutira. Mais en fait, un mot de Nenni résume bien la situation : « Un front populaire en Italie est actuellement impensable ». Il en est de même en France. En Allemagne fédérale enfin, le Parti communiste a été simplement dissous, ce qui était peut-être inopportun, eu égard à sa faiblesse.

 

Le Déclin Idéologique

La déstalinisation qui avait pour but le front commun socialiste et communiste fut donc un échec sur toute la ligne, et on n’en parle d’ailleurs plus. En Russie, l’opinion a pris la chose avec son fatalisme habituel. Cependant, après avoir subi la disgrâce posthume de Staline, on s’inquiéterait guère de celle de l’un de ses successeurs, fut-il Krouchtchev. Chez les Satellites, le ressentiment est encore très vif. Dans le monde entier, surtout chez les sympathisants et chez les neutres, le prestige déjà faible du communisme a subi une chute profonde que l’on mesurera mieux avec le temps.

D’ailleurs l’antagonisme idéologique est en recul partout. Quel meilleur type de fascisme que le gouvernement Nasser ? Lui-même se sent plutôt flatté qu’offensé d’être comparé à Hitler. Ce qui n’empêche pas tous les communisants d’Europe et d’Asie de prendre son parti. En Russie même, le communisme officiel nous fait penser à la religion romaine au temps de la décadence. Un rituel que tout le monde répète pour ne pas avoir d’ennuis avec le pouvoir ; un paravent pour mener une politique de grande puissance du côté des dirigeants. Il en a peut-être été ainsi depuis longtemps déjà., mais aujourd’hui le masque se décolle.

 

                                                                                                       CRITON

 

 

Criton – 1956-09-01 – Un Mois après

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Le Courrier d’Aix – 1956-09-01 – La Vie Internationale.

 

Un Mois après ….

 

Le mois d’Août a été presque exclusivement occupé par l’affaire de Suez. On n’est pas plus avancé qu’au début. Aux premiers jours du mois, nous disions que la solution du problème était affaire de patience et que le recours à l’action militaire était effectivement impossible dans l’état présent des opinions et des forces en présence. On a eu tort, une fois de plus, d’employer les grands mots et les menaces sans effet. Il n’était pourtant pas difficile de prévoir à quelles difficultés on se heurterait. Il est fâcheux de donner l’impression de reculer alors qu’une pression progressive, d’ordre à la fois économique et politique aurait au contraire renversé les courants d’opinion, en Orient comme en Occident.

 

La Nature de la Compagnie Universelle

Ce qui est également fâcheux, c’est que l’on ait laissé la propagande de Nasser, accordée à celle de Moscou, présenter la Compagnie du Canal de Suez comme une entreprise capitaliste et colonialiste aux mains des impérialistes occidentaux dont par conséquent la suppression était salutaire et nécessaire.

La formation il y a près d’un siècle de la Compagnie, indiquait au contraire pour son temps un sens remarquable du service public international. On a dit avec raison que sa fondation s’inspirait de la pensée saint-simonienne, des vues du socialisme français antérieures au Marxisme. Et la Compagnie, au cours des 82 ans écoulés, s’est scrupuleusement conformée aux principes de son établissement. Capitaliste, elle l’était dans une certaine mesure puisque les détenteurs privés avaient fourni les fonds. Mais l’Etat égyptien avait reçu une large part des actions (qu’il n’aurait pas dû vendre). Elle avait constamment sacrifié le profit pour assurer des tarifs de plus en plus bas aux usagers et des améliorations au passage des navires. Le capital n’avait reçu, en définitive, qu’une rémunération modérée eu égard aux possibilités. Elle avait respecté les droits privés et publics selon les règles internationales, même en temps de guerre, dans la mesure limitée de ses moyens. Société d’économie mixte, elle pouvait servir de modèle à de plus récentes. Il eut suffi d’adapter ses statuts aux conditions du commerce moderne et des relations internationales, pour en faire le type du service public international ; ouvrir pour cela aux usagers actuels et aux Etats intéressés une participation plus équitable à sa gestion.

Au lieu de cela, Nasser, approuvé par ses amis de Moscou, recourt à la nationalisation, à la monopolisation au profit d’un seul Etat, sous prétexte qu’il traverse son territoire. Mesure réactionnaire et nationaliste s’il en fut, de régression et non de progrès. D’un service public, on veut faire un monopole d’Etat et d’un Etat qui n’est qu’un des plus faibles usagers. C’est revenir aux féodaux qui imposaient un droit de passage sur leurs terres et la fermait aux récalcitrants.

Si la question n’a pas été présentée sous ce jour, c’est que des intérêts s’y opposaient. Suez pouvait servir d’exemple à Panama, et à Washington, on manque d’empressement.

 

La Tactique Américaine

De leur propre point de vue, les Américains n’ont pas manqué d’habileté. Sans désavouer les Franco-Anglais, ils les ont paralysés en gagnant du temps. Ceux-ci se sont rendu compte qu’il valait mieux ne pas agir trop vite et ont dû suivre le fil de négociations en chaine. Russes et Egyptiens savaient qu’à trois mois des élections, les Etats-Unis feraient l’impossible pour que la paix ne soit pas troublée, ni en Occident, ni même en Extrême-Orient où ils ont laissé les avions de Pékin abattre un des leurs sans protester.

 

Le Fonctionnement du Canal

Le point est de savoir si pendant ces trois mois, Nasser pourra assurer un fonctionnement normal du Canal. La lutte sera chaude autour des questions de pilotage et de dragage. Une petite guerre d’usure s’ouvre où les Anglo-Saxons d’un côté, les Russo-Egyptiens de l’autre, mettront toutes leurs possibilités en jeu ; l’issue en est encore imprévisible.

 

La Question des Pétroles

Côté pétrole maintenant, car l’affaire Suez est un aspect de la lutte pour les carburants liquides, on a fait état des rivalités d’intérêt entre producteurs anglais et américains. Ces divergences existent. Il ne faut pas les exagérer. Sans doute, les Américains ont envisagé avec l’aide du Vénézuéla et du Canada de suppléer le cas échéant les ressources pétrolières du Moyen-Orient par des fournitures d’autre provenance.

On peut avec le temps se passer de Suez. Il suffit de réfléchir cependant pour imaginer que l’abandon des puits du Moyen-Orient reviendrait à les laisser exploiter par d’autres, c’est-à-dire par les Soviets. Le vide serait vite comblé. Ceux-ci n’auraient qu’à monter un vaste dumping qui évincerait peu à peu les producteurs du Nouveau Monde. Le pétrole arriverait peut-être moins cher en France ou en Angleterre que présentement, et les concurrents d’Amérique perdraient leurs débouchés. Les compagnies des Etats-Unis ne lâcheront pas le pétrole du Moyen-Orient plus volontiers que celles d’Europe. La solidarité jouera nécessairement, nous l’avons souligné maintes fois.

N’oublions pas surtout que les petits souverains d’Arabie, s’ils soutiennent Nasser en paroles, ne renonceraient pas de gaieté de cœur à leurs somptueuses redevances. La communauté arabe se manifeste en discours tant qu’elle ne touche pas de substantiels intérêts. On aurait donc tort de dramatiser l’affaire de Suez : question grave sans doute, surtout d’un point de vue juridique et moral, mais dont on peut espérer qu’elle se résoudra au bénéfice de la civilisation.

 

La Trêve à Chypre

Devant l’importance de l’affaire, on ne saurait cependant oublier la question de Chypre ; l’entêtement anglais a marqué un point. L’E.O.K.A. a offert la trêve : les Britanniques l’ont pratiquement repoussée. Les terroristes ont-ils cherché un compromis parce que leurs chances s’épuisaient ? ou bien le Gouvernement d’Athènes, sous la pression des Américains, a-t-il essayé de liquider la révolte ? Les deux thèses s’affirment. On aurait été heureux d’apprendre que ce pénible conflit qui dessert la cause de l’Occident tout entier, était en voie de solution. Si les Anglais gagnent la partie, ce ne sera qu’au prix d’une humiliation et du ressentiment des Hellènes. Le temps, là encore, peut présenter des possibilités nouvelles de règlement qui n’existent pas encore. Il faut que les passions se lassent : le « cooling off », comme disent les Anglais.

 

Les Répercussions en Afrique du Nord

Nous maintenons d’autre part, contrairement à l’opinion générale, que l’affaire de Suez ne sera pas tellement défavorable à nos intérêts nord-africains. Une action patiente, pourvu que ce soit une action efficace et non verbale, qui ferait tomber la fièvre de Suez et rendrait nul l’acte de Nasser en le noyant dans les difficultés matérielles et politiques, serait plus profitable qu’une action spectaculaire qui exaspérerait les antagonistes. Il faut se résigner à la patience, c’est une voie douloureuse qui demande plus de génie qu’un coup d’éclat.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1956-08-04 – Suez

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Le Courrier d’Aix – 1956-08-04 – La Vie Internationale.

 

Suez

 

La nationalisation du Canal de Suez par Nasser a fait l’effet d’une bombe. L’acte n’était pas imprévu mais on pouvait douter que le Colonel en prenne les risques. L’émotion aidant, on a invoqué les précédents, coup de force d’Hitler en Rhénanie, etc. … L’opinion a demandé des représailles. Certes l’affaire est sérieuse. Mais toute précipitation gâterait les chances d’enlever à Nasser le bénéfice de l’opération.

 

L’Attitude Américaine

On a par avance opposé la circonspection des Américains aux résolutions franco-anglaises. « Le colonel Nasser est le fils spirituel de l’amiral Fechteler », n’hésite pas à écrire M. Duverger, dans « Le Monde ». C’est très excessif. La suite montrera que les Etats-Unis relèveront le défi. Les divergences anglo-américaines en Moyen-Orient se sont beaucoup atténuées. Les dangers du panarabisme sont aussi sérieux pour Washington que pour Londres. Si, à la nationalisation de Suez succédait celle des pétroles, c’est l’Occident tout entier qui serait ébranlé. Celui-ci, heureusement, ne manque pas de moyens pour défendre ses positions.

 

La Manœuvre Russe

Moscou le sait. Il est probable que Chepilov avait envisagé et sans doute conseillé à Nasser de frapper la Compagnie du Canal. Tout ce qui peut troubler les relations internationales sert l’U.R.S.S. Les Russes ont un autre intérêt dans l’affaire, que l’on néglige : c’est d’obtenir l’internationalisation de tous les grands passages maritimes du globe et au premier chef les Dardanelles et le Bosphore, et aussi Panama et même Gibraltar.

L’acte de Nasser pose une mine de tractations internationales explosives et compliquées où Moscou trouverait son compte sans risque aucun. Il n’y a pas en effet d’autre solution à la nationalisation de Suez par l’Egypte que de substituer à la Compagnie un contrôle d’un groupe de puissances ou de l’O.N.U. L’emploi de la force serait périlleux et probablement impossible à maintenir indéfiniment. Nasser soutenu par une opinion exaltée ne tomberait pas du premier coup. Et la paix du monde pourrait être en question. Il suffit de rechercher les moyens pacifiques de rendre l’opération mauvaise pour le dictateur égyptien, et d’attendre la déception des masses, comme on le fit pour Mossadegh en Iran. On peut être assuré que l’U.R.S.S. n’interviendra pas directement ; sa position est excellente pour voir venir et contrecarrer toutes les initiatives dans une conférence internationale par exemple.

 

Les Moyens d’Action

Nous ne pensons pas d’ailleurs qu’une telle réunion soit convoquée dans l’immédiat. Il faut d’abord enlever à Nasser les profits financiers qu’il a escomptés, en rendant le transit déficitaire pour l’Egypte. Les sommes saisies par le Gouvernement en Egypte même ne sont pas considérables. La rentabilité du canal était déjà faible à cause des travaux que son entretien et sa modernisation constante nécessitent. Il n’en faudrait pas beaucoup pour qu’il devienne déficitaire.

Cela dit, il est incontestable que les Occidentaux, sans se laisser emporter par l’esprit de représailles, doivent sortir victorieux du conflit. Il faudra du temps et de la patience comme il est de règle en Orient.

 

Avantages de l’Opération

Ajoutons que l’affaire n’est pas sans présenter certains avantages. La solidarité des trois Occidentaux en sera nécessairement renforcée après les frictions d’usage. Les Américains ayant réagi dans la question d’Assouan ne peuvent que maintenir une politique de fermeté qui profitera aux Anglais en Irak et aux Français en Afrique du Nord. La position d’Israël sera du même coup renforcée. Nasser a commis une imprudence grave en menaçant publiquement l’envoyé américain Georges Allen de le jeter dehors. L’opinion des Etats-Unis est sensible à ce genre d’affronts et approuvera toute action énergique du Gouvernement pour y répondre. Si faible que soit le tandem Eisenhower-Dulles, il ne peut, à la veille des élections, se laisser humilier par un dictateur exalté. Mais la recherche des moyens de répondre est très délicate. Une fausse manœuvre serait catastrophique ; c’est pourquoi Dulles est venu à Londres.

Le résultat final peut être prévu : alors que le Canal de Suez revenait automatiquement à l’Egypte en 1969, il sera d’ici là de façon ou d’autre internationalisé, et les successeurs de Nasser auront perdu ce fruit qui allait leur tomber mûr dans les mains. Ce sera aussi une perte de revenus pour les Français et les Anglais, et cela renforcera encore la prépondérance américaine dans le trafic international, ce qui n’est pas pour déplaire à Washington.

 

Les Troubles en Bulgarie

Des nouvelles de troubles sérieux sont parvenues de Bulgarie. La déstalinisation d’une part et le rapprochement russo-yougoslave de l’autre ont provoqué une fermentation qui se propage chez tous les Satellites. La lutte aurait fait des victimes, opposant les Staliniens partisans de Tcherenkov récemment limogé aux adversaires de celui-ci à l’intérieur du Parti, et naturellement aux ennemis du régime qui sont, comme ailleurs, légion. On a recueilli à cette occasion un tract anti-communiste qui donne des renseignements intéressants, des précisions plutôt sur la manière dont Moscou exploite ses satellites. A Philippopolis, le Secrétaire du Parti a déclaré : « Nos mines d’uranium produisent 160 kilos de métal par jour : le prix de revient est de 1.400 levas le kilo. Le prix de vente imposé par l’U.R.S.S. est de 60 levas. Rien que par cet accord, la Bulgarie perd 226 milliards de levas par an. Si l’on ajoute à cela les pertes subies par la vente à l’U.R.S.S. des tabacs, de l’huile de roses et autres produits, on s’explique le bas niveau de vie des travailleurs. Ces conventions devraient être révisées pour obtenir un relèvement des salaires ». On touche ici du doigt les rouages du système colonialiste employé par l’U.R.S.S. ; à rapprocher des subventions que la France verse dans ses propres territoires pour permettre aux autochtones de cultiver avec profit le café, le cacao, le coton et bien d’autres produits. S’il y a encore des gens pour croire à la libération de l’homme par le communisme, il faut qu’ils soient insensibles aux doléances du camarade mineur de Philippopolis. Ceux de Silésie et d’ailleurs pourraient leur fournir abondamment des statistiques aussi éloquentes. Il n’y a pire sourd, évidemment. Mais il y en a à Poznań et ailleurs qui commencent à entendre.

 

La Spécialisation des Satellites

Pour mieux briser l’opposition, les Soviets sont en train de développer une méthode qu’ils ont déjà appliquée dans leurs colonies musulmanes de l’Asie Centrale. Ils spécialisent chacun des satellites dans certaines productions pour obtenir de meilleurs prix par la concentration des efforts et les rendre dépendants les uns des autres et aussi de la Russie pour la fourniture des matières premières. Cette spécialisation et cette dépendance leur enlèvent du même coup toute possibilité de subsister par eux-mêmes. Toute rébellion aboutirait au chômage ou à la famine au cas, où la pression policière et militaire ne suffirait pas.

 

                                                                                                       CRITON

 

Criton – 1956-07-28 – De Grands et Petits Problèmes

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Le Courrier d’Aix – 1956-07-28 – La Vie Internationale.

 

De Grands et Petits Problèmes

 

Dans la situation internationale, la flexibilité a succédé à la rigidité, a dit Anthony Eden dans son dernier discours. Cette manière de voir repose sur les apparences. Le Premier anglais a-t-il dit sa pensée ou, pour des raisons évidentes de tactique diplomatique, a-t-il voulu se réserver des initiatives au succès desquelles il ne croit pas ? Eden est un parfait diplomate : il cache son jeu.

 

Le Coup de Frein à la Déstalinisation

En réalité, nous assistons à un sérieux freinage du cours de la déstalinisation. Les événements de Poznań n’y sont pas étrangers. Les signes de ce retournement sont nombreux.

D’abord Togliatti en Italie est rentré dans l’obédience moscovite après ses premières critiques contre Krouchtchev. En France, Thorez a été réintronisé par Suslov, un pur stalinien venu exprès de Moscou avec deux collègues pour couvrir de fleurs les chefs du Parti français qu’on s’attendait à voir condamnés. En Allemagne Orientale, le « barbu » Walther Ulbricht, dont ses collègues même demandaient la tête, est plus solidement en selle que jamais. Les nouveaux accords de Berlin-Est avec Moscou renforcent les liens entre la République orientale et l’U.R.S.S. En Hongrie, Rákosi a bien été liquidé, non sans résistance, mais son successeur Geroë est aussi dur que lui.

En Pologne, Achab, le délégué du Kremlin, conserve la haute main. Quelques réhabilitations ne sont qu’une satisfaction de façade données aux opposants qui sont trop nombreux et trop forts pour être brisés. En Tchécoslovaquie, rien de nouveau. Dans son voyage en Pologne, Boulganine a promis des réformes et des améliorations matérielles, sans se compromettre sur les dates, et partout les orateurs russes en tournées ont mis les masses en garde contre des revendications intempestives. Changement de décor sans doute ; le fond du tableau demeure. Une explosion chez les Satellites parait de moins en moins probable ; une désillusion de plus ne saurait rendre les travailleurs et les intellectuels plus agressifs, au contraire. Si l’évolution vers la liberté se poursuit, ce sera dans une ombre prudente.

 

Refus des Anglo-Saxons de Construire le Barrage d’Assouan

Un autre coup de frein que l’on peut accueillir avec une exclamation : enfin ! Les Anglais et les Américains ont simultanément refusé à Nasser de construire le fameux barrage d’Assouan. Nous l’avions laissé prévoir la semaine dernière. L’événement survenu marque une date. Les Anglo-Saxons ne se laisseront pas entraîner par le chantage à la compétition économique entre les Russes et eux-mêmes. Les Soviets qui s’attendaient à ce coup se sont montrés prudents. Ils ne se sont pas engagés à se substituer aux Anglo-Saxons pour cette entreprise gigantesque et coûteuse. Ils n’en ont pas les moyens. Construire quelques usines en mettant en place leurs techniciens, consentir des crédits payables en coton, cela ne les entraîne pas bien loin et leur permet de s’introduire dans l’économie égyptienne. Au surplus, les Soviets ne tiennent pas à mécontenter les autres riverains du Nil auxquels ils ont promis une aide et qui sont hostiles au barrage. Les Anglo-Saxons avaient donc la partie facile. Nasser fulmine, mais quoi qu’il en dise ne peut rien par lui-même. Cet échec fera réfléchir ceux qui étaient tentés de le suivre. Nasser va essayer de trouver d’autres concours. Des entreprises privées allemandes, françaises et italiennes sont très tentées de prendre l’ouvrage en main. Mais en dehors des difficultés diplomatiques, les crédits à consentir semblent dépasser les possibilités des affaires privées en question.

 

Les Soviets et l’Euratom

Nous parlerons, avec quelque retard de la note russe sur l’énergie atomique remise récemment aux partenaires éventuels de l’Euratom. Les Russes ne croyaient pas que ce projet prendrait forme. Le vote du Parlement français signifie cependant, sinon qu’il sera réalisé, du moins qu’on en poursuivra sérieusement l’étude. Tout ce qui tend à souder les pays d’Europe occidentale entre eux rencontre l’hostilité de Moscou, particulièrement quand il s’agit de rapprocher l’Allemagne de Bonn de la France. Krouchtchev le déclare expressément : l’Euratom rendra plus difficile la réunification de l’Allemagne.

Si éventé que soit l’argument, il sert une opposition qui, en Allemagne occidentale, est très hostile au projet et qui rêve d’une neutralisation de Bonn à laquelle – entre parenthèses – 54% des habitants, d’après un récent Gallup, serait favorable. La politique stalinienne en Allemagne est plutôt renforcée par l’évolution récente des esprits et la politique d’Adenauer, lentement minée, ne résisterait pas à de nouvelles manœuvres. C’est sans doute pour cela qu’Eden cherche à reprendre la Conférence de Genève qui a échoué l’an passé, dans l’espoir de mettre, avant les élections allemandes de 1957, les Russes une fois de plus au pied du mur : à quel prix consentez-vous à la réunification par élections libres ?

 

Deux Anecdotes Soviétiques

Racontons maintenant de petites histoires russes qui nous conduiront à des réflexions plus sérieuses :

Les « Izvestia » racontent qu’à Kazan, sur la Volga, des fabriques de vêtements ont dû fermer leurs portes, faute de recevoir les boutons gris pour livrer leurs habits. Ne pouvant s’en procurer ailleurs, ils s’avisèrent de remettre en marche une usine désaffectée pour faire les boutons. Celle-ci en fabriqua de toutes couleurs, sauf des gris. De guerre lasse, une délégation se rendit à Moscou pour se plaindre. Le Ministère compétent répondit que l’industrie chimique avait cessé de produire de la poudre grise et qu’on s’occuperait de leur cas ; ils attendent encore.

Autre histoire, racontée celle-là par le « Troud ». Un délégué du journal avait constaté avec surprise qu’il était impossible d’acheter des pantalons de coton de grande taille, article bon marché et populaire. Il se rendit à l’usine où les dirigeants lui répondirent qu’ils avaient reçu ordre d’économiser le tissu et que, pour réduire le prix de revient, ils s’en tenaient à la taille de 14 ans ; faute de quoi l’usine n’aurait pas droit aux ristournes, et le directeur serait blâmé. On voit que Gogol pourrait revenir : il trouverait encore matière à comédie.

 

Les Dangers de la Bureaucratie

Ces faits ne seraient qu’un témoignage parmi d’autres des règles de la Russie bolchévique, s’ils ne mettaient en question le système bureaucratique qui régente le capitalisme d’Etat. Les Russes s’en plaignent, sans, comme on voit, y trouver remède. Mais les socialistes anglais dans leur récent manifeste que nous avons commenté en remarquent aussi les dangers.

Socialisme et bureaucratie sont solidaires ; nous en savons quelque chose ; l’expérience des nationalisations en Angleterre, plus sincère que la nôtre, a montré que la bureaucratie paralysante se développe dès qu’une entreprise passe sous la direction des fonctionnaires. Les entreprises privées de grande taille n’y échappent pas davantage, mais la concurrence et le souci du profit freinent naturellement la tendance. Les Travaillistes sont ici dans l’embarras. Ils condamnent l’économie de profit et en général l’appât du gain comme élément moteur de la production pour des raisons morales. Le socialisme anglais est teinté de puritanisme. Feu Stafford Cripps en était le meilleur exemple. Il est mort d’austérité. Mais l’Anglo-Saxon est mal disposé à l’égard de la bureaucratie, le « red tape » comme ils disent. Le Labour-Party a de la peine à sortir du dilemme. Souhaitons que l’évolution naturelle de l’économie les délivre de leurs soucis.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1956-07-21 – La Réunion des Neutres

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Le Courrier d’Aix – 1956-07-21 – La Vie Internationale.

 

La Réunion des Neutres

 

La saison est favorable aux voyages diplomatiques. L’agenda des rencontres est particulièrement chargé cet été. La plus attendue est celle des trois neutres, Tito, Nasser et Nehru à Brioni.

 

La Conférence de Brioni

On pouvait penser que ce colloque permettrait aux Trois de définir une politique commune qui servirait de charte de ralliement aux autres nations non engagées. Mais il y a eu les événements de Poznań qui, s’ils n’entrent pas dans les conversations, n’en seront pas moins dans les esprits.

 

Tito et les Satellites

On a parlé à tort d’un Titisme polonais. La dictature de Tito est aussi méprisée par les patriotes polonais que celle de Staline. Les illusions que Tito pouvait avoir sur les possibilités de tirer profit d’un mouvement de libéralisation des Satellites de Moscou, doivent être aujourd’hui dissipées. Il en serait à Prague et à Budapest comme à Varsovie : ou bien la domination russe continuera de s’exercer avec la même rigueur qu’autrefois, ou bien Tito verra se former à ses frontières des états plus ou moins démocratiques hostiles à son régime. Si bien que son rapprochement avec Moscou ne lui aura pas apporté grand-chose, sinon une méfiance accrue de la part des Etats-Unis.

 

Les Illusions du Colonel Nasser

Nasser est dans un cas assez analogue. L’appui russe ne lui a fourni jusqu’ici que des armes. Politiquement, la diplomatie soviétique demeure prudente en Proche et Moyen-Orient. Economiquement, les offres russes restent vagues et d’une réalisation problématique. Par contre, les Etats-Unis se font plus réticents. Leur contribution à l’édification du barrage d’Assouan est remise en question, tout au moins à une date ultérieure. Le changement d’ambassadeurs américains au Caire est significatif. M. Byorade qui passait pour appuyer Nasser va en Afrique du Sud et Georges Allen va à Athènes pour tenter de ramener la Grèce dans le camp occidental et peut-être proposer une solution anglo-américaine au problème de Chypre. Certains observateurs – qui vont peut-être un peu vite – croient à un nouveau pas vers la collaboration anglo-américaine dans la Méditerranée orientale et à une participation plus active des Etats-Unis au Pacte de Bagdad. A la veille des élections américaines où l’opinion de la population israélite compte, cette prise de position du Département d’Etat est assez vraisemblable, d’autant que la grande presse républicaine aux Etats-Unis n’a cessé de reprocher à Dulles l’ambigüité de sa politique orientale. En tous cas, le Colonel Nasser ne manque pas de sujets de préoccupations.

 

L’Indépendance de Nehru

Nehru de son côté, n’est pas très tenté d’affirmer sa solidarité avec les deux dictateurs. Il a plus de motifs que jamais de poursuivre une politique personnelle. Les événements de Poznań n’ont pu que renforcer sa croyance dans la possibilité de suivre une autre voie que celle du communisme pour l’édification de l’Inde moderne. Nous avons toujours dit ici que sa formation anglaise le retenait de se montrer hostile à l’Occident. Il sait aussi que l’aide américaine lui est plus que jamais indispensable à la réalisation de ses plans d’industrialisation. Ce qui se passe au Tibet ne peut manquer de la préoccuper également.

Pour conclure, la rencontre de Brioni ne peut marquer le début d’une ère nouvelle. On se limitera à des problèmes concrets : l’Afrique du Nord, et particulièrement le problème algérien pourrait fournir l’occasion d’une entente profitable. Elle servirait à masquer des divergences plus profondes. C’est dans ce but que Nehru est venu à Paris. Il lui plairait d’avoir facilité la solution du problème algérien auquel il porte un intérêt sincère. Comme il faudra un jour ou l’autre entamer des négociations, un médiateur comme Nehru n’est pas à négliger.

 

La Déchéance Britannique

Sir Anthony Eden vient d’adresser aux Anglais un avertissement solennel qui n’est pas dans sa manière habituelle sur les risques d’une « déchéance par étapes » de la puissance économique britannique. Ce fut sa façon de répondre au manifeste des Travaillistes qui ne propose contre cette décadence que des remèdes sans efficacité immédiate. En attendant les résultats problématiques de cet appel à la discipline civique, l’Angleterre annonce une réduction spectaculaire de ses dépenses militaires ramenées de 1.550 milliards à 1.050, et l’abolition prochaine de la conscription.

Retenons en passant que les fameuses quatre divisions britanniques stationnées sur le continent vont être limitées à une seule. Que devient l’engagement solennel que M. Mendès-France avait obtenu du même Sir Eden pour substituer l’O.E.U. à la C.E.D. ? Nous ne nous vanterons pas d’avoir joué alors les prophètes – c’était trop facile -. Nous ne pensions pas avoir raison si tôt. Deux ans à peine ! Il est vrai que les Allemands qui payaient les frais d’entretien de ces troupes cesseront de le faire quand ils auront leur propre armée.

 

Les Économies en Angleterre

Les Anglais vont faire des économies budgétaires. Excellent exemple qu’il nous faudrait suivre. Ces économies leur permettront-elles d’investir davantage dans leurs possessions d’outre-mer et dans le Commonwealth ?  Si louables que soient les économies budgétaires, elles ne sont pas une panacée. Les maux dont souffre l’Angleterre sont trop profonds pour que des mesures de cette nature suffisent.

 

Le Problème des Dévaluations

On a remarqué avec quelle raideur le Chancelier britannique de l’Echiquier a repoussé les propositions du Dr Erhard tendant à une révision des niveaux de change des monnaies européennes. La Livre ne s’inclinera pas devant le Mark, dit-on à Londres. Il n’empêche que si la Livre et le Franc ne sont pas alignés,  – ce qui est indispensable pour faire l’Europe et le Marché Commun – les Allemands n’auront d’autre solution à leurs « embarras » d’argent que de revaloriser leur monnaie et d’en proclamer la convertibilité complète. Leur capacité de concurrence internationale déjà considérable en serait encore accrue, et les Anglais en souffriraient les premiers. Mais le prestige monétaire est devenu une question de souveraineté intangible auquel les Anglais ne renonceront pas volontiers. Ils attendront que les faits les contraignent. Ce ne sera pas la première fois. Il en est de même pour le Franc dont la position déjà surévaluée va devenir intenable. A quoi bon parler de Marché Commun si les monnaies ne sont pas sincères ?

 

                                                                                                       CRITON

 

Criton – 1956-07-14 – Libres Propos

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Le Courrier d’Aix – 1956-07-14 – La Vie Internationale.

 Libres Propos

 

Les remous provoqués par la répudiation du Stalinisme continuent de s’étendre et n’ont pas fini de le faire. On ne saurait cependant prévoir à quels changements de structure ils aboutiront dans le monde soviétique et à l’extérieur. On peut toutefois marquer un point dont l’importance nous semble considérable. Il est d’ordre idéologique ou plutôt philosophique.

 

Le « Sens de l’Histoire »

En effet, il ressort tant des discussions qui agitent les militants à l’intérieur du Monde communiste que des réflexions des observateurs non prévenus, que ce qui est en cause, c’est le « sens de l’histoire ». Le marxisme-léninisme prétendait à l’infaillibilité historique ; le monde évoluait inexorablement vers la forme économique et sociale qu’il avait définie. L’avenir sanctionnerait ces prévisions. Votre petit-fils sera communiste, disait Krouchtchev à un représentant américain. Non, votre fils, répliquait Molotov. Cette prophétie est aujourd’hui fort ébranlée chez les fidèles eux-mêmes. Il suffit d’entendre ce qui se dit à Varsovie, à Budapest et à Prague entre partisans déclarés du régime, et même à Moscou ; l’infaillibilité du dogme n’a pas résisté à la déchéance de Staline. C’était prévisible.

On s’aperçoit enfin d’une chose pourtant évidente, c’est que l’évolution des sociétés ne se laisse pas emprisonner dans une formule ni dans un plan d’organisation conçu par l’intelligence humaine. Bossuet l’avait dit déjà, bien qu’il ait cru trouver un sens à l’histoire, ce qui n’est pas certain même dans l’ordre métaphysique. Pour être clair et simple, disons que le monde de demain dont nous ne pouvons dire ce qu’il sera, ne sera certainement pas socialiste ou communiste au sens où Marx et ses suivants jusqu’à Krouchtchev, l’entendent. Si  notre esprit est impuissant à dire ce qui sera, il est souvent capable de dire ce qui ne sera pas. C’est son pouvoir et c’est déjà beaucoup.

 

« Vers l’Égalité »

Restons dans l’abstrait puisque le manifeste-programme des Travaillistes anglais nous y convie. Ils cherchent une plate-forme électorale, conscients à la fois de leur propre échec, de leur indigence politique et en même temps des médiocres succès de leurs adversaires Conservateurs. Leur nouveau programme est en général fort vague, sauf sur un point intéressant : ils reconnaissent l’insuffisance de la formule des nationalisations dont les résultats ont été médiocres sur le plan économique et peu opérants sur le plan social, et n’ont pas abouti à redistribuer convenablement les richesses. Si les revenus ont été nivelés plus ou moins par l’impôt, la moitié du capital est resté, disent-ils, aux mains d’un pour cent de la population. Acceptons ce chiffre sous bénéfice d’inventaire. Ce que le tract « vers l’égalité » remarque avec raison, c’est que le maintien du plein-emploi implique un accroissement continu des richesses qui renforce naturellement la propriété privée.

 

Planisme Travailliste

Que faire alors puisque le capitalisme d’État ne semble pas souhaitable, peut-être l’État capitaliste réussira-t-il mieux ? « Bonnet blanc, blanc bonnet », dira-t-on ; non pas. Au lieu de nationaliser les industries, l’Etat peut devenir actionnaire au même titre que les particuliers, et grâce aux droits de succession, se substituer progressivement à eux. Le processus sera plus long, mais il ne bouleversera rien. La formule n’est pas neuve. Nous l’avons même expérimentée en France, esquissée plutôt, après la Libération. Depuis, l’opération a été noyée dans la confusion qui nous caractérise. Mais l’idée des Travaillistes anglais est plus affirmée ; sans entraver la libre entreprise, l’Etat au contraire profiterait de son expérience et de son ressort pour l’absorber peu à peu et peut-être hériter, en l’assimilant, de ses vertus. C’est ce qui n’est pas sûr. L’idée vaut par sa portée théorique, car elle prend acte d’une évolution acquise, l’échec de l’étatisme, et suggère une direction nouvelle qu’on pourrait lui substituer, l’état associé de l’entreprise privée.

Tout cela dira-t-on n’est pas neuf ; bien sûr, cela le serait si la méthode était érigée en système et en loi. Au fond, nous retrouvons là cette obstination perpétuelle à vouloir diriger et imposer un plan à une œuvre naturelle qui les déjouera finalement tous. Mais aucun homme politique ne s’avouera vaincu devant la malignité des choses à renverser ses chères idées.

 

Les Planistes du Capitalisme

On pourrait en dire autant d’ailleurs des planistes du capitalisme – il n’en manque pas – qui cherchent à donner à la démocratie capitaliste qui s’est naturellement développée à mesure que se répandait la richesse, un programme d’extension rationnel qui en ferait une formule générale bonne pour toute l’humanité. Ce corset-là craquera comme les autres. L’extension de la propriété mobilière n’est pas plus certaine que sa concentration.

 

Les Idées en Mouvement

Nos lecteurs vont peut-être nous reprocher de sortir de l’actualité. Il ne nous semble pas. Nous sommes en ce moment dans le tourbillon d’un grand brassage d’idées, et même d’idéaux en période de mue intellectuelle, comme il s’en produit périodiquement. Et cela est autrement important qu’une conférence internationale, fut-elle au sommet. Les idées ont une influence sur le cours des événements. Ceux-ci les provoquent et ensuite les subissent, et ainsi de suite. Ce n’est pas une des moindres contradictions du marxisme communisme de ne pas admettre ce double mouvement. Les faits se chargent tôt ou tard de balayer les idéologies politico-sociales auxquelles elles ne s’adaptent plus exactement, comme les théories scientifiques.

 

L’Aide Américaine à la Tunisie

Bourguiba, comme prévu, n’a pas tardé à demander aux Américains l’aide financière qu’il juge la France incapable de fournir à la Tunisie. Les Russes dans les coulisses tiennent leurs offres « désintéressées » en réserve, au cas où les Etats-Unis mettraient des conditions. Cruel dilemme pour eux. Ou leur appui ne sera octroyé qu’en accord avec la France et en fonction des intérêts communs des Français et des Tunisiens et on les accusera de soutenir le colonialisme, ou ils traiteront la Tunisie sans considération des intérêts français et nous les accuserons de nous trahir et de vouloir nous évincer. Si les trois pays en cause avaient assez de sens politique pour trouver une formule qui les satisfasse également – ce qui serait facile si le nationalisme ne se piquait pas au jeu – un grand pas serait fait vers la réalisation de la communauté entre l’Afrique du Nord et l’Occident. Le misérable échec indochinois devait amener les partenaires à s’inspirer de vues larges et conciliantes. Il ne faut pas désespérer. C’est évidemment attendre des Américains un trait d’imagination dont ils ne sont guère coutumiers et des Arabes un sens politique dont les preuves sont plutôt rares. Du côté français, il est certain que l’on a appris pas mal de choses depuis dix ans. Cela suffira-t-il ?

 

La Communauté Africaine

Une autre idée paraît devoir germer. C’est celle d’une communauté africaine de défense qui complèterait l’O.T.A.S.E. et le Pacte de Bagdad, et qui serait à la fois militaire et économique. Idée anglaise bien entendu, qui aurait pour objet de barrer la route à Nasser, et derrière lui aux Soviets. Là encore, il faudrait que les Américains se prononcent. Attendons pour cela les élections de novembre. Que de projets perdus dans l’attente des élections ; élections qui neuf fois sur dix ne changent rien du tout en plus des personnes. Mais entre-temps, les événements ont marché et l’occasion s’est perdue.

 

                                                                                                       CRITON