Criton – 1956-08-04 – Suez

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Le Courrier d’Aix – 1956-08-04 – La Vie Internationale.

 

Suez

 

La nationalisation du Canal de Suez par Nasser a fait l’effet d’une bombe. L’acte n’était pas imprévu mais on pouvait douter que le Colonel en prenne les risques. L’émotion aidant, on a invoqué les précédents, coup de force d’Hitler en Rhénanie, etc. … L’opinion a demandé des représailles. Certes l’affaire est sérieuse. Mais toute précipitation gâterait les chances d’enlever à Nasser le bénéfice de l’opération.

 

L’Attitude Américaine

On a par avance opposé la circonspection des Américains aux résolutions franco-anglaises. « Le colonel Nasser est le fils spirituel de l’amiral Fechteler », n’hésite pas à écrire M. Duverger, dans « Le Monde ». C’est très excessif. La suite montrera que les Etats-Unis relèveront le défi. Les divergences anglo-américaines en Moyen-Orient se sont beaucoup atténuées. Les dangers du panarabisme sont aussi sérieux pour Washington que pour Londres. Si, à la nationalisation de Suez succédait celle des pétroles, c’est l’Occident tout entier qui serait ébranlé. Celui-ci, heureusement, ne manque pas de moyens pour défendre ses positions.

 

La Manœuvre Russe

Moscou le sait. Il est probable que Chepilov avait envisagé et sans doute conseillé à Nasser de frapper la Compagnie du Canal. Tout ce qui peut troubler les relations internationales sert l’U.R.S.S. Les Russes ont un autre intérêt dans l’affaire, que l’on néglige : c’est d’obtenir l’internationalisation de tous les grands passages maritimes du globe et au premier chef les Dardanelles et le Bosphore, et aussi Panama et même Gibraltar.

L’acte de Nasser pose une mine de tractations internationales explosives et compliquées où Moscou trouverait son compte sans risque aucun. Il n’y a pas en effet d’autre solution à la nationalisation de Suez par l’Egypte que de substituer à la Compagnie un contrôle d’un groupe de puissances ou de l’O.N.U. L’emploi de la force serait périlleux et probablement impossible à maintenir indéfiniment. Nasser soutenu par une opinion exaltée ne tomberait pas du premier coup. Et la paix du monde pourrait être en question. Il suffit de rechercher les moyens pacifiques de rendre l’opération mauvaise pour le dictateur égyptien, et d’attendre la déception des masses, comme on le fit pour Mossadegh en Iran. On peut être assuré que l’U.R.S.S. n’interviendra pas directement ; sa position est excellente pour voir venir et contrecarrer toutes les initiatives dans une conférence internationale par exemple.

 

Les Moyens d’Action

Nous ne pensons pas d’ailleurs qu’une telle réunion soit convoquée dans l’immédiat. Il faut d’abord enlever à Nasser les profits financiers qu’il a escomptés, en rendant le transit déficitaire pour l’Egypte. Les sommes saisies par le Gouvernement en Egypte même ne sont pas considérables. La rentabilité du canal était déjà faible à cause des travaux que son entretien et sa modernisation constante nécessitent. Il n’en faudrait pas beaucoup pour qu’il devienne déficitaire.

Cela dit, il est incontestable que les Occidentaux, sans se laisser emporter par l’esprit de représailles, doivent sortir victorieux du conflit. Il faudra du temps et de la patience comme il est de règle en Orient.

 

Avantages de l’Opération

Ajoutons que l’affaire n’est pas sans présenter certains avantages. La solidarité des trois Occidentaux en sera nécessairement renforcée après les frictions d’usage. Les Américains ayant réagi dans la question d’Assouan ne peuvent que maintenir une politique de fermeté qui profitera aux Anglais en Irak et aux Français en Afrique du Nord. La position d’Israël sera du même coup renforcée. Nasser a commis une imprudence grave en menaçant publiquement l’envoyé américain Georges Allen de le jeter dehors. L’opinion des Etats-Unis est sensible à ce genre d’affronts et approuvera toute action énergique du Gouvernement pour y répondre. Si faible que soit le tandem Eisenhower-Dulles, il ne peut, à la veille des élections, se laisser humilier par un dictateur exalté. Mais la recherche des moyens de répondre est très délicate. Une fausse manœuvre serait catastrophique ; c’est pourquoi Dulles est venu à Londres.

Le résultat final peut être prévu : alors que le Canal de Suez revenait automatiquement à l’Egypte en 1969, il sera d’ici là de façon ou d’autre internationalisé, et les successeurs de Nasser auront perdu ce fruit qui allait leur tomber mûr dans les mains. Ce sera aussi une perte de revenus pour les Français et les Anglais, et cela renforcera encore la prépondérance américaine dans le trafic international, ce qui n’est pas pour déplaire à Washington.

 

Les Troubles en Bulgarie

Des nouvelles de troubles sérieux sont parvenues de Bulgarie. La déstalinisation d’une part et le rapprochement russo-yougoslave de l’autre ont provoqué une fermentation qui se propage chez tous les Satellites. La lutte aurait fait des victimes, opposant les Staliniens partisans de Tcherenkov récemment limogé aux adversaires de celui-ci à l’intérieur du Parti, et naturellement aux ennemis du régime qui sont, comme ailleurs, légion. On a recueilli à cette occasion un tract anti-communiste qui donne des renseignements intéressants, des précisions plutôt sur la manière dont Moscou exploite ses satellites. A Philippopolis, le Secrétaire du Parti a déclaré : « Nos mines d’uranium produisent 160 kilos de métal par jour : le prix de revient est de 1.400 levas le kilo. Le prix de vente imposé par l’U.R.S.S. est de 60 levas. Rien que par cet accord, la Bulgarie perd 226 milliards de levas par an. Si l’on ajoute à cela les pertes subies par la vente à l’U.R.S.S. des tabacs, de l’huile de roses et autres produits, on s’explique le bas niveau de vie des travailleurs. Ces conventions devraient être révisées pour obtenir un relèvement des salaires ». On touche ici du doigt les rouages du système colonialiste employé par l’U.R.S.S. ; à rapprocher des subventions que la France verse dans ses propres territoires pour permettre aux autochtones de cultiver avec profit le café, le cacao, le coton et bien d’autres produits. S’il y a encore des gens pour croire à la libération de l’homme par le communisme, il faut qu’ils soient insensibles aux doléances du camarade mineur de Philippopolis. Ceux de Silésie et d’ailleurs pourraient leur fournir abondamment des statistiques aussi éloquentes. Il n’y a pire sourd, évidemment. Mais il y en a à Poznań et ailleurs qui commencent à entendre.

 

La Spécialisation des Satellites

Pour mieux briser l’opposition, les Soviets sont en train de développer une méthode qu’ils ont déjà appliquée dans leurs colonies musulmanes de l’Asie Centrale. Ils spécialisent chacun des satellites dans certaines productions pour obtenir de meilleurs prix par la concentration des efforts et les rendre dépendants les uns des autres et aussi de la Russie pour la fourniture des matières premières. Cette spécialisation et cette dépendance leur enlèvent du même coup toute possibilité de subsister par eux-mêmes. Toute rébellion aboutirait au chômage ou à la famine au cas, où la pression policière et militaire ne suffirait pas.

 

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