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Le Courrier d’Aix – 1956-09-01 – La Vie Internationale.
Un Mois après ….
Le mois d’Août a été presque exclusivement occupé par l’affaire de Suez. On n’est pas plus avancé qu’au début. Aux premiers jours du mois, nous disions que la solution du problème était affaire de patience et que le recours à l’action militaire était effectivement impossible dans l’état présent des opinions et des forces en présence. On a eu tort, une fois de plus, d’employer les grands mots et les menaces sans effet. Il n’était pourtant pas difficile de prévoir à quelles difficultés on se heurterait. Il est fâcheux de donner l’impression de reculer alors qu’une pression progressive, d’ordre à la fois économique et politique aurait au contraire renversé les courants d’opinion, en Orient comme en Occident.
La Nature de la Compagnie Universelle
Ce qui est également fâcheux, c’est que l’on ait laissé la propagande de Nasser, accordée à celle de Moscou, présenter la Compagnie du Canal de Suez comme une entreprise capitaliste et colonialiste aux mains des impérialistes occidentaux dont par conséquent la suppression était salutaire et nécessaire.
La formation il y a près d’un siècle de la Compagnie, indiquait au contraire pour son temps un sens remarquable du service public international. On a dit avec raison que sa fondation s’inspirait de la pensée saint-simonienne, des vues du socialisme français antérieures au Marxisme. Et la Compagnie, au cours des 82 ans écoulés, s’est scrupuleusement conformée aux principes de son établissement. Capitaliste, elle l’était dans une certaine mesure puisque les détenteurs privés avaient fourni les fonds. Mais l’Etat égyptien avait reçu une large part des actions (qu’il n’aurait pas dû vendre). Elle avait constamment sacrifié le profit pour assurer des tarifs de plus en plus bas aux usagers et des améliorations au passage des navires. Le capital n’avait reçu, en définitive, qu’une rémunération modérée eu égard aux possibilités. Elle avait respecté les droits privés et publics selon les règles internationales, même en temps de guerre, dans la mesure limitée de ses moyens. Société d’économie mixte, elle pouvait servir de modèle à de plus récentes. Il eut suffi d’adapter ses statuts aux conditions du commerce moderne et des relations internationales, pour en faire le type du service public international ; ouvrir pour cela aux usagers actuels et aux Etats intéressés une participation plus équitable à sa gestion.
Au lieu de cela, Nasser, approuvé par ses amis de Moscou, recourt à la nationalisation, à la monopolisation au profit d’un seul Etat, sous prétexte qu’il traverse son territoire. Mesure réactionnaire et nationaliste s’il en fut, de régression et non de progrès. D’un service public, on veut faire un monopole d’Etat et d’un Etat qui n’est qu’un des plus faibles usagers. C’est revenir aux féodaux qui imposaient un droit de passage sur leurs terres et la fermait aux récalcitrants.
Si la question n’a pas été présentée sous ce jour, c’est que des intérêts s’y opposaient. Suez pouvait servir d’exemple à Panama, et à Washington, on manque d’empressement.
La Tactique Américaine
De leur propre point de vue, les Américains n’ont pas manqué d’habileté. Sans désavouer les Franco-Anglais, ils les ont paralysés en gagnant du temps. Ceux-ci se sont rendu compte qu’il valait mieux ne pas agir trop vite et ont dû suivre le fil de négociations en chaine. Russes et Egyptiens savaient qu’à trois mois des élections, les Etats-Unis feraient l’impossible pour que la paix ne soit pas troublée, ni en Occident, ni même en Extrême-Orient où ils ont laissé les avions de Pékin abattre un des leurs sans protester.
Le Fonctionnement du Canal
Le point est de savoir si pendant ces trois mois, Nasser pourra assurer un fonctionnement normal du Canal. La lutte sera chaude autour des questions de pilotage et de dragage. Une petite guerre d’usure s’ouvre où les Anglo-Saxons d’un côté, les Russo-Egyptiens de l’autre, mettront toutes leurs possibilités en jeu ; l’issue en est encore imprévisible.
La Question des Pétroles
Côté pétrole maintenant, car l’affaire Suez est un aspect de la lutte pour les carburants liquides, on a fait état des rivalités d’intérêt entre producteurs anglais et américains. Ces divergences existent. Il ne faut pas les exagérer. Sans doute, les Américains ont envisagé avec l’aide du Vénézuéla et du Canada de suppléer le cas échéant les ressources pétrolières du Moyen-Orient par des fournitures d’autre provenance.
On peut avec le temps se passer de Suez. Il suffit de réfléchir cependant pour imaginer que l’abandon des puits du Moyen-Orient reviendrait à les laisser exploiter par d’autres, c’est-à-dire par les Soviets. Le vide serait vite comblé. Ceux-ci n’auraient qu’à monter un vaste dumping qui évincerait peu à peu les producteurs du Nouveau Monde. Le pétrole arriverait peut-être moins cher en France ou en Angleterre que présentement, et les concurrents d’Amérique perdraient leurs débouchés. Les compagnies des Etats-Unis ne lâcheront pas le pétrole du Moyen-Orient plus volontiers que celles d’Europe. La solidarité jouera nécessairement, nous l’avons souligné maintes fois.
N’oublions pas surtout que les petits souverains d’Arabie, s’ils soutiennent Nasser en paroles, ne renonceraient pas de gaieté de cœur à leurs somptueuses redevances. La communauté arabe se manifeste en discours tant qu’elle ne touche pas de substantiels intérêts. On aurait donc tort de dramatiser l’affaire de Suez : question grave sans doute, surtout d’un point de vue juridique et moral, mais dont on peut espérer qu’elle se résoudra au bénéfice de la civilisation.
La Trêve à Chypre
Devant l’importance de l’affaire, on ne saurait cependant oublier la question de Chypre ; l’entêtement anglais a marqué un point. L’E.O.K.A. a offert la trêve : les Britanniques l’ont pratiquement repoussée. Les terroristes ont-ils cherché un compromis parce que leurs chances s’épuisaient ? ou bien le Gouvernement d’Athènes, sous la pression des Américains, a-t-il essayé de liquider la révolte ? Les deux thèses s’affirment. On aurait été heureux d’apprendre que ce pénible conflit qui dessert la cause de l’Occident tout entier, était en voie de solution. Si les Anglais gagnent la partie, ce ne sera qu’au prix d’une humiliation et du ressentiment des Hellènes. Le temps, là encore, peut présenter des possibilités nouvelles de règlement qui n’existent pas encore. Il faut que les passions se lassent : le « cooling off », comme disent les Anglais.
Les Répercussions en Afrique du Nord
Nous maintenons d’autre part, contrairement à l’opinion générale, que l’affaire de Suez ne sera pas tellement défavorable à nos intérêts nord-africains. Une action patiente, pourvu que ce soit une action efficace et non verbale, qui ferait tomber la fièvre de Suez et rendrait nul l’acte de Nasser en le noyant dans les difficultés matérielles et politiques, serait plus profitable qu’une action spectaculaire qui exaspérerait les antagonistes. Il faut se résigner à la patience, c’est une voie douloureuse qui demande plus de génie qu’un coup d’éclat.
CRITON