Criton – 1956-09-08 – Face à Face

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Le Courrier d’Aix – 1956-09-08 – La Vie Internationale.

 

Face à Face

 

L’affaire de Suez se déroule au rythme prévu, c’est-à-dire fort lent. Le temps travaille-t-il au profit des Occidentaux ou de Nasser ? Cela dépend de l’habileté de celui-ci à le faire durer davantage en ne fermant pas la porte aux compromis auxquels aspirent la plupart des intéressés, sauf évidemment les Russes.

 

Le Conflit des Intérêts Occidentaux

Pour l’heure, on en est aux conciliabules du Comité des Cinq avec Nasser. M. Menzies d’Australie a la parole ; mais c’est M. Henderson, le représentant des Etats-Unis, qui s’emploie. Comme on l’a dit avec raison, les intérêts occidentaux sont concordants en un point : le Canal doit être géré par une autorité internationale, car on ne peut faire confiance à l’Egypte, ni pour la direction, ni pour l’entretien. Une artère de cette importance ne peut être soumise aux caprices d’une politique. Mais les arrière-pensées sont divergentes. Pour les Franco-Anglais, c’est une question sinon vitale – on abuse du mot – du moins primordiale. Leur équilibre économique et leur autonomie politique dépendent du flux normal de pétrole du Moyen-Orient à travers le Canal. S’ils en étaient privés, ils seraient tributaires des livraisons américaines. Leur prestige est en jeu en Orient et en Afrique du Nord. La politique franco-anglaise a eu le tort jusqu’ici, à notre avis, de mettre ce prestige trop en cause et en relief sans être sûre du succès final. Les Américains, au contraire, n’ont ni intérêt primordial ni prestige à défendre. Il s’agit pour eux d’empêcher les Russes de s’infiltrer dans cette partie du monde et de s’y installer.

 

Les Craintes de Dulles

Dulles craint en effet que la politique franco-anglaise ne donne précisément aux Russes les moyens de le faire : en cas de conflit armé, les Soviets n’interviendraient pas directement mais ils enverraient des « volontaires » comme les Chinois en Corée. En cas de blocus des côtes égyptiennes, ils le tourneraient par la voie des airs ou provoqueraient des incidents en le faisant forcer par quelque satellite. Enfin et surtout, les Russes mettront sans tarder tous leurs pilotes disponibles au service de Nasser pour remplacer les Français et Anglais défaillants. Enfin, si le canal demeurait fermé, ils n’en subiraient aucun dommage mais exploiteraient à fond ceux que subiraient les autres du fait de l’action franco-britannique.

 

La Publicité des Préparatifs Militaires

Nous pensons qu’une autre erreur a été commise par M. Pineau ; l’envoi de troupes françaises à Chypre était peut-être justifié pour accroître la pression sur Nasser. Elle lui donne aussi des arguments nouveaux pour y résister. Elle ajoute à l’excitation des esprits. En tous cas si l’on jugeait bon de prendre des mesures militaires, il n’était pas nécessaire de le publier à coup de communiqués. Nasser et ses conseillers ont assez d’espions pour le lui faire savoir. Par ailleurs, nous ne saurions trop répéter que, dans le climat actuel, un recours à la force serait condamné par l’opinion internationale dans sa quasi-unanimité tandis qu’une pression économique, même rigoureuse, serait acceptée comme un moyen normal de corriger un abus de droit.

 

Les Dangers d’une Pression Militaire

Le cliquetis de sabre présente un autre et grave danger. Certains commentateurs prétendent que Krouchtchev est embarrassé par l’affaire de Suez, pris, disent-ils, entre le besoin d’une atmosphère de détente dont sa propagande vante les mérites et son désir de tirer profit de la crise de Suez en poussant Nasser à l’intransigeance. Nous sommes d’un avis opposé. La politique de détente n’est qu’un moyen de propagande que les faits se chargent de démentir.

Pour quiconque écoute la radio russe, les thèmes de la guerre froide sont plus répandus que jamais. Les préparatifs militaires de Chypre sont largement exploités, à tel point que notre expérience de la tactique soviétique nous fait craindre que l’on ne cherche à Moscou à justifier par avance des mouvements militaires que dans un avenir plus ou moins proche les Soviets pourraient diriger dans une autre partie du monde. La récente tension entre Bonn et Moscou ne nous dit rien de bon.

 

Le Fiasco de la Déstalinisation

Il nous parait, en effet, que Krouchtchev et Chepilov seraient satisfaits de prendre une revanche sur le fiasco de la déstalinisation. Sans rien affirmer de ce qui se passe en Russie, nous avons le sentiment que la « direction collective » n’est pas unanime à approuver le fameux discours de Krouchtchev contre Staline.

Ce fut un échec à l’intérieur où les masses ont été plus déconcertées que rassurées par la démolition de l’idole officielle. Echec plus sérieux chez les Satellites où les conflits à l’intérieur du Parti ne sont pas près de s’apaiser. La force seule a empêché un éclatement. Enfin et surtout, échec chez les partis frères d’Occident, en France où la crise est occulte, en Italie où elle a pris une forme plus spectaculaire. Le Parti italien de Togliatti était en effet le plus fort et le plus dangereux des groupements communistes à l’extérieur de l’Empire soviétique ; fort par le nombre de ses électeurs et de son alliance avec la majorité des socialistes groupés autour de Nenni.

 

La Réunification Socialiste en Italie

La déstalinisation a virtuellement décroché Nenni de l’alliance socialo-communiste. Son entrevue à Pralognan avec Saragat, social-démocrate appartenant au Gouvernement Segni, est le prélude à un regroupement du socialisme italien. L’affaire demandera du temps, on ne peut même assurer qu’elle aboutira. Mais en fait, un mot de Nenni résume bien la situation : « Un front populaire en Italie est actuellement impensable ». Il en est de même en France. En Allemagne fédérale enfin, le Parti communiste a été simplement dissous, ce qui était peut-être inopportun, eu égard à sa faiblesse.

 

Le Déclin Idéologique

La déstalinisation qui avait pour but le front commun socialiste et communiste fut donc un échec sur toute la ligne, et on n’en parle d’ailleurs plus. En Russie, l’opinion a pris la chose avec son fatalisme habituel. Cependant, après avoir subi la disgrâce posthume de Staline, on s’inquiéterait guère de celle de l’un de ses successeurs, fut-il Krouchtchev. Chez les Satellites, le ressentiment est encore très vif. Dans le monde entier, surtout chez les sympathisants et chez les neutres, le prestige déjà faible du communisme a subi une chute profonde que l’on mesurera mieux avec le temps.

D’ailleurs l’antagonisme idéologique est en recul partout. Quel meilleur type de fascisme que le gouvernement Nasser ? Lui-même se sent plutôt flatté qu’offensé d’être comparé à Hitler. Ce qui n’empêche pas tous les communisants d’Europe et d’Asie de prendre son parti. En Russie même, le communisme officiel nous fait penser à la religion romaine au temps de la décadence. Un rituel que tout le monde répète pour ne pas avoir d’ennuis avec le pouvoir ; un paravent pour mener une politique de grande puissance du côté des dirigeants. Il en a peut-être été ainsi depuis longtemps déjà., mais aujourd’hui le masque se décolle.

 

                                                                                                       CRITON