Criton – 1956-09-15 – Les Aspects du Conflit de Suez

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Le Courrier d’Aix – 1956-09-15 – La Vie Internationale.

 

Les Aspects du Conflit de Suez

 

La crise de Suez se présente sous quatre aspects différents. D’abord, une épreuve de force de l’impérialisme arabe soulevé par Nasser contre l’Occident. En second lieu, une nouvelle phase de la lutte entre les deux mondes. Moscou, en inspirant et en appuyant Nasser, cherche à affaiblir la France et l’Angleterre et à prendre position en Proche-Orient. A côté de ces deux rivalités dont la première inquiète surtout les Franco-Anglais et l’autre les Etats-Unis, se déroulent deux crises internes : la première au sein du bloc atlantique entre partenaires de l’O.T.A.N. : Belges et Allemands et surtout Italiens, s’efforcent, pour des raisons diverses, de se tenir en retrait des positions franco-anglaises. Enfin, et ceci est de toutes la plus grave, les dissensions politiques internes dans les pays intéressés à propos de l’affaire dont l’expression la plus violente fut hier l’opposition des Travaillistes anglais au plan de Sir Anthony Eden. Il conviendrait d’ajouter parallèlement les hésitations, moins apparentes mais réelles, de plusieurs pays arabes à la politique du colonel Nasser. L’ensemble de ces antagonismes donne à la situation un caractère de confusion qui nous rappelle les débats sur les sanctions contre l’Italie au moment de la guerre d’Ethiopie.

 

Le Plan Eden-Pineau

Reprenons chacun de ces points : on sait que les Franco-Anglais, soutenus et sans doute inspirés par les Etats-Unis, ont décidé de créer une sorte de coopérative internationale entre usagers du Canal. Leurs navires se présenteront devant le canal avec leurs pilotes et remettront à une caisse commune les droits de passage à percevoir, une part étant réservée en cas d’accord ultérieur à l’Egypte. Nasser laisse partir les pilotes étrangers qui seront sans doute rassemblés à Chypre pour prendre place sur les bateaux. Tout laisse prévoir que Nasser s’opposera au transit de ces navires et assurera avec ce qui lui reste de pilotes et ceux qu’il recrutera avec l’aide des Soviets, le trafic naturellement réduit des pays qui auront accepté la gestion de la Compagnie égyptienne. Il est hasardeux de prévoir ce qui se passera au-delà. La riposte des Occidentaux se limitera sans doute à des sanctions économiques contre l’Egypte qui rendront la position de Nasser plus difficile et le contraindra à accepter une aide de plus en plus large du Bloc soviétique.

 

Les Avantages pour les Etats-Unis

Ce processus d’inspiration américaine présente pour les Etats-Unis bon nombre d’avantages. Ils comptent d’abord éviter que l’affaire ne dégénère en épreuve de force militaire, comme les préparatifs franco-anglais le laissaient craindre, ce qui est indispensable pour eux à la veille des élections. De plus, cela leur permettra de fournir aux pays européens le pétrole qui ne pourra pas être livré par l’Orient ; excellente affaire pour les producteurs des Etats-Unis, du Canada et du Vénézuéla inquiets de la concurrence du pétrole bon marché de l’Orient alors que leur prix de revient augmente sans cesse. De plus, le ralentissement de la production du pétrole d’Orient est de nature à indisposer les bénéficiaires arabes et iraniens contre Nasser et les incitera à réduire leurs exigences à l’endroit des Américains. Le précédent de Mossadegh peut jouer à nouveau. Enfin, les Etats-Unis pourront tirer avantage devant l’opinion d’avoir sauvé la paix tout en soutenant leurs alliés et le droit international, sans compromettre à l’excès leurs relations avec les pays arabes autre que l’Egypte de Nasser. Quant aux Russes, les Américains espèrent que l’affaire leur apportera autant d’embarras que de profits et les laissera perdants à la longue si Nasser en sort affaibli ou même vaincu.

 

Les Dissensions Européennes

Il était grand temps que les Etats-Unis interviennent  (sans d’ailleurs se compromettre, car Dulles n’est pas venu à Londres et le plan est en apparence purement franco-anglais), sinon la prise de position aventureuse de MM. Eden et Pineau allait à un grave échec.

En effet, personne ne les suivait. Les Belges, dont les intérêts sont considérables en Egypte, avaient été à dessein tenus à l’écart de la Conférence de Londres et ne voulaient pas se compromettre inutilement. Bonn se tenait à l’écart sans mot dire, attendant les réactions de Washington. Les Italiens reprenant leur politique traditionnelle jouaient une partie subtile. Eux aussi ont des intérêts en Egypte, surtout d’ordre culturel et commercial, et comptaient profiter du conflit pour prendre la place abandonnée par les Français et les Anglais. Pris entre le désir de ne pas contrarier les Américains et de rester en bons termes avec Nasser, ils menaient une politique de médiation dont ils comptaient tirer parti, quelle que soit l’issue du conflit.

Un des aspects les plus fâcheux de l’affaire de Suez est d’avoir fait apparaître la faiblesse de la cohésion occidentale, le particularisme séculaire de chaque nation, la rivalité des ambitions et des intérêts ; la cause de l’unification européenne a beaucoup perdu dans l’événement.

 

Les Divisions de l’Opinion Britannique

Mais répétons que l’aspect le plus grave est la violente et brutale opposition à Londres entre Conservateurs et Travaillistes, tandis qu’en France, l’opinion, inquiète mais réaliste, ne cherchait pas dans l’ensemble à créer des difficultés au gouvernement, l’Angleterre s’est montrée profondément divisée sur une question, sinon vitale, du moins d’extrême importance pour l’avenir du pays. On peut dire que c’est la première fois que le Parlement anglais montre de pareilles dissensions en politique internationale, et cela bien que MM. Mollet et Pineau soient eux-mêmes socialistes et soutiennent la politique d’Eden.

Ce phénomène grave est l’aboutissement d’un processus de décomposition à la fois économique, civique et moral du peuple anglais dont nous avons ici suivi avec regret le déroulement continu depuis dix ans. L’autre aspect, non moins inquiétant est l’opposition sur le plan syndical à la politique du gouvernement britannique manifestée par le récent Congrès des Trade-Unions. L’Angleterre est plus que jamais aux prises avec une inflation dangereuse ; les réserves d’or et de devises s’affaiblissent chaque mois ; les prix montent et les revendications de salaires se font, malgré cette situation, de plus en plus pressantes. Quelle que soit l’issue du conflit de Suez, la position d’Eden sera si délicate qu’un appel aux électeurs apparaît inévitable. A ce moment, les Anglais auront à se prononcer sur leur propre sort. Il n’est pas sûr qu’ils aient compris.

Concluons que le conflit de Suez est une affaire à longue portée et de longue haleine. En dernier ressort, la solution est aux mains des Etats-Unis, si toutefois les Russes ne cherchent pas à l’imposer, ce qui heureusement ne semble pas vraisemblable, pour le moment du moins.

 

                                                                                            CRITON