Criton – 1956-09-22 – La Dérive

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Le Courrier d’Aix – 1956-09-22 – La Vie Internationale.

 

La Dérive

 

La Crise de Suez dérive lentement vers la procédure, soit vers l’O.N.U. où elle s’enliserait, soit dans un dédale de négociations et compromis dont plusieurs sont esquissés. Une chose parait sûre : la phase des menaces bruyantes est passée. Tout cela dès le premier jour ne laissant aucun doute. Il eut mieux valu le reconnaître. Une solution de force heurtait trop directement l’opinion internationale.

 

Fléchissement des Attitudes

On a l’impression également que du côté de Nasser, comme du côté Franco-Anglais, on commence à voir que l’affaire ne sera pas profitable. A l’intransigeance du débat succède peu à peu la recherche embarrassée d’une solution. Nasser sent d’autre part les réticences des Pays Arabes sur lesquels il comptait, et la pression de l’Inde qui voudrait lui faire entendre raison ; l’Inde en effet a beaucoup à perdre à une paralysie du Canal.

En passant outre aux avis de modération, Nasser sait qu’il ferait le jeu soviétique et tomberait inévitablement dans les filets du communisme. Les Franco-Anglais voient d’autre part que le conflit accroît leur dépendance à l’égard des Américains puisqu’ils recevront des subsides de ceux-ci si leur ravitaillement en pétrole est compromis.

 

La Manœuvre de Foster Dulles

Pour une fois, Foster Dulles a manœuvré avec habileté, comme nous l’exposions la semaine passée. Pour gagner la partie cependant, il lui faudrait obtenir l’accord des quinze pays participant actuellement à la seconde Conférence de Londres à son plan d’association des usagers du Canal. Nous ne pensons pas qu’il réussisse à les convaincre tous. Certains sont très réservés et se dérobent ; d’autres se décideront s’ils obtiennent une compensation suffisante en dollars pour la perte résultant du déroutement des navires par le Cap. Le prestige des Etats-Unis et la solidarité européenne se mesureront à son succès. C’est évidemment sur cette solidarité que repose la conclusion honorable du conflit. Certains, comme l’Allemagne de Bonn, l’ont compris. L’Italie y viendra sans doute. Les Scandinaves seront plus réfractaires. Ils renverraient volontiers l’affaire à l’O.N.U.

 

La Situation au Caire

Si Dulles réussit à former un front commun des démocraties devant une violation du Droit international, la position de Nasser deviendra difficile. Une guerre d’usure (politique bien entendu), ne lui serait d’aucun profit. Malgré les exaltations de la presse égyptienne, la température a baissé au Caire ; le départ des étrangers, les incertitudes du ravitaillement, inquiètent visiblement la population, émotive par nature. Les milieux d’affaires qui n’ont suivi le dictateur que par contrainte ne manquent pas de faire sentir leur embarras. Mais surtout, l’attitude des Etats-Unis dont on escomptait la neutralité a soulevé des doutes dans la masse, et l’arrivée des Russes, pilotes ou autres, n’est pas faite pour rassurer l’opinion.

Les Communistes, de leur côté, battent la grosse caisse. Les préparatifs militaires franco-anglais à Chypre ont fourni à leur propagande une magnifique occasion de se déchaîner. Le jeu est trop visible pour que beaucoup s’y laissent prendre, et cependant dans notre pays il a suffi que les Communistes chuchotent le mot de guerre pour que les ménagères vident les épiceries !  Il faut compter de plus avec le fanatisme et la xénophobie des peuples non évolués qui croient voir dans le colonialisme la source de leurs maux ; le mot « colonialisme » a encore une résonnance émotionnelle sur lequel il suffit d’appuyer pour faire vaciller le jugement de beaucoup, surtout parmi ces hommes d’Etat frais émoulus de leurs douars pour devenir ministres ou ambassadeurs. C’est pourquoi, le recours à l’O.N.U. pourrait réserver de désagréables surprises aux Occidentaux, ce que les Etats-Unis voudraient éviter.

 

Conséquences de la Crise

D’ores et déjà, la Crise de Suez aura des conséquences secondaires qui ne sont pas négligeables. D’abord l’affaire des pilotes : de ce côté Nasser s’en tirera mieux qu’on ne le disait ; les bateaux jusqu’ici passent sans encombre. D’autre part, le Canal, dans son état actuel, et à moins d’aménagements difficiles et très coûteux, ne pourra suffire au transit du pétrole. Les citernes de 80 et 100.000 tonnes que l’on construit passeront par le Cap et des pipelines nouveaux remplaceront en partie la voie de Suez. L’importance du Canal et sa rentabilité sont inévitablement appelées à décroître, ce que l’ancienne Compagnie prévoyait et que les événements ont confirmé et accéléré.

 

Pour un Nouveau « Style de Vie »

Passons à une autre forme d’actualité qui touche à l’avenir de notre civilisation à propos d’un récent appel du Ministre allemand de l’Economie, le Dr Erhard. Il s’adresse à tous pour donner à l’économie libre un sens nouveau :

« Ce que nous devons chercher, dit-il, c’est un nouveau style de vie ; l’accroissement de la production n’a par lui-même aucun sens. Ne nous laissons pas entraîner par là dans une sorte de danse autour du veau d’or. Dans ce tourbillon nous perdrions les qualités essentielles de l’homme, le contact avec les choses qui ne sont pas d’un rendement immédiat … Il est indispensable que par exemple de modération la jeunesse se convainque que le bien-être n’est pas le dernier mot de la sagesse. Refrénons nos désirs, car si nous n’avions à proposer comme but de la vie que d’être  plus à l’aise tout en travaillant moins, nous ne saurions à la longue conserver l’assentiment des esprits et des cœurs », et plus loin, « plus de bien-être doit nous délivrer des chaines matérielles et non nous enchaîner à de nouvelles. »

Thème banal direz-vous ; sans doute, mais tragique au fond. De toutes parts, on signale et en U.R.S.S. peut-être plus qu’ailleurs, l’apathie de la jeunesse devant des perspectives purement matérielles. En Allemagne, en Suède, en Angleterre, en U.R.S.S., les pouvoirs publics sont aux prises avec de sérieux désordres provoqués par les jeunes. On dirait qu’ils cherchent ainsi un dérivatif à leur oisiveté spirituelle qui rend ennuyeuse la tâche quotidienne et la course au mieux-être qui ne leur laisse aucun répit. Le marxisme-léninisme ne tient pas lieu de foi. L’édification hypothétique d’une société socialiste n’inspire guère le dévouement. D’autre part, une société qui s’endort dans le confort, comme celle des Etats-Unis, se montre peu capable de réagir quand elle est menacée. C’est ce qui explique la faiblesse des dirigeants actuels paralysés par l’opinion, harcelés par les préoccupations électorales. La France peut-être à cause des tâches cruelles qu’elle a dû affronter depuis 1939 a montré plus de ressort que ses alliés anglo-saxons.

 

L’Invasion Chinoise en Birmanie du Nord

Un mot sur la Chine, la « grande puissance de demain », dit-on, la grande menace du siècle aussi. On sait ce qui s’est passé au Tibet et au Népal. C’est au tour de la Birmanie d’être envahie par les gens de Pékin. Invasion à la chinoise ; on bombarde et on se tue pendant que les dirigeants se font des politesses. Le but de Chou en Laï est, comme précédemment, limité. Couper les communications entre la Birmanie et l’Inde, isoler l’Asie du Sud-est de l’Annam et du Tibet. Pour cela, les Chinois viennent d’occuper une province du Nord. Le neutralisme des Birmans ne les a pas préservés du communisme jaune. Ils n’avaient semble-t-il d’ailleurs que peu d’illusions. La prochaine étape sera-t-elle Singapour ?

Nos dirigeants disent souvent que nous sommes en 1936 … Il se pourrait que nous soyons plus proche des Romains du cinquième siècle.

 

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