Criton – 1956-09-29 – De Suez à l’Adriatique

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Le Courrier d’Aix – 1956-09-29 – La Vie Internationale.

 

De Suez à l’Adriatique

 

La Crise de Suez est pour le chroniqueur une épreuve particulièrement délicate. Navigation difficile au milieu d’opinions contraires tant des commentateurs que des hommes d’Etat. Et nous ne sommes pas au bout. « Deux mois jour pour jour après le coup de Nasser, le fond de l’affaire n’a pas changé », affirme le porte-parole du « Monde ». Cela n’est vrai qu’en apparence. Nous avons pu voir que les positions des antagonistes avaient beaucoup évolué dans le sens d’un affaiblissement positif ; cette tendance après la seconde Conférence de Londres et le double recours à l’O.N.U. des Franco-Anglais d’un côté, de l’Egypte de l’autre, est plus évidente encore. Sans doute, devant le forum international nous allons assister à un nouveau raidissement des parties. On semblera revenir à la phase aigüe du début. Mais on s’apercevra bientôt que les proportions du conflit ont beaucoup diminué.

 

Le Demi-Échec des « Usagers du Canal »

Comme on pouvait le prévoir, le projet Dulles d’association des usagers du Canal n’a pas rencontré un soutien unanime des Dix-huit. Sans doute on s’est accordé sur le principe, mais les divergences ont subsisté sur la mise en application. La défection de l’Italie pressentie ici dès le début de la crise a été particulièrement sensible à Londres. Les Italiens, pour ménager Nasser, continueront à payer les droits de passage à la Compagnie Egyptienne. Or l’intérêt principal de l’association des usagers était de priver Nasser des bénéfices de la nationalisation. D’autres pays n’ont pas pris nettement position. On s’est aperçu également, mais un peu tard, que pour certains pays,, comme l’Ethiopie et l’Inde, la fermeture de Canal comportait réellement un risque d’asphyxie économique et de crise financière. Enfin, Dulles lui-même a pu mesurer ce que le boycott du Canal pourrait coûter à la Trésorerie américaine, s’il fallait compenser les pertes des usagers. Tout cela a créé une confusion où le prestige politique des Etats-Unis a passablement souffert. Il s’agit maintenant de faire traîner l’affaire jusqu’au 6 novembre, jour des élections américaines qui, entre parenthèses, ne s’annoncent pas favorablement pour les Républicains. Jusque-là, à moins d’un règlement amiable, rien de concret ne peut être réalisé.

 

Les Difficultés de Nasser

Côté Nasser, les choses ne vont pas plus favorablement. Le long séjour au Caire de Krisna Menon, délégué de l’Inde, a montré que ce pays n’appuyait pas l’intransigeance du Bikbachi. Il est significatif à cet égard que celui-ci a quitté Ryad où il conférait avec le Roi d’Arabie Saoudite et le Premier syrien, quelques heures avant l’arrivée de Nehru. Le communiqué signé par les trois interlocuteurs arabes à l’issue de la réunion ne contient que de bonnes paroles de solidarité à travers lesquelles on devine des réticences. Au Caire même, l’ancien collaborateur de Nasser devenu journaliste, Salah Salem, fulmine contre les dirigeants de la Ligue Arabe.

 

Les Réticences Arabes

Les maîtres des pays producteurs de pétrole du Moyen-Orient savent ce qu’ils ont à perdre à la prolongation du conflit. Les stocks de pétrole aux Etats-Unis sont en forte augmentation ; plusieurs compagnies réduisent le débit des puits au seuil de l’hiver et seraient satisfaites de livrer leur carburant à l’Europe. La France espère un jour tirer du Sahara quatre millions de tonnes. Le Canada aura des surplus considérables. A Caracas, où se réunissent ces jours-ci les délégués de la France en Amérique latine dont Pineau présidera l’Assemblée, on parlera du pétrole vénézuélien.

D’autre part, les roitelets de l’Orient sentent chaque jour plus inquiétante l’infiltration du communisme dans les chantiers pétroliers. Qu’adviendrait-il si les saboteurs entraînés à Moscou paralysaient les installations fragiles, derricks, pompes, pipelines étendus sur d’immenses espaces sans protection. Nasser commence à nous embêter, tel est, en termes crus, le sentiment diffus des dirigeants arabes. Il faut dire au surplus que ces pays, de la Mer Rouge à la Caspienne, n’ont pas une structure sociale très solide et que le pan-arabisme de Nasser pourrait se tourner en désordres auxquels les féodaux n’ont pas les moyens de faire face. C’est pourquoi, nous n’excluons pas qu’à l’O.N.U. même, malgré les discours de combat qu’on ne manquera pas d’entendre, des négociations pourraient s’amorcer dans les coulisses. Le rôle de l’Inde pourrait être là déterminant.

 

Faut-il Changer d’Orateurs ?

Pour qu’elles prennent un cours favorable, il serait souhaitable que certains protagonistes s’effacent. Nous ne ferons pas le procès de M. Pineau. Les qualités d’intelligence et d’autorité ne suffisent pas à faire un Ministre des affaires étrangères, il faut aussi beaucoup de circonspection, de défiance et surtout d’expérience. Savoir accorder ses discours à ses moyens d’action. Une affaire comme celle de Suez demandait beaucoup de réflexion, une connaissance approfondie des données. Même homme éprouvé, Eden a commis des erreurs inexplicables.

 

Krouchtchev à Belgrade

Autre affaire non moins délicate. Qu’est allé faire Krouchtchev chez Tito quand tant de problèmes ne fut-ce que celui de  sa propre position en U.R.S.S. devraient le retenir à Moscou ? On a remarqué comme Tito, si actif jusqu’ici, se tenait à l’écart en ce moment. Il ne s’est guère compromis dans l’affaire de Suez. Ne serait-ce pas parce qu’autre chose l’intéresse ? Essayons, puisqu’on n’ose pas le faire ailleurs, de retrouver les fils de l’histoire.

Il y a d’abord ce qui se passe en Pologne. Depuis les troubles de Poznań, on assiste à une tentative d’émancipation de la Pologne. Ne parlons pas de l’agitation intérieure, libérale et anti-russe, mais des Officiels. Ne disait-on pas que Cierenkewich ( ?) avait fait pressentir Washington pour un prêt de cinquante millions de dollars ? Il y a plus. En Allemagne Occidentale, il est beaucoup question d’un rapprochement entre Bonn et Varsovie par-dessus la tête des gens de Pankow, Ulbricht et Cie, qui sont considérés en Pologne comme de vils satellites, genre Quisling. Les relations entre la D.D.R. et la République polonaise ont d’ailleurs été toujours mauvaises. On parle donc d’établir des consulats allemands en Pologne, et polonais en République Fédérale, des développements des échanges commerciaux et culturels. Les leaders des Partis allemands y ont fait allusion ces jours-ci. Est-ce que ce rapprochement inattendu est approuvé par Moscou ? Ce qui n’est pas impossible. Cela supposerait que Krouchtchev voudrait se servir de la Pologne pour circonvenir l’Allemagne fédérale, puisque les moyens directs passant par Pankow se sont avérés inopérants. Mais il est possible aussi que depuis la déstalinisation – dont on ne parle plus, la situation en Pologne échappe à Moscou et que Tito voit dans cette évolution une ébauche de l’indépendance politique des pays d’Europe centrale dont il rêve de prendre la direction. Il est hors de doute que depuis Poznań, la fermentation des esprits se développe en Tchécoslovaquie, en Pologne et en Hongrie. Il se peut qu’on soit inquiet au Kremlin et qu’on veuille ramener Tito à l’orthodoxie moscovite du Marxisme-léninisme et l’empêcher d’inspirer trop activement les tendances à l’émancipation de ses voisins. Si cette hypothèse est exacte, le camarade Krouchtchev aura fort à faire, car l’autre est un fameux renard. Si nous le prenions pour Ministre des affaires étrangères quelques semaines pour voir ?

 

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