Criton – 1956-07-28 – De Grands et Petits Problèmes

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Le Courrier d’Aix – 1956-07-28 – La Vie Internationale.

 

De Grands et Petits Problèmes

 

Dans la situation internationale, la flexibilité a succédé à la rigidité, a dit Anthony Eden dans son dernier discours. Cette manière de voir repose sur les apparences. Le Premier anglais a-t-il dit sa pensée ou, pour des raisons évidentes de tactique diplomatique, a-t-il voulu se réserver des initiatives au succès desquelles il ne croit pas ? Eden est un parfait diplomate : il cache son jeu.

 

Le Coup de Frein à la Déstalinisation

En réalité, nous assistons à un sérieux freinage du cours de la déstalinisation. Les événements de Poznań n’y sont pas étrangers. Les signes de ce retournement sont nombreux.

D’abord Togliatti en Italie est rentré dans l’obédience moscovite après ses premières critiques contre Krouchtchev. En France, Thorez a été réintronisé par Suslov, un pur stalinien venu exprès de Moscou avec deux collègues pour couvrir de fleurs les chefs du Parti français qu’on s’attendait à voir condamnés. En Allemagne Orientale, le « barbu » Walther Ulbricht, dont ses collègues même demandaient la tête, est plus solidement en selle que jamais. Les nouveaux accords de Berlin-Est avec Moscou renforcent les liens entre la République orientale et l’U.R.S.S. En Hongrie, Rákosi a bien été liquidé, non sans résistance, mais son successeur Geroë est aussi dur que lui.

En Pologne, Achab, le délégué du Kremlin, conserve la haute main. Quelques réhabilitations ne sont qu’une satisfaction de façade données aux opposants qui sont trop nombreux et trop forts pour être brisés. En Tchécoslovaquie, rien de nouveau. Dans son voyage en Pologne, Boulganine a promis des réformes et des améliorations matérielles, sans se compromettre sur les dates, et partout les orateurs russes en tournées ont mis les masses en garde contre des revendications intempestives. Changement de décor sans doute ; le fond du tableau demeure. Une explosion chez les Satellites parait de moins en moins probable ; une désillusion de plus ne saurait rendre les travailleurs et les intellectuels plus agressifs, au contraire. Si l’évolution vers la liberté se poursuit, ce sera dans une ombre prudente.

 

Refus des Anglo-Saxons de Construire le Barrage d’Assouan

Un autre coup de frein que l’on peut accueillir avec une exclamation : enfin ! Les Anglais et les Américains ont simultanément refusé à Nasser de construire le fameux barrage d’Assouan. Nous l’avions laissé prévoir la semaine dernière. L’événement survenu marque une date. Les Anglo-Saxons ne se laisseront pas entraîner par le chantage à la compétition économique entre les Russes et eux-mêmes. Les Soviets qui s’attendaient à ce coup se sont montrés prudents. Ils ne se sont pas engagés à se substituer aux Anglo-Saxons pour cette entreprise gigantesque et coûteuse. Ils n’en ont pas les moyens. Construire quelques usines en mettant en place leurs techniciens, consentir des crédits payables en coton, cela ne les entraîne pas bien loin et leur permet de s’introduire dans l’économie égyptienne. Au surplus, les Soviets ne tiennent pas à mécontenter les autres riverains du Nil auxquels ils ont promis une aide et qui sont hostiles au barrage. Les Anglo-Saxons avaient donc la partie facile. Nasser fulmine, mais quoi qu’il en dise ne peut rien par lui-même. Cet échec fera réfléchir ceux qui étaient tentés de le suivre. Nasser va essayer de trouver d’autres concours. Des entreprises privées allemandes, françaises et italiennes sont très tentées de prendre l’ouvrage en main. Mais en dehors des difficultés diplomatiques, les crédits à consentir semblent dépasser les possibilités des affaires privées en question.

 

Les Soviets et l’Euratom

Nous parlerons, avec quelque retard de la note russe sur l’énergie atomique remise récemment aux partenaires éventuels de l’Euratom. Les Russes ne croyaient pas que ce projet prendrait forme. Le vote du Parlement français signifie cependant, sinon qu’il sera réalisé, du moins qu’on en poursuivra sérieusement l’étude. Tout ce qui tend à souder les pays d’Europe occidentale entre eux rencontre l’hostilité de Moscou, particulièrement quand il s’agit de rapprocher l’Allemagne de Bonn de la France. Krouchtchev le déclare expressément : l’Euratom rendra plus difficile la réunification de l’Allemagne.

Si éventé que soit l’argument, il sert une opposition qui, en Allemagne occidentale, est très hostile au projet et qui rêve d’une neutralisation de Bonn à laquelle – entre parenthèses – 54% des habitants, d’après un récent Gallup, serait favorable. La politique stalinienne en Allemagne est plutôt renforcée par l’évolution récente des esprits et la politique d’Adenauer, lentement minée, ne résisterait pas à de nouvelles manœuvres. C’est sans doute pour cela qu’Eden cherche à reprendre la Conférence de Genève qui a échoué l’an passé, dans l’espoir de mettre, avant les élections allemandes de 1957, les Russes une fois de plus au pied du mur : à quel prix consentez-vous à la réunification par élections libres ?

 

Deux Anecdotes Soviétiques

Racontons maintenant de petites histoires russes qui nous conduiront à des réflexions plus sérieuses :

Les « Izvestia » racontent qu’à Kazan, sur la Volga, des fabriques de vêtements ont dû fermer leurs portes, faute de recevoir les boutons gris pour livrer leurs habits. Ne pouvant s’en procurer ailleurs, ils s’avisèrent de remettre en marche une usine désaffectée pour faire les boutons. Celle-ci en fabriqua de toutes couleurs, sauf des gris. De guerre lasse, une délégation se rendit à Moscou pour se plaindre. Le Ministère compétent répondit que l’industrie chimique avait cessé de produire de la poudre grise et qu’on s’occuperait de leur cas ; ils attendent encore.

Autre histoire, racontée celle-là par le « Troud ». Un délégué du journal avait constaté avec surprise qu’il était impossible d’acheter des pantalons de coton de grande taille, article bon marché et populaire. Il se rendit à l’usine où les dirigeants lui répondirent qu’ils avaient reçu ordre d’économiser le tissu et que, pour réduire le prix de revient, ils s’en tenaient à la taille de 14 ans ; faute de quoi l’usine n’aurait pas droit aux ristournes, et le directeur serait blâmé. On voit que Gogol pourrait revenir : il trouverait encore matière à comédie.

 

Les Dangers de la Bureaucratie

Ces faits ne seraient qu’un témoignage parmi d’autres des règles de la Russie bolchévique, s’ils ne mettaient en question le système bureaucratique qui régente le capitalisme d’Etat. Les Russes s’en plaignent, sans, comme on voit, y trouver remède. Mais les socialistes anglais dans leur récent manifeste que nous avons commenté en remarquent aussi les dangers.

Socialisme et bureaucratie sont solidaires ; nous en savons quelque chose ; l’expérience des nationalisations en Angleterre, plus sincère que la nôtre, a montré que la bureaucratie paralysante se développe dès qu’une entreprise passe sous la direction des fonctionnaires. Les entreprises privées de grande taille n’y échappent pas davantage, mais la concurrence et le souci du profit freinent naturellement la tendance. Les Travaillistes sont ici dans l’embarras. Ils condamnent l’économie de profit et en général l’appât du gain comme élément moteur de la production pour des raisons morales. Le socialisme anglais est teinté de puritanisme. Feu Stafford Cripps en était le meilleur exemple. Il est mort d’austérité. Mais l’Anglo-Saxon est mal disposé à l’égard de la bureaucratie, le « red tape » comme ils disent. Le Labour-Party a de la peine à sortir du dilemme. Souhaitons que l’évolution naturelle de l’économie les délivre de leurs soucis.

 

                                                                                                       CRITON