Criton – 1956-07-21 – La Réunion des Neutres

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Le Courrier d’Aix – 1956-07-21 – La Vie Internationale.

 

La Réunion des Neutres

 

La saison est favorable aux voyages diplomatiques. L’agenda des rencontres est particulièrement chargé cet été. La plus attendue est celle des trois neutres, Tito, Nasser et Nehru à Brioni.

 

La Conférence de Brioni

On pouvait penser que ce colloque permettrait aux Trois de définir une politique commune qui servirait de charte de ralliement aux autres nations non engagées. Mais il y a eu les événements de Poznań qui, s’ils n’entrent pas dans les conversations, n’en seront pas moins dans les esprits.

 

Tito et les Satellites

On a parlé à tort d’un Titisme polonais. La dictature de Tito est aussi méprisée par les patriotes polonais que celle de Staline. Les illusions que Tito pouvait avoir sur les possibilités de tirer profit d’un mouvement de libéralisation des Satellites de Moscou, doivent être aujourd’hui dissipées. Il en serait à Prague et à Budapest comme à Varsovie : ou bien la domination russe continuera de s’exercer avec la même rigueur qu’autrefois, ou bien Tito verra se former à ses frontières des états plus ou moins démocratiques hostiles à son régime. Si bien que son rapprochement avec Moscou ne lui aura pas apporté grand-chose, sinon une méfiance accrue de la part des Etats-Unis.

 

Les Illusions du Colonel Nasser

Nasser est dans un cas assez analogue. L’appui russe ne lui a fourni jusqu’ici que des armes. Politiquement, la diplomatie soviétique demeure prudente en Proche et Moyen-Orient. Economiquement, les offres russes restent vagues et d’une réalisation problématique. Par contre, les Etats-Unis se font plus réticents. Leur contribution à l’édification du barrage d’Assouan est remise en question, tout au moins à une date ultérieure. Le changement d’ambassadeurs américains au Caire est significatif. M. Byorade qui passait pour appuyer Nasser va en Afrique du Sud et Georges Allen va à Athènes pour tenter de ramener la Grèce dans le camp occidental et peut-être proposer une solution anglo-américaine au problème de Chypre. Certains observateurs – qui vont peut-être un peu vite – croient à un nouveau pas vers la collaboration anglo-américaine dans la Méditerranée orientale et à une participation plus active des Etats-Unis au Pacte de Bagdad. A la veille des élections américaines où l’opinion de la population israélite compte, cette prise de position du Département d’Etat est assez vraisemblable, d’autant que la grande presse républicaine aux Etats-Unis n’a cessé de reprocher à Dulles l’ambigüité de sa politique orientale. En tous cas, le Colonel Nasser ne manque pas de sujets de préoccupations.

 

L’Indépendance de Nehru

Nehru de son côté, n’est pas très tenté d’affirmer sa solidarité avec les deux dictateurs. Il a plus de motifs que jamais de poursuivre une politique personnelle. Les événements de Poznań n’ont pu que renforcer sa croyance dans la possibilité de suivre une autre voie que celle du communisme pour l’édification de l’Inde moderne. Nous avons toujours dit ici que sa formation anglaise le retenait de se montrer hostile à l’Occident. Il sait aussi que l’aide américaine lui est plus que jamais indispensable à la réalisation de ses plans d’industrialisation. Ce qui se passe au Tibet ne peut manquer de la préoccuper également.

Pour conclure, la rencontre de Brioni ne peut marquer le début d’une ère nouvelle. On se limitera à des problèmes concrets : l’Afrique du Nord, et particulièrement le problème algérien pourrait fournir l’occasion d’une entente profitable. Elle servirait à masquer des divergences plus profondes. C’est dans ce but que Nehru est venu à Paris. Il lui plairait d’avoir facilité la solution du problème algérien auquel il porte un intérêt sincère. Comme il faudra un jour ou l’autre entamer des négociations, un médiateur comme Nehru n’est pas à négliger.

 

La Déchéance Britannique

Sir Anthony Eden vient d’adresser aux Anglais un avertissement solennel qui n’est pas dans sa manière habituelle sur les risques d’une « déchéance par étapes » de la puissance économique britannique. Ce fut sa façon de répondre au manifeste des Travaillistes qui ne propose contre cette décadence que des remèdes sans efficacité immédiate. En attendant les résultats problématiques de cet appel à la discipline civique, l’Angleterre annonce une réduction spectaculaire de ses dépenses militaires ramenées de 1.550 milliards à 1.050, et l’abolition prochaine de la conscription.

Retenons en passant que les fameuses quatre divisions britanniques stationnées sur le continent vont être limitées à une seule. Que devient l’engagement solennel que M. Mendès-France avait obtenu du même Sir Eden pour substituer l’O.E.U. à la C.E.D. ? Nous ne nous vanterons pas d’avoir joué alors les prophètes – c’était trop facile -. Nous ne pensions pas avoir raison si tôt. Deux ans à peine ! Il est vrai que les Allemands qui payaient les frais d’entretien de ces troupes cesseront de le faire quand ils auront leur propre armée.

 

Les Économies en Angleterre

Les Anglais vont faire des économies budgétaires. Excellent exemple qu’il nous faudrait suivre. Ces économies leur permettront-elles d’investir davantage dans leurs possessions d’outre-mer et dans le Commonwealth ?  Si louables que soient les économies budgétaires, elles ne sont pas une panacée. Les maux dont souffre l’Angleterre sont trop profonds pour que des mesures de cette nature suffisent.

 

Le Problème des Dévaluations

On a remarqué avec quelle raideur le Chancelier britannique de l’Echiquier a repoussé les propositions du Dr Erhard tendant à une révision des niveaux de change des monnaies européennes. La Livre ne s’inclinera pas devant le Mark, dit-on à Londres. Il n’empêche que si la Livre et le Franc ne sont pas alignés,  – ce qui est indispensable pour faire l’Europe et le Marché Commun – les Allemands n’auront d’autre solution à leurs « embarras » d’argent que de revaloriser leur monnaie et d’en proclamer la convertibilité complète. Leur capacité de concurrence internationale déjà considérable en serait encore accrue, et les Anglais en souffriraient les premiers. Mais le prestige monétaire est devenu une question de souveraineté intangible auquel les Anglais ne renonceront pas volontiers. Ils attendront que les faits les contraignent. Ce ne sera pas la première fois. Il en est de même pour le Franc dont la position déjà surévaluée va devenir intenable. A quoi bon parler de Marché Commun si les monnaies ne sont pas sincères ?

 

                                                                                                       CRITON