Criton – 1956-07-14 – Libres Propos

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Le Courrier d’Aix – 1956-07-14 – La Vie Internationale.

 Libres Propos

 

Les remous provoqués par la répudiation du Stalinisme continuent de s’étendre et n’ont pas fini de le faire. On ne saurait cependant prévoir à quels changements de structure ils aboutiront dans le monde soviétique et à l’extérieur. On peut toutefois marquer un point dont l’importance nous semble considérable. Il est d’ordre idéologique ou plutôt philosophique.

 

Le « Sens de l’Histoire »

En effet, il ressort tant des discussions qui agitent les militants à l’intérieur du Monde communiste que des réflexions des observateurs non prévenus, que ce qui est en cause, c’est le « sens de l’histoire ». Le marxisme-léninisme prétendait à l’infaillibilité historique ; le monde évoluait inexorablement vers la forme économique et sociale qu’il avait définie. L’avenir sanctionnerait ces prévisions. Votre petit-fils sera communiste, disait Krouchtchev à un représentant américain. Non, votre fils, répliquait Molotov. Cette prophétie est aujourd’hui fort ébranlée chez les fidèles eux-mêmes. Il suffit d’entendre ce qui se dit à Varsovie, à Budapest et à Prague entre partisans déclarés du régime, et même à Moscou ; l’infaillibilité du dogme n’a pas résisté à la déchéance de Staline. C’était prévisible.

On s’aperçoit enfin d’une chose pourtant évidente, c’est que l’évolution des sociétés ne se laisse pas emprisonner dans une formule ni dans un plan d’organisation conçu par l’intelligence humaine. Bossuet l’avait dit déjà, bien qu’il ait cru trouver un sens à l’histoire, ce qui n’est pas certain même dans l’ordre métaphysique. Pour être clair et simple, disons que le monde de demain dont nous ne pouvons dire ce qu’il sera, ne sera certainement pas socialiste ou communiste au sens où Marx et ses suivants jusqu’à Krouchtchev, l’entendent. Si  notre esprit est impuissant à dire ce qui sera, il est souvent capable de dire ce qui ne sera pas. C’est son pouvoir et c’est déjà beaucoup.

 

« Vers l’Égalité »

Restons dans l’abstrait puisque le manifeste-programme des Travaillistes anglais nous y convie. Ils cherchent une plate-forme électorale, conscients à la fois de leur propre échec, de leur indigence politique et en même temps des médiocres succès de leurs adversaires Conservateurs. Leur nouveau programme est en général fort vague, sauf sur un point intéressant : ils reconnaissent l’insuffisance de la formule des nationalisations dont les résultats ont été médiocres sur le plan économique et peu opérants sur le plan social, et n’ont pas abouti à redistribuer convenablement les richesses. Si les revenus ont été nivelés plus ou moins par l’impôt, la moitié du capital est resté, disent-ils, aux mains d’un pour cent de la population. Acceptons ce chiffre sous bénéfice d’inventaire. Ce que le tract « vers l’égalité » remarque avec raison, c’est que le maintien du plein-emploi implique un accroissement continu des richesses qui renforce naturellement la propriété privée.

 

Planisme Travailliste

Que faire alors puisque le capitalisme d’État ne semble pas souhaitable, peut-être l’État capitaliste réussira-t-il mieux ? « Bonnet blanc, blanc bonnet », dira-t-on ; non pas. Au lieu de nationaliser les industries, l’Etat peut devenir actionnaire au même titre que les particuliers, et grâce aux droits de succession, se substituer progressivement à eux. Le processus sera plus long, mais il ne bouleversera rien. La formule n’est pas neuve. Nous l’avons même expérimentée en France, esquissée plutôt, après la Libération. Depuis, l’opération a été noyée dans la confusion qui nous caractérise. Mais l’idée des Travaillistes anglais est plus affirmée ; sans entraver la libre entreprise, l’Etat au contraire profiterait de son expérience et de son ressort pour l’absorber peu à peu et peut-être hériter, en l’assimilant, de ses vertus. C’est ce qui n’est pas sûr. L’idée vaut par sa portée théorique, car elle prend acte d’une évolution acquise, l’échec de l’étatisme, et suggère une direction nouvelle qu’on pourrait lui substituer, l’état associé de l’entreprise privée.

Tout cela dira-t-on n’est pas neuf ; bien sûr, cela le serait si la méthode était érigée en système et en loi. Au fond, nous retrouvons là cette obstination perpétuelle à vouloir diriger et imposer un plan à une œuvre naturelle qui les déjouera finalement tous. Mais aucun homme politique ne s’avouera vaincu devant la malignité des choses à renverser ses chères idées.

 

Les Planistes du Capitalisme

On pourrait en dire autant d’ailleurs des planistes du capitalisme – il n’en manque pas – qui cherchent à donner à la démocratie capitaliste qui s’est naturellement développée à mesure que se répandait la richesse, un programme d’extension rationnel qui en ferait une formule générale bonne pour toute l’humanité. Ce corset-là craquera comme les autres. L’extension de la propriété mobilière n’est pas plus certaine que sa concentration.

 

Les Idées en Mouvement

Nos lecteurs vont peut-être nous reprocher de sortir de l’actualité. Il ne nous semble pas. Nous sommes en ce moment dans le tourbillon d’un grand brassage d’idées, et même d’idéaux en période de mue intellectuelle, comme il s’en produit périodiquement. Et cela est autrement important qu’une conférence internationale, fut-elle au sommet. Les idées ont une influence sur le cours des événements. Ceux-ci les provoquent et ensuite les subissent, et ainsi de suite. Ce n’est pas une des moindres contradictions du marxisme communisme de ne pas admettre ce double mouvement. Les faits se chargent tôt ou tard de balayer les idéologies politico-sociales auxquelles elles ne s’adaptent plus exactement, comme les théories scientifiques.

 

L’Aide Américaine à la Tunisie

Bourguiba, comme prévu, n’a pas tardé à demander aux Américains l’aide financière qu’il juge la France incapable de fournir à la Tunisie. Les Russes dans les coulisses tiennent leurs offres « désintéressées » en réserve, au cas où les Etats-Unis mettraient des conditions. Cruel dilemme pour eux. Ou leur appui ne sera octroyé qu’en accord avec la France et en fonction des intérêts communs des Français et des Tunisiens et on les accusera de soutenir le colonialisme, ou ils traiteront la Tunisie sans considération des intérêts français et nous les accuserons de nous trahir et de vouloir nous évincer. Si les trois pays en cause avaient assez de sens politique pour trouver une formule qui les satisfasse également – ce qui serait facile si le nationalisme ne se piquait pas au jeu – un grand pas serait fait vers la réalisation de la communauté entre l’Afrique du Nord et l’Occident. Le misérable échec indochinois devait amener les partenaires à s’inspirer de vues larges et conciliantes. Il ne faut pas désespérer. C’est évidemment attendre des Américains un trait d’imagination dont ils ne sont guère coutumiers et des Arabes un sens politique dont les preuves sont plutôt rares. Du côté français, il est certain que l’on a appris pas mal de choses depuis dix ans. Cela suffira-t-il ?

 

La Communauté Africaine

Une autre idée paraît devoir germer. C’est celle d’une communauté africaine de défense qui complèterait l’O.T.A.S.E. et le Pacte de Bagdad, et qui serait à la fois militaire et économique. Idée anglaise bien entendu, qui aurait pour objet de barrer la route à Nasser, et derrière lui aux Soviets. Là encore, il faudrait que les Américains se prononcent. Attendons pour cela les élections de novembre. Que de projets perdus dans l’attente des élections ; élections qui neuf fois sur dix ne changent rien du tout en plus des personnes. Mais entre-temps, les événements ont marché et l’occasion s’est perdue.

 

                                                                                                       CRITON