Criton – 1956-07-07 – Apprentis Sorciers

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Le Courrier d’Aix – 1956-07-07 – La Vie Internationale.

 

Apprentis Sorciers

 

Les risques impliqués dans la déstalinisation n’ont pas tardé à se manifester. La révolte de Poznań a provoqué l’émotion du monde entier, du Monde libre comme de l’autre. La répression sera évidemment implacable. Les étrangers venus pour la foire de Poznań ont été ramenés chez eux pour qu’ils ne puissent en être témoins. Mais il est impossible à Krouchtchev de faire machine arrière ; la publicité donnée à la condamnation de Staline est trop répandue pour que l’on puisse revenir aux méthodes anciennes. La seule voie possible est de reprendre la politique de Malenkov, c’est-à-dire de sacrifier en partie le développement de l’industrie lourde à l’amélioration du niveau de vie des populations.

 

La Révolte de Poznań et la jeunesse

Ce qui est remarquable dans la révolte de Poznań, c’est qu’elle s’est produite dans le pays satellite que beaucoup d’observateurs prétendaient avoir bénéficié d’une certaine faveur de la part des Russes et où la proportion des ralliés au régime apparaissait la plus forte ou la moins faible. On affirmait que 30 pour cent de la population voterait communiste en cas d’élections libres. Il n’en est rien. Le chiffre de 10 pour cent apparaît aujourd’hui comme un maximum. Mais remarquons ceci : la révolte, comme les manifestations qui se sont produites un peu partout en Pologne, en Hongrie et en Tchécoslovaquie a été presque exclusivement alimentée par la jeunesse, ouvriers et intellectuels de moins de vingt-cinq ans. Il semble que ce soit seulement en Allemagne orientale que les rares partisans du régime de Pankow se recrutent parmi les jeunes ; sans doute parce que les organisations communistes comme le F.D.J. n’ont fait qu’imiter les organisations hitlériennes dont elles ont pris la succession.

Le communisme en Europe occidentale n’aurait donc rien à attendre de la jeunesse, pas plus chez les satellites que de ce côté du rideau de fer. Le parti communiste français s’est plaint des difficultés rencontrées pour recruter des jeunes ; le parti italien également. Le noyau des partisans est formé d’hommes murs ou âgés, intellectuels et ouvriers ; quant aux paysans, ils n’ont été nulle part conquis, pas plus en Russie qu’en Yougoslavie, sauf en Italie où le Parti a recruté à côté d’ouvriers agricoles, les riches métayers qui veulent devenir propriétaires. En Russie même malgré la propagande, l’indifférence de la jeunesse à l’égard du Parti est souvent condamnée par la presse officielle. Cela constitue pour l’avenir du bolchévisme une menace qui ne saurait être sous-estimée.

 

Les Suites de la Révolte

La tragédie de Poznań, comme celle de Berlin en Juin 1953, n’aura sans doute pas de suite immédiate ; l’appareil policier et militaire est trop puissant et l’ordre règnera à Varsovie tant que les tanks russes patrouilleront les rues. Mais l’état d’esprit des populations empêchera les réformes nécessaires projetées par les dirigeants de porter des fruits. La pente à remonter est trop forte pour que les Polonais et leurs frères puissent obtenir rapidement une vie décente.

 

La Vie en Pologne

Les événements ont remis en lumière les conditions misérables d’existence dès qu’on a franchi le rideau de fer. L’ouvrier polonais qui gagne 1.000 zlotys par mois en donne 500 pour une médiocre paire de chaussures qui vaudrait 2.000 francs en France, un kilo de beurre, quand il y en a, coûte deux journées de travail ; le reste est à l’avenant. Rien n’illustre mieux la faillite du communisme que les pancartes des insurgés d’hier : « Nous voulons du pain » et cela onze ans après la fin de la guerre !

Les deux plaies de l’existence quotidienne, les queues souvent inutiles, faute de marchandises, et le marché noir qui fleurit de Berlin à Vladivostok, jugent une expérience sociale et économique. Et encore, doit-on ajouter, la situation s’est sensiblement améliorée depuis la mort de Staline, surtout en Pologne ; les voyageurs l’ont remarqué qui ont vu la profonde misère des années 1952-53. Mais cette amélioration relative, contrairement à ce que l’on croit généralement, ne fera que stimuler la révolte. Comme nous l’avons dit souvent – d’après Staline lui-même – à un certain degré de misère l’homme ne réagit pas. Il ne s’insurge contre son sort que lorsqu’il a assez de force pour souffrir de ce qui lui manque.

 

L’Injure aux Révoltés

Ce qui prouve d’ailleurs que le Stalinisme condamné n’est pas mort, c’est que les rédacteurs de la dernière note de Moscou, obligés de parler de la révolte de Poznań, insultent le courage des insurgés, comme Staline quand il écrasait les valeureux finlandais. « Courage d’un jour », disent-ils. Leur courage à eux, Krouchtchev et compagnie, consiste à cracher sur un mort dont ils ont léché les bottes pendant vingt ans.

 

L’Évolution du Capitalisme Démocratique

Passons à un autre sujet qui n’est d’ailleurs pas sans rapport avec la situation économique de la Pologne. Un récent ouvrage de l’économiste américain Galbraith a fait quelque bruit. Il met en lumière de façon originale l’évolution aux Etats-Unis de ce que l’on peut appeler aujourd’hui le capitalisme démocratique. Le régime d’économie libre où la concurrence s’exerçait sans frein tend à disparaître, là-bas comme ailleurs, ce qui incite à croire que le socialisme, c’est-à-dire le monopole étatique, est en marche.

En réalité, ce qui fait la force et le succès du capitalisme démocratique ce n’est pas la concurrence – qui d’ailleurs joue encore un rôle plus important que ne le pense l’auteur – mais l’existence (en face des grandes entreprises privées de caractère monopoliste dont nous parlions récemment) de « pouvoirs compensateurs » qui maintiennent l’équilibre. Aux gros producteurs s’opposent de gros consommateurs concentrés comme eux et organisés de même manière. Le pouvoir des uns est tenu en échec par celui des autres, et une troisième force, le syndicalisme, pèse sur les uns et les autres, le consommateur arbitrant le conflit entre employeurs et employés quand ceux-ci poussent à l’inflation par leurs revendications excessives, comme cela est présentement le cas. Les conflits sont nécessaires. Quand ils sont étouffés par une autorité unique, la décadence commence ou du moins un ralentissement considérable du progrès. La bureaucratie se substitue peu à peu à l’initiative, c’est d’ailleurs le mal que les critiques du communisme, à commencer par Togliatti lui-même, condamne chez les Russes qui la condamnent eux-mêmes parfois pour la forme, sans pouvoir y porter remède.

 

Le Conflit de l’Acier aux Etats-Unis

Un grand conflit social, un de plus, a commencé aux Etats-Unis : la grève de l’acier. Il menace d’être long. Les syndicats savent en effet qu’ils ont aujourd’hui leur meilleure chance parce que les besoins de l’économie sont intenses et que l’activité industrielle, faute d’acier, serait bientôt paralysée. Les producteurs de leur côté pensent qu’en cédant à des revendications abusives, ils devraient augmenter leurs prix et relanceraient ainsi la spirale d’inflation qui est déjà menaçante aux Etats-Unis et ailleurs, inflation qui est le danger le plus redoutable pour la démocratie et l’économie libre qui ne peut prospérer que si l’offre et la demande s’équilibrent. L’inflation a toujours mené aux dictatures économiques d’abord et parfois politiques ensuite. Le conflit de l’acier revêt donc une grande importance pour l’avenir de la conjoncture aux Etats-Unis. Selon son issue, le pouvoir d’achat du Dollar sera maintenu ou continuera de se dégrader comme il l’a fait depuis la dernière guerre, et le moment nous paraît venu, non seulement d’un palier, mais d’un choc en retour. La dégradation monétaire, dans un monde où la production se développe à une allure inconnue jusqu’ici, loin d’être un phénomène normal et même nécessaire, est un non-sens économique et un obstacle à un progrès rationnel.

 

                                                                                            CRITON