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Le Courrier d’Aix – 1956-06-30 – La Vie Internationale.
Tournants Dangereux
Les dirigeants soviétiques viennent d’accueillir à Moscou, avec une pompe royale, le Shah de Perse et sa femme. A un reporter qui assistait à cette cérémonie toute semblable aux réceptions des Tsars, a échappé ce mot qui définit bien la ligne actuelle de la Russie. « L’U.R.S.S. ne mène plus une politique idéologique, mais une politique de grande puissance. » Mot à rapprocher d’une remarque du Social-démocrate italien Saragat : « La phase actuelle de la politique russe pourrait bien être le prélude à une dictature militaire. » Cette transition serait en effet dans l’ordre de l’histoire.
Une Opinion Américaine
Le spécialiste américain des affaires soviétiques, H. Salisbury s’accorde avec notre interprétation du « polycentrisme » communiste défini par Togliatti. Il pense qu’il s’agit d’une manœuvre coordonnée entre les dirigeants russes, Tito et certains chefs des Partis communistes du Monde libre pour que ceux-ci puissent sortir de l’isolement politique où l’obédience trop apparente aux ordres du Kremlin les avait jusqu’ici condamnés. Cela correspond au plan établi dont la déstalinisation fut le point de départ. Cependant, pour comprendre la situation, il convient d’ajouter plusieurs remarques. D’abord cette évolution de la tactique russe n’a pas été spontanée comme nous l’avons fait remarquer ; elle est l’aboutissement d’une pression intérieure avec laquelle Krouchtchev a dû composer. De plus, ce virage brutal a provoqué dans les Démocraties populaires et à l’extérieur du Bloc soviétique des remous tels que la situation ne peut être contrôlée de façon certaine et partout. Les gens du Kremlin sont obligés de compter avec l’imprévu. C’est pourquoi, beaucoup d’observateurs parlent « d’un risque calculé », risque que les vieux bolcheviks comme Molotov ne voulaient pas prendre. La situation présente est une phase fluide en attendant la cristallisation autour d’une formule d’unité des forces socialistes et communistes qui pour le moment se cherche et se heurte certainement à des résistances avant de s’affirmer. La réussite n’est pas certaine.
Les Relations Sino-Russes
Mais il y a un autre aspect de la question que l’on a tort de négliger. Les yeux sont fixés sur le champ d’action de la nouvelle politique russe, c’est-à-dire l’Occident en proie à la déstalinisation et le Moyen-Orient où Chepilov déploie son activité. L’éventail couvre l’Afghanistan et l’Inde, la Perse, en passant par Le Caire, Damas et la Grèce et aboutit à Tito.
Mais que se passe-t-il en Chine ? On remarque beaucoup à Moscou le silence de la presse et de la Radio sur les questions chinoises qui étaient, il y a quelques mois, au premier plan. L’ambassadeur chinois ne participe plus aux cérémonies officielles ou n’y fait qu’une discrète apparition. D’autre part, Nehru s’inquiète beaucoup de la pénétration chinoise au Tibet où Pékin est très actif. Des guérillas tibétaines font le coup de feu dans l’Est du pays ; l’armée chinoise a récemment massacré quatre mille tibétains retranchés dans une bourgade qui a été rasée par les communistes. Les routes stratégiques construites par l’Etat-major chinois jusqu’aux cols qui ouvrent le passage vers l’Inde, sont en voie d’achèvement. D’autre part, il est significatif qu’un véritable black-out recouvre les discussions sino-américaines. On ne parle plus des négociations de Genève, ni de Formose. Il est certain que les relations sino-russes ne sont plus les mêmes qu’il y a six mois. Les Russes commenceraient-ils à prévoir le moment où le réveil de la Chine deviendrait pour eux une menace ?
Nous rejoignons là la diplomatie de grande puissance en train de se substituer aux alliances idéologiques. Paul Reynaud a souvent prophétisé que la race blanche se retrouverait un jour solidaire devant le péril commun représenté par les masses des peuples de couleur. Nous n’en sommes pas là ; mais de multiples indices révèlent un déplacement de l’axe politique russe qui reviendrait, en somme, à ses directions traditionnelles.
Le Voyage de M. Pineau à Washington
Il convient peut-être de parler avant qu’il ne tombe dans l’oubli du récent voyage de M. Pineau à Washington. L’échec de la mission de notre Ministre des Affaires étrangères n’a pas besoin d’être souligné. L’impression a été si fâcheuse que les Sénateurs américains que Pineau devait rencontrer, se sont dispersés à l’heure choisie et que notre Ministre a dû renoncer à les entretenir.
La formation intellectuelle de M. Pineau s’accorde mal avec celle des Américains et il a manqué d’habileté et de psychologie à leur endroit. Sa manière de froid réaliste qui ne tient compte que des faits matériels sent le marxisme d’une lieue. L’esprit missionnaire de Foster Dulles en est naturellement choqué, surtout lorsqu’on lui dit qu’en se refusant à multiplier les contacts avec le monde communiste, on dresse un rideau de fer devant l’autre qui s’entrouvre et l’on va ainsi contre ses propres principes. En fait, la politique Pineau demeure pour l’étranger européen ou américain équivoque et suspecte. Elle représente précisément le type de socialisme qui partout a succombé à la dictature : l’ombre de Kerenski l’accompagne.
Cette méfiance comporte quelques raisons, mais aussi une part d’injustice. Car, comme le faisait remarquer Lippmann, l’Occident est représenté par un vieillard rigide et de plus en plus discuté, Adenauer, un ministre harcelé par des difficultés internes telles qu’il perd souvent le contrôle de sa propre politique, Anthony Eden, et à Washington par un président malade et un ministre sans imagination. Quand Pineau parle d’immobilisme, c’est bien le cas d’appliquer le mot. On ne peut pas indéfiniment laisser les Russes jouer seuls. Il faut réagir, ou bien par une contre-offensive d’envergure planétaire ou bien en abondant dans leur sens, en multipliant les contacts, ce qui les obligerait peut-être à se démasquer ou bien les entraînerait plus loin qu’ils ne l’entendent jusqu’à leur faire perdre le contrôle d’une situation dont personne ne peut se dire maître aujourd’hui ; le « risque calculé » pourrait aboutir à un bouleversement. Cette politique esquissée par Pineau comporte beaucoup d’aléas et demanderait pour être appliquée une cohésion de l’Occident qui est loin d’être réalisée. Et même formulée avec plus de précision et d’éclat, elle ne peut être mise en mouvement par une Nation comme la nôtre engagée dans une lutte difficile que personne n’appuie de l’extérieur. Mais devant le néant où nous sommes, des idées même discutables méritent l’attention. A tout prendre, la résistance passive n’est pas une attitude diplomatique.
CRITON