Criton – 1956-06-23 – Combinazione

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Le Courrier d’Aix – 1956-06-23 – La Vie Internationale.

 

Combinazione

 

Le rapport Krouchtchev contre Staline est un événement historique dont l’importance grandit chaque jour. Pour ceux qui, comme nous, ont suivi la carrière du dictateur soviétique, ce rapport ne contenait aucune révélation d’importance ; mais pour tous ceux qui avaient la « foi », il a fait l’effet d’un tremblement de terre. L’avenir du mouvement communiste en sera radicalement modifié. Il ébranle en effet un dogme du matérialisme historique de Karl Marx, à savoir que le déterminisme des faits ne dépend pas de la volonté d’un homme. Il faudra donc réviser le « catéchisme » marxiste-léniniste, ce qui est sérieux.

 

L’Interview de Togliatti

C’est le leader italien Togliatti qui hier, dans une interview sensationnelle a ouvert le débat de conscience, et adressé aux dirigeants actuels du Kremlin les premières critiques ouvertes contre l’autorité de Moscou. Désormais, a-t-il dit, le communisme italien suivra « son propre chemin ». Les Partis frères de France, d’Angleterre et de Scandinavie ont approuvé Togliatti et s’apprêtent à suivre le mouvement.

Tel est l’aspect des choses, et c’est ce qui a frappé les observateurs du monde entier. Ils y voient tous le début d’une désagrégation de l’internationale communiste.

La situation est beaucoup moins simple.

 

Le Partage des Rôles

Primo : il est certain que Krouchtchev et son entourage, en laissant publier le document, avaient parfaitement prévu le débat et la crise qui s’en suivrait. Ils ne s’en sont guère souciés.

Secundo : Togliatti qui connaît tous les secrets du communisme russe depuis trente ans et a servi Staline fidèlement, n’est pas allé voir Tito pour rien à la veille du voyage de celui-ci à Moscou. On se souvient aussi que Thorez et sa femme avaient visité Togliatti à Rome récemment.

Tertio, interrogé hier au sujet de Togliatti, Krouchtchev a répondu que le leader italien ne pouvait dire que des choses excellentes. Mikhoian qui venait de lire l’interview ne l’a pas davantage dénoncée comme une erreur. Tout cela prouve que le désaccord si manifeste en paroles, n’est pas tellement profond en réalité. Ne serait-ce pas plutôt une tactique concertée ?

 

La Crise du Communisme Italien

Notons d’abord qu’en Italie, le recul du communisme était manifeste depuis un an. Aux élections syndicales d’abord, la C.G.I.L. (C.G.T. italienne) avait perdu beaucoup de voix ; aux récentes élections municipales, ce recul s’est confirmé. Il ne faut pas oublier que les Italiens savent ce qu’est une dictature. Ils ont subi Mussolini et n’ont pas grand goût dans l’ensemble pour une nouvelle expérience, fût-elle celle de la dictature du prolétariat. L’allié socialiste et adversaire en même temps de Togliatti, Pietro Nenni, a été le principal bénéficiaire de l’échec de son partenaire. Pour maintenir l’alliance, il faut donc que les communistes se rapprochent de la démocratie et pour cela manifestent une certaine indépendance à l’égard de Moscou. La conquête du pouvoir doit se faire par les voies légales et seule l’union des forces de gauche peut la réaliser ; pour réaliser cette union, il faut que le Parti communiste se présente comme un parti national, indépendant de l’étranger.

Il faut bien comprendre que Krouchtchev, pas plus Staline ne se sont souciés de ce que pensent les communistes des autres pays. Ils l’ont maintes fois prouvé. Pour l’un comme pour l’autre, le communisme n’est qu’un moyen pour s’assurer la domination du monde. Ils ne font pas davantage scrupule des déguisements dont s’affublent leurs suivants à l’étranger, pourvu qu’ils servent leurs desseins. Mais ils se sont déclarés contre le maintien de Bizerte comme base militaire française en Tunisie, ce qui intéresse beaucoup Moscou et Le Caire. En Allemagne Orientale, la déstalinisation n’a pas eu grand écho parmi les maîtres du pays. Le « barbu » Walther Ulbricht, objet de la haine populaire, est solidement en place quoique stalinien éprouvé. Il vient de faire édicter de nouvelles peines pour empêcher la jeunesse de passer en Allemagne Occidentale.

 

Le Communisme Polycentrique

Le mot-clef de la situation, c’est encore Togliatti qui l’a fourni. Le communisme désormais sera « polycentrique » ; c’est aussi la pensée de Tito. Ce qui n’a pas empêché le dictateur yougoslave de déclarer qu’il avait les mêmes buts que la Russie soviétique et qu’il marcherait avec elle dans la paix comme dans la guerre. On discute de savoir s’il a voulu dire dans la guerre passée ou dans l’éventualité d’une future ; laissons sa pensée dans le vague. Pour notre part, nous n’avons jamais douté du fond. Ce n’est pas le triomphal voyage des deux hommes, Krouchtchev et Tito, qui nous fera changer d’avis. Qu’en pense Mister Dulles ?

Pour conclure donc : la crise de conscience et les tempêtes soulevées par Krouchtchev sont le résultat, non d’une improvisation, mais d’un plan mûri depuis un an. Reste à savoir si le parti « polycentrique » ne sera pas plus redoutable que le parti monolithique.

 

Le Sens du Neutralisme

Repassons l’Atlantique. Une controverse assez curieuse s’est élevée sur l’attitude des Etats-Unis à l’égard du neutralisme. Controverse qui s’était éveillée dans l’opinion depuis le voyage de Soekarno, le Président indonésien, à Washington. Eisenhower et Dulles ont presque simultanément exprimé des opinions opposées qui dépassent la nuance habituelle entre les propos du Président qui sont conciliateurs et ceux du Secrétaire d’Etat qui sont intransigeants. Jusqu’ici, il s’agissait d’une divergence tactique sur un accord fondamental. Mais ici, le Président voit dans le neutralisme, d’abord un droit pour la nation dont l’intérêt n’est pas de s’engager et même un avantage pour les Etats-Unis eux-mêmes qui auront à trouver les moyens de convaincre ces pays de leur désintéressement et des avantages qu’ils auront à cultiver leur amitié. Dulles au contraire voit dans le neutralisme une trahison à la cause du Monde libre et le risque de faire pencher ainsi les forces du côté du communisme, et pour les Neutres eux-mêmes d’être un jour absorbés par lui. Thèse qu’il a affirmée en même temps qu’Adenauer qui venait le visiter. Cette visite a d’ailleurs donné lieu à des commentaires contradictoires. On a dit que le vieux Chancelier était le dernier protagoniste de la guerre froide et qu’aux Etats-Unis il paraissait dépassé par l’état  de l’opinion qui croit au « new-look » soviétique et à la détente ; ce qui est assez exact, car les Américains croient toujours aux bonnes choses, comme la paix perpétuelle et la prospérité toujours croissante à un rythme régulier et indéfini. C’est l’aspect outre-Atlantique de cette imperméabilité à l’expérience qui avec l’oubli est un trait bien confirmé de notre humanité. Le voyage d’Adenauer n’a cependant pas été un échec. S’il n’a pas changé d’opinion sur les Moscovites, c’est qu’il n’avait pas de raisons de le faire et il n’est pas le seul.

 

Les Causes de l’Inflation

D’Amérique encore nous vient un intéressant rapport d’économistes sur la poussée d’inflation qui, à des degrés divers, a touché l’Europe Occidentale. Leurs conclusions sont intéressantes, car ils constatent le fait paradoxal que dans le pays qui souffre le plus de l’inflation, l’Angleterre où les prix ont monté beaucoup plus qu’ailleurs, et plus vite même que les salaires, c’est précisément dans ce pays que la masse monétaire, tant en valeur absolue que par rapport au volume de la production industrielle, a le moins augmenté. Les moyens de paiement ont même diminué de 11% par rapport à cette production depuis 1952. Un phénomène analogue s’est produit en Suède où l’inflation est également sensible, alors qu’en France, où elle ne l’est guère jusqu’ici du moins, la masse monétaire a augmenté de 45%, et l’excédent des moyens de paiement atteignait 24% en 1955. Sans doute, nul n’ignore que l’inflation a d’autres causes que l’expansion de la masse monétaire. Mais tout de même … voilà des chiffres qui feront réfléchir les économistes. Ils ont eu tant de surprises, que celle-là ne les confondra pas.

 

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