Criton – 1956-06-16 – L’Invasion Pacifique

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Le Courrier d’Aix – 1956-06-16 – La Vie Internationale.

 

L’Invasion Pacifique

 

La seconde maladie d’Eisenhower, coïncidant avec une nouvelle poussée de dynamisme soviétique, ajoute un élément de trouble à une situation déjà difficile.

On ne peut encore savoir si le Président des Etats-Unis sollicitera le renouvellement de son mandat. La charge est très lourde, excessive déjà pour un homme en plein possession de ses moyens physiques. Si comme prévu, la santé d’Eisenhower se rétablit, les pressions qui s’exercent sur lui prévaudront.

 

La Position d’Eisenhower

Beaucoup aux Etats-Unis et ailleurs se demandent si ce second terme est souhaitable. La question est complexe : d’une part Eisenhower jouit d’un prestige personnel considérable. Il fait dans l’opinion américaine l’union sacrée. Comme militaire, on estime que la défense est en bonnes mains. Comme administrateur, la prospérité actuelle des Etats-Unis, bien qu’elle soit un peu plus discutée présentement, passe pour être son œuvre. Il se peut qu’elle se fût affirmée en tout état de cause. Les grandes évolutions économiques sont des phénomènes encore mal connus que l’on a tort de croire susceptibles d’être dirigés à volonté. Cependant, l’Administration Eisenhower a certainement contribué à donner une impulsion à des facteurs favorables et cela est capital pour le public des U.S.A.

Par contre, dans l’ordre international, le tandem Eisenhower-Dulles est, à notre avis, le plus faible que les Etats-Unis aient connu depuis la guerre. Même la direction Truman-Acheson avait eu plus d’inspiration. Les qualités morales, la sagesse et le sens de la conciliation du président Eisenhower ne suffisent pas à faire front à l’astucieuse politique du Kremlin et du Caire ; on ne voit malheureusement pas chez les Démocrates ni chez les Républicains une personnalité qui ait l’autorité et le dynamisme nécessaires pour remonter la pente et arrêter la dégradation rapide des positions occidentales. Une phase particulièrement critique qui peut décider de l’avenir du monde va se présenter inévitablement et à bref délai. L’homme du destin n’est pas désigné.

 

L’Action Idéologique du Kremlin

Du côté de l’Orient, les événements vont grand train. Sur le plan idéologique, tout dépend des résultats du long voyage de Tito en Russie. Partie serrée, comme nous l’avons vu. La déstalinisation ne va pas partout du même pas. Elle se heurte à des résistances spontanées en France, calculées au contraire en Albanie et en Tchéco-Slovaquie aux frontières yougoslaves. Par contre, en Pologne et en Roumanie, elle semble avoir dépassé son objet et tourné à un réveil du nationalisme qui inquiète Moscou. En Allemagne Orientale, le vieil appareil est maintenu en place ; en Hongrie, la situation n’est pas éclaircie. Krouchtchev acceptera-t-il une formule de socialisme polyvalent et diversifié qui fournirait un large champ au Titisme et une amorce efficace pour des fronts populaires en Europe libre ? Ou bien la situation restera-t-elle confuse dans ce domaine ? Nous penchons dans ce dernier sens. Moscou ne lâchera pas la proie pour l’ombre.

 

L’Action Économique

Dans le domaine économique, le bouillant travailliste de gauche Bevan voit juste quand il annonce une offensive d’un style inédit de la part des Soviets. Une invasion dans les pays non engagés de techniciens de toute nature qui vont prendre position, partout où les Occidentaux se sont manifestés jusqu’ici. L’Orient, l’Asie du Sud, l’Afrique non coloniale, l’Amérique latine vont recevoir des offres de traités bilatéraux comportant l’achat de marchandises, en échange de fournitures industrielles que les Russes transformeront sur place en usines et en barrages. Peu d’intéressés pourront ou voudront refuser cette aide « désintéressée ».

 

L’Action Militaire

Ce qui n’exclut pas d’ailleurs une offensive militaire d’un style également nouveau. L’U.R.S.S. fournit des bateaux de guerre modernes à l’Egypte. Nasser poursuit son plan. Au Maroc oriental proche de l’Algérie, il équipe et ravitaille une armée qui échappe complètement à l’autorité du Sultan. Au Sud du Maroc, une autre force de même origine cherche à désorganiser les projets de mise en exploitation des richesses nouvellement découvertes entre l’Algérie et le Sénégal. Colomb-Béchar ne tardera pas à être visé, puis ce sera le tour du Fezzan et du Tchesti (Cesti ?) à l’Est. Le Soudan est l’objet d’une prospection où Egyptiens et Russes se relayent. Mais c’est surtout Aden qui est en cause ; l’Emir du Yémen et son fils sont à Moscou pour solliciter ouvertement l’appui des Russes pour chasser les Anglais d’une région qu’ils convoitent. Chepilov retourne au Caire pour fêter le départ du dernier soldat anglais de Suez, et coordonner l’action pan-arabe.

 

Staline et Krouchtchev

Pour les Russes, le problème est le même qui se posait naguère à Staline à l’endroit des Chinois. S’en servir pour démolir les positions occidentales sans leur laisser la possibilité de s’évader de la tutelle soviétique. C’est là d’ailleurs où le vieux Tsar rouge et Molotov étaient maîtres. Ils ne se hâtaient jamais, poussaient les pions, trahissaient leurs promesses, revenaient avec de nouveaux plans quand l’accès de ressentiment était passé, ne donnaient jamais grand-chose et se servaient de tout et de tous sans scrupule et sans qu’on puisse deviner à l’avance leur choix.

Krouchtchev n’a pas ce sang-froid. Il vient de faire une grosse « gaffe ». En confiant à Guy Mollet ses propos cyniques sur l’Allemagne – que celui-ci a répétés à Adenauer – il a donné au Chancelier allemand un argument massue pour désarmer son opposition qui lui reprochait de ne rien tenter pour la réunification de l’Allemagne, et cela à quelques jours du voyage d’Adenauer à Washington. C’est la précipitation qui a perdu Hitler. Le point faible de l’équipe Krouchtchev-Chepilov est le même.

 

Falsification de l’Histoire

Nous ne nous laissons pas d’étudier le monumental acte d’accusation dressé par Krouchtchev contre Staline. A une déformation de l’histoire que les Bolcheviks avaient organisée pendant trente ans avec une application déconcertante succède une autre déformation non moins évidente : on démolit des faux par d’autres faux.

Nous avons eu la curiosité de nous reporter à nos notes de 1941. Krouchtchev prétend que Staline ne prévoyait pas l’agression hitlérienne contre l’U.R.S.S., comme si, avec l’espionnage dont les Russes disposaient, la concentration de plusieurs millions d’hommes en Pologne pouvait passer inaperçue ! Au début d’Avril 1941, nous notions que l’assaut contre la Russie était prévu pour fin Mai (on sait qu’il fut retardé par la campagne yougoslave). Mieux encore, Staline avait dépêché en mars Molotov pour dissuader Hitler de l’attaquer en proposant un nouveau partage de l’Europe. Le 17 avril, nous notions le brusque changement de ton de la Radio russe à l’égard de l’Allemagne jusqu’ici traitée amicalement. A ce moment, nous notions également que les Soviets prévoyaient qu’en trois semaines, les Allemands seraient devant Moscou. L’État-Major russe avait organisé là  la ligne de résistance. Pour retarder l’avance allemande, Staline entendait sacrifier deux armées énormes, mais de peu de valeur militaire, l’une à 50 kilomètres de la nouvelle ligne frontière, l’autre en avant de Smolensk pour encombrer les arrières allemands de prisonniers. Ces plans avaient été révélés, dit-on, par les Allemands eux-mêmes et transmis aux Etats-Unis, et c’est la radio américaine qui l’avait diffusé et par là que nous l’avions appris ! Krouchtchev prend son auditoire pour bien mal instruit ou sans mémoire. Il est vrai que la propagande n’a cure de ces détails : plus le mensonge est gros …..

 

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