Criton – 1956-06-09 – La Nouvelle Guerre Froide

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Le Courrier d’Aix – 1956-06-09 – La Vie Internationale.

 

La Nouvelle Guerre Froide

 

Nous avons eu cette semaine deux nouvelles à sensation : la publication par les soins du Département d’Etat américain du discours prononcé par Krouchtchev, le 25 février, démolissant l’idole stalinienne, et la démission de Molotov, remplacé par l’ex-directeur de « La Pravda », Dimitri Chepilov. A vrai dire, ces événements ne font que confirmer ce que nous savions déjà ; un commentaire n’est cependant pas superflu.

 

Les Mensonges de Krouchtchev

Si les Américains ont obtenu et publié le texte du discours Krouchtchev, c’est que celui-ci leur en a fourni l’occasion : il avait laissé des copies s’égarer à dessein. Ébruité d’abord, il fallait laisser le temps à l’opinion des fidèles d’évoluer avant de les mettre en face de la réalité. Les adversaires, eux, savaient depuis longtemps à quoi s’en tenir – ce qui ne veut pas dire que Krouchtchev a dit la vérité. Au contraire, le réquisitoire contre Staline est farci de mensonges habiles parmi des faits avérés. Il serait très instructif de les disséquer par le menu ; nous n’en exposons que le plus gros.

 

Les Relations de l’U.R.S.S. et de la Chine

Krouchtchev a dit qu’entre 1948 et 1950, Staline avait failli brouiller l’U.R.S.S. avec la Chine de Mao en cherchant à lui imposer des conditions qui ressemblaient au pire colonialisme (sic). Cela pour montrer aux Chinois, qui sont précisément à l’heure présente assez mécontents de l’ « aide » fournie par Moscou (des articles parus dans le journal de Pékin en font foi), que leurs critiques sont mal fondées et que le temps où Staline leur jouait de mauvais tours (nos lecteurs se souviennent peut-être de l’affaire des filatures de Canton) est tout à fait révolu.

Il est vrai que Staline se méfiait des Chinois et entendait s’en servir pour ses fins politiques, tout en les maintenant en difficulté pour éviter qu’ils ne lui échappent. Mais la période 1948-1950, celle où fut montée la guerre de Corée fut au contraire la période d’accord complet. Staline en « absentant » son délégué au Conseil de Sécurité pour éviter d’être obligé d’opposer son veto, avait laissé celui-ci mettre en mouvement la résistance à l’agression Nord-Coréenne, Staline voulait engager les Etats-Unis militairement en Corée du Sud et les y faire battre ; l’affaire faillit réussir. Les Américains ne purent se maintenir que de justesse à l’extrême pointe de la Corée et se rétablirent ensuite à grand peine. Staline pensait que l’offensive Nord-Coréenne, même si elle échouait, créerait un tel mouvement d’opinion aux Etats-Unis que ceux-ci chercheraient un compromis.

Au début, Staline crut s’être trompé ; Mac Arthur finit par battre les troupes de Kir II Sun et marcha sur le Yalu. Les Chinois hésitaient à intervenir. Ce n’est que grâce à leur espionnage que les Russes apprirent, sans doute par Burgess le traitre anglais, que Truman avait interdit à Mac Arthur de franchir le Yalu et même de bombarder les arrières chinois. Ceux-ci alors se lancèrent à l’attaque, firent reculer Mac Arthur, ce qui permit à Truman de le limoger. La puissance militaire de l’Occident avait subi son premier revers. Son prestige était ébranlé : Chinois et Russes triomphèrent. Dien Bien Phu a fait le reste. Ce n’est qu’après ce dernier événement – Staline étant mort – que Russes et Chinois eurent quelque peine à s’accorder ; les Chinois voulaient pousser leur avantage. Les Russes refusèrent leur appui. En échange, ils offrirent une collaboration économique et des crédits et la restitution des ports mandchous. Les Russes firent en Chine un gros effort. C’est Chepilov qui fut alors l’organisateur de la coopération étroite des deux pays.

 

Nouvelle Phase

Les choses aujourd’hui semblent aller moins bien. Les Soviets s’intéressent à l’Inde, à Tito et à Nasser, même à l’Amérique latine. Ils recommencent à craindre la puissance chinoise enrégimentée sous le prétendu communisme, prévoient les difficultés en Mongolie et au Tibet (où l’on dit qu’ils soutiennent les rebelles). L’heure où ils pouvaient tenir la Chine est passée. Staline et Molotov avaient prévu ce moment-là et cherché à le retarder.

 

Chepilov

La disgrâce de Molotov était prévue depuis deux ans. En fait, il ne jouait plus qu’un rôle secondaire et intermittent quand, comme à la seconde Conférence de Genève, les Russes ne voulaient rien conclure. Chepilov son successeur est lui aussi un dur, plus fanatique que Molotov qui se souciait moins de doctrine que d’action diplomatique où il était un maître. Au surplus, il est fort douteux que Staline, dont il exécutait avec Vichinsky les desseins, ait voulu, comme le prétend Krouchtchev, le supprimer. C’est plutôt Krouchtchev lui-même qui aurait été liquidé avec la complicité de Beria ou de Malenkov, selon les hauts et les bas de leurs faveurs respectives.

Molotov lui, demeure résolument hostile à la nouvelle politique ; hostile à toute concession, comme la libération de l’Autriche, il croit que le rideau de fer est une protection sûre et que le communisme international doit rester monolithique et se garder de tout compromis. Il craint une désagrégation de l’empire qu’il a édifié et surtout les ambitions de Tito, qui voudrait sous prétexte de faire admettre la légitimité de plusieurs formes de « socialisme » détacher petit à petit les satellites européens de la domination russe en commençant par la Bulgarie et l’Albanie. La rencontre actuelle de Tito et de Krouchtchev sera la pierre de touche de la nouvelle politique. Tito cachera-t-il son jeu, se montrera-t-il patient et en apparence docile pour pousser plus à fond la politique russe vers la détente ? C’est fort probable. Mais il se peut qu’il se laisse tenter de formuler des exigences qu’il croit possible d’imposer, comme un partage d’influence dans les Balkans du Sud.

Chepilov en accord avec Krouchtchev et d’un tempérament également dynamique, veut aller vite. Il croit que l’Occident est mûr pour que l’on pousse à fond l’offensive de la détente afin de neutraliser en Europe les résistances de la Social-Démocratie. Les événements récents semblent lui donner raison. Les élections italiennes n’ont donné qu’un résultat bien net : un redressement sensible du parti Saragat, social-démocrate qui fait partie de la coalition gouvernementale actuelle et qui cherche une ouverture à gauche, c’est-à-dire l’entente avec le Parti de Nenni, lui-même associé aux communistes.

En France, Moscou envoie à Paris Malenkov pour préparer le terrain et orienter la politique que devront suivre Boulganine et Krouchtchev quand ils viendront à leur tour en France. Une fois l’unité de la « classe ouvrière » ressoudée, l’Europe serait ceinturée et la victoire finale bien en vue.

Le bruit court en Italie, où Togliatti revient de sa visite à Tito, que Krouchtchev, pour s’assurer le succès en France, liquiderait en bloc Thorez, Duclos et ses acolytes pour leur substituer une nouvelle équipe, l’ancienne étant jugée incapable de réussir l’unité. On les accuserait de stalinisme et l’affaire serait réglée. La polémique entre Tito et « l’Humanité » serait assez révélatrice à cet égard.

Nous verrons bien. Ce qui est sûr, c’est qu’avec Krouchtchev et Chepilov on peut s’attendre à des initiatives vigoureuses. Dictature pas morte, disait l’autre.

 

                                                                                            CRITON