Criton – 1956-06-02 – Les Faiblesses de l’Occident

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Le Courrier d’Aix – 1956-06-02 – La Vie Internationale.

 

Les Faiblesses de l’Occident

 

Dans une discussion récente entre éducateurs, quelqu’un notait cette vérité d’évidence : le Monde libre qui représente les valeurs spirituelles se comporte en matérialiste et le Monde totalitaire qui est matérialiste par doctrine est animé par une idéologie. En fait, le Monde occidental, et particulièrement sa jeunesse, avec le déclin du patriotisme, n’a rien à opposer au nationalisme des uns et au collectivisme des autres ; ce n’est pas que les valeurs morales et religieuses aient disparu, mais elles ne regardent que la vie intérieure ; elles ont pour une large part perdu leur puissance d’idée-force. Le déclin de l’Occident s’explique pour beaucoup par cette carence.

 

L’Enjeu Économique

De telle sorte que la lutte actuelle entre les deux Mondes se trouve placée, par nous-mêmes, sur le seul plan économique : quel système est susceptible d’obtenir l’élévation la plus rapide du niveau de vie ? Jusqu’ici, il n’est pas contestable que ce soit celui de l’économie des marchés et de libre entreprise. Il ne faut pas se dissimuler cependant que la partie est loin d’être définitivement gagnée.

 

Accroc aux Etats-Unis

Ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis est à cet égard hautement instructif. Il n’y a pas plus d’un mois, la conjoncture était à son sommet ; les marchés financiers d’Amérique avaient battu tous les records de leur histoire. Les économistes étaient unanimes, comme les industriels, à prévoir pour 1956 une activité sans précédent. Sans doute, on ne croyait pas que le rythme de la progression serait aussi rapide qu’en 1955 ; on savait qu’il y avait des points faibles, l’automobile et le matériel agricole en particulier. Néanmoins, on ne se préoccupait guère que de combattre l’inflation. Les augures avaient à plusieurs reprises relevé le taux d’escompte pour freiner les demandes de crédit.

Et voilà qu’en quelques jours, une chute brutale s’est produite ; le chômage s’est accentué dans l’automobile et a gagné plusieurs autres secteurs. Certaines matières premières ont plongé ; la bourse a brusquement reculé de plus de 10%. Une fois de plus, les techniciens de l’économie et de la finance s’étaient trompés. La récession ne sera sans doute pas très profonde ni très durable, mais le fait seul est grave. L’expansion continue n’est pas assurée.

 

Les Défauts de Structure

Ce qui nous permet de toucher du doigt les défauts de structure de toute économie de marché, et particulièrement celle des Etats-Unis. Nous en relèverons trois principaux :

 

Le Gigantisme des Entreprises

D’abord le gigantisme de certaines entreprises qui préoccupe les autorités et le Sénat : des affaires mondiales comme la « General Motors » pour l’automobile ou la « Standard Oil » de New Jersey pour le pétrole, remuent des sommes fantastiques de par le monde ; leur chiffre d’affaires dépasse le revenu national d’Etats importants ; leurs bénéfices portent sur des centaines de nos milliards. Ayant des intérêts partout qu’il faut défendre, ces entreprises commandent, dans une certaine mesure, l’action politique du Gouvernement qui est obligé de les appuyer. Sinon, l’économie même du pays serait en péril. Ce sont, par la force des choses, des états dans l’Etat et les deux puissances ont partie liée.

 

La Pression Syndicale

Le second point faible qui n’est pas particulier aux Etats-Unis – qui est même plutôt récent chez eux – c’est cet autre état dans l’Etat qu’est la puissance syndicale. Depuis la fusion des deux grandes centrales américaines A.F.L. et C.I.O., ces organismes exercent sur les entreprises une pression auxquelles elles sont de moins en moins capables de s’opposer. Elles poussent constamment aux augmentations de salaires. A un certain moment, le dilemme se présente, ou bien la hausse des prix et l’inflation, ou l’affaiblissement sinon la faillite des organismes producteurs. C’est actuellement le drame anglais qu’a souligné dans son dernier discours le Chancelier de l’Echiquier, MacMillan. De nouvelles revendications de salaires précipiteraient la catastrophe. L’Angleterre ne pourrait plus exporter assez de vivres, et la monnaie serait indéfendable. Nous en sommes, en France, au même point. On lutte désespérément pour empêcher le jeu de l’échelle mobile qui emporterait le Franc.

 

L’Instabilité du Prix des Matières Premières

Le troisième point qui n’est pas moins grave dans la lutte économique entre l’Est et l’Ouest, c’est l’instabilité du prix des matières premières : prenons le cuivre, par exemple, qui après avoir doublé en deux ans vient en quelques mois de s’effondrer de plus de 400 livres la tonne, à moins de 300 ; le café et le cacao, de première importance pour beaucoup de pays sous-développés, ont connu des vicissitudes semblables. On conçoit quelle gêne peut apporter aux prévisions budgétaires des Etats, des entreprises et des particuliers producteurs, de pareils soubresauts. La stabilisation des prix des matières premières est constamment à l’ordre du jour. En fait, aucun progrès sérieux n’a jamais été réalisé dans ce sens.

 

Ils n’existent pas en U.R.S.S.

Ces trois points de faiblesse n’existent pas pour l’U.R.S.S. et ses associés : 1° l’Etat est maître de la production. Il n’a que ses intérêts propres à défendre ; 2° le syndicalisme y est pratiquement inexistant puisqu’il n’a aucun pouvoir, surtout pas celui de grève ; 3° l’Etat fixe lui-même le prix des produits de base pour une durée absolument illimitée tant à l’intérieur que dans ses contrats avec l’extérieur dont il a le monopole.

Ces différences ne sont pas nouvelles. Mais elles prennent une importance capitale au moment où la lutte s’engage entre les deux Mondes sur le terrain économique.

 

Tito à Moscou

Revenons à l’actualité spectaculaire. Tito se rend à Moscou. Boulganine a affirmé toute l’importance que la Russie attache à cette visite ; la veille même du voyage, le leader communiste italien Togliatti s’est rendu à Belgrade et a conféré avec le Maréchal. L’événement a constitué pour beaucoup une surprise. L’explication est pourtant claire. Nous l’avons donnée ici par avance : le but de la politique de la détente et du sourire est la formation en Europe occidentale de fronts populaires. C’est même son objectif essentiel. C’est pourquoi l’U.R.S.S. a fait tant de cadeaux, de concessions et de platitudes à Tito depuis un an. C’est lui qui peut exporter la formule collectiviste qui venue de la Russie fait peur aux Socialistes qui voient leurs idéaux menacés et leurs troupes absorbées par le redoutable parti frère. Mais le Titisme n’est pas le Bolchévisme. Il représente, en apparence bien entendu, un compromis entre la démocratie et le totalitarisme que les pays très évolués ne pourraient supporter sans contrainte. Et cette contrainte, les Soviets n’ont pas les moyens de l’exercer.

Le jeu à Moscou entre Tito et Krouchtchev va être très serré. Si ce dernier veut laisser le Maréchal étendre ses ambitions, le Titisme peut gagner à la fois l’Occident libre et aussi les satellites européens de l’U.R.S.S. qui n’y sont que trop disposés. Les Russes risquent de perdre le contrôle de leurs annexions, sans pour cela s’assurer de l’obédience des pays encore libres. Il s’agit pour Krouchtchev de désagréger l’Occident politiquement et socialement, sans lâcher trop la bride en Pologne et ailleurs où des remous sont déjà sérieux.

Sur quelles bases les deux confrères vont-ils s’entendre ? Nous ne le saurons pas tout de suite. Ce n’est que par recoupement et à mesure que l’action de Tito s’exercera que nous devinerons ce que sont au juste ses relations avec le Kremlin. Ni l’un, ni l’autre ne se font d’illusions. Ils se connaissent trop bien pour se laisser mutuellement « rouler ». Il ne s’agit plus pour Tito de capter des Dollars … ou des Francs.

 

                                                                                            CRITON