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Le Courrier d’Aix – 1956-05-26 – La Vie Internationale.
L’Équilibre Difficile
Nous avons constamment observé que l’opinion est lente à prendre conscience d’un changement historique. Les Américains commencent à peine à réaliser que les Etats-Unis ont cessé d’être la puissance dominante dans le monde. Nous avons suivi ici la dégradation progressive de cette prépondérance depuis dix ans. L’opinion européenne elle-même, mieux avertie, cherche à adapter son attitude à cette situation nouvelle. Quelle sera la position de chacun entre les deux compétiteurs, les U.S.A. et l’U.R.S.S., qui disposent maintenant de moyens égaux, militaires et politiques ? L’immense avantage économique de l’Amérique étant en partie équilibré par la faculté qu’ont les Russes de disposer de leurs ressources à n’importe quel prix sans se soucier d’en priver leurs concitoyens.
L’Arme Atomique
Nous avons répété ici, à intervalles, que la paix du monde ne serait vraiment menacée que le jour où les Soviets auraient les moyens d’écraser les marchés du Monde libre et par là, de les acculer à une crise qui déséquilibrerait leur économie ; ce jour est encore lointain. On l’aperçoit cependant à l’horizon.
Les Diamants Soviétiques
Les Russes ont annoncé récemment la découverte en Sibérie, à Yakoutie d’immenses gisements de diamants. Il est difficile de contrôler, mais le fait n’est pas invraisemblable. Or, le monopole du diamant, jusqu’ici aux mains de l’Occident, réside en Afrique du Sud. C’est un des piliers de l’économie capitaliste ; c’est aussi dans ce pays que l’on extrait 60% de l’or du monde ; sans jouer le même rôle qu’autrefois, l’or est encore un des fondements de l’économie libre. Or, l’Afrique du Sud est un pays où couvent les risques d’une explosion sociale. Deux millions et demi de blancs, d’ailleurs divisés entre eux, dominent neuf millions d’hommes de couleur. Malgré la vigilance des autorités, les Soviets sont particulièrement actifs dans cette région. Ils sont alliés, comme en Afrique du Nord, au racisme et au nationalisme indigène. La situation est encore relativement calme, mais on peut mesurer quelles répercussions aurait une désorganisation de la production dans cette région du monde, toute proche par ailleurs, des réserves essentielles de cuivre et d’uranium qui elles, alimentent pour une large part les industries de l’Occident.
L’Effritement de l’Empire Britannique
Pour l’heure, c’est l’Angleterre qui a, après la France, à faire face aux difficultés majeures suscitées par le nationalisme et le communisme alliés. Après Chypre et Ceylan, c’est Singapour et Aden – les deux bases qui demeurent de la grande ligne impériale – qui sont en cause.
Singapour
Singapour, après la Malaisie, avait reçu de la part des Anglais des promesses d’indépendance ; les difficultés ont surgi quand il s’est agi de les définir ; le Premier ministre David Marshall est venu avec les représentants des autres partis discuter à Londres. Les pourparlers ont échoué. Les Anglais veulent conserver le contrôle des installations militaires et aussi s’assurer le cas échéant du maintien de l’ordre. Singapour est une ville à majorité chinoise et les communistes y sont nombreux. Une crise va s’ouvrir, car David Marshall ne bénéficie que d’un soutien précaire de ses alliés chinois dont l’attitude est ambigüe. L’Australie et la Nouvelle-Zélande sont directement intéressées au sort de Singapour. Les Anglais et leurs Dominions du continent austral vont avoir à jouer une partie difficile, et peut-être un jour sanglante, pour éviter une main-mise communiste sur ce point vital en Extrême-Orient.
Aden
La forteresse d’Aden, le Gibraltar de l’Océan Indien, est aussi menacée, cette fois par les tribus Yéménites et Saoudites qui l’entourent. Nasser d’un côté et Ibn Saoud de l’autre organisent la rébellion. On n’en est encore qu’aux accrochages, mais l’affaire mûrit lentement. L’axe Moscou-Le Caire poursuit son plan.
Évolution des Neutres
Il n’y a d’ailleurs pas que les Occidentaux à s’en émouvoir. Les nations non engagées s’inquiètent déjà d’une rupture possible de l’équilibre entre les deux Blocs qui fait leur propre force. Le nouveau Premier ministre de Ceylan, neutraliste et qui entend liquider la base anglaise de Trincomalee chez lui, a déclaré contre toute attente, qu’il était intéressé au maintien de Singapour dans l’orbite du Commonwealth. Les Français ont appris, d’autre part, avec quelque surprise, les propositions de règlement de l’affaire algérienne faite par le Pandit Nehru. A rapprocher également de la visite que fait à Washington où il est reçu avec cordialité et honneurs, le président Soekarno d’Indonésie et ses déclarations très nettes d’un neutralisme vigilant, ce qui peut surprendre si l’on se rappelle les relations étroites que le Parti de Soekarno entretient avec les communistes.
Une évolution nouvelle se dessine donc et qu’il faudra observer dans le groupe de Bandoeng, le camp Nasser lié à Moscou contre l’Occident, et le camp Nehru qui veut demeurer à l’écart des deux Blocs et n’en favoriser aucun ; la position d’équilibre est toujours la plus difficile et se maintient rarement longtemps. A mesure que la balance penchera en faveur du Bloc, Le Caire – Moscou – Pékin, Nehru et ses suivants seront obligés de faire contre-poids, sous peine d’être écrasés. Nous avons toujours pensé d’ailleurs que Nehru, par-delà son attitude de grand politique, était de sentiment pro-occidental.
Les Américains qui ont perdu la guerre froide vont peut-être y gagner quelque chose. Chaque événement a deux aspects, mais tant qu’ils étaient les plus forts, ils vont retrouver des sympathies à mesure que l’on doutera de leur supériorité. Le camarade Krouchtchev vante ses succès avec trop de cynisme. C’est ce qui ressort de plus intéressant du voyage de nos deux ministres à Moscou. Staline maniait la peur à bon escient et ne s’en flattait pas. Krouchtchev parle trop et son jeu est transparent. La politique du sourire pourrait avoir son revers, susciter plus de méfiance que d’approbation.
La Querelle des Trois Armes
Pendant ce temps, reprend à Washington la traditionnelle querelle des trois armes. Qui de l’Aviation, de l’Armée de terre ou de la Marine aura la plus large part des dotations budgétaires ? Chacune a son argument. Pour l’Aviation, la guerre moderne dépend de l’arme aéro-atomique et les forces aériennes doivent être au centre de toute conception stratégique ; effectivement, elles ont obtenu la part du lion dans les crédits. Mais l’Armée réplique que les armes atomiques rendent impossible une guerre mondiale. C’est l’impasse. Les seules guerres possibles sont limitées, comme en Corée ou en Indochine, et pour les soutenir, il faut une armée adéquate, celle qui a manqué dans ces deux cas. Il faut la mettre sur pied et l’équiper à neuf. Pour la Marine, ce sont les engins téléguidés qui sont l’arme de l’avenir. Ce sont eux qui anéantiront l’aviation et les bases terrestres où elle s’appuie. La stratégie future reposera sur une flotte nucléaire qui, seule, a la mobilité nécessaire pour fuir l’attaquant et frapper à son tour l’ennemi au sol. Reste à savoir si les grands porte-avions sont invulnérables ; les aviateurs ne le croient pas. Heureusement, le désarmement est à l’ordre du jour.
CRITON