Criton – 1956-05-19 – New-Look en U.R.S.S.

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Le Courrier d’Aix – 1956-05-19 – La Vie Internationale.

 

New-Look en U.R.S.S.

 

A mesure que se développe le “New-look” soviétique et que les contacts se multiplient entre l’U.R.S.S. et l’Occident, on assiste de ce côté du rideau de fer à un phénomène inverse qui surprend et irrite les dirigeants russes : un raidissement des Partis démocratiques à l’égard du communisme. Cela a commencé par les Travaillistes anglais ; socialistes français et même italiens ont suivi. On a l’impression qu’ils prennent conscience du danger que la doctrine moscovite représente pour la réalisation de leurs propres idéaux. Même la réception du maréchal Tito dont la version du communisme est assez différente de celle du Kremlin, n’a pas soulevé à gauche beaucoup de sympathie et d’intérêt.

Le phénomène vaut d’être noté, car il est très général. Il ne s’explique pas complètement par la rivalité électorale entre partis soutenus par des clientèles voisines. Il y a, semble-t-il d’une façon plus profonde, une crise de conscience de la solidarité qui existe par-delà la lutte des classes, entre des hommes qui bénéficient d’une civilisation commune à laquelle l’idéologie orientale est fondamentalement opposée et peut-être définitivement hostile. A cet égard, la conférence que M. André Philip, socialiste français, a pu pour la première fois depuis 1917 tenir devant un auditoire universitaire soviétique est pleine d’enseignement ; la suppression du capitalisme ne suffit pas pour édifier une démocratie sociale.

 

Les Réformes civiles en U.R.S.S.

Les raisons concrètes de cette défiance ne manquent d’ailleurs pas. Les Russes ont récemment réformé leur Code Pénal et donné à leurs concitoyens des garanties contre une justice militaire et des condamnations pour des motifs idéologiques ou des infractions à l’ordre social ; mais il reste toujours la réserve de cas exceptionnels, cas de sabotage par exemple, dont l’interprétation est toujours extensible et la définition vague. De même pour les délits de manquement à la discipline du travail.

 

La Discipline du Travail

Précisons ce point : jusqu’ici, l’indiscipline était punie de prison ; cette sanction vient d’être abolie. Auparavant, celui qui quittait son usine sans autorisation était privé de son logement et contraint à une période de service obligatoire à salaire réduit. En octobre 1940, la peine fut aggravée d’une détention de prison, même pour des retards au travail injustifiés et répétés. Aujourd’hui, celui qui veut quitter son emploi peut le faire sans permission ; l’autorité judiciaire ne le poursuivra plus. Mais cet ouvrier perd tout droit d’ancienneté acquis dans l’établissement où il travaillait, il cesse de bénéficier pendant les six premiers mois accomplis dans son nouvel emploi des secours de maladie. Or comme en ce cas, il ne perçoit aucun salaire ni indemnité, ce secours était sa seule ressource. Il perd également ses droits à pension et congés acquis dans le premier établissement. Quant aux absences ou retards répétés, ils sont sanctionnés désormais : 1° par une amende et une réduction de salaire ; 2° par la suppression des primes d’ancienneté (qui s’ajoutent normalement au salaire) ; 3° – ce qui est plus grave – par un licenciement pur et simple avec inscription sur le livret de travail des infractions commises à la discipline ; cela naturellement sans aucune indemnité. On conçoit que dans un pays où tout emploi est donné par la bureaucratie de l’État, le malheureux n’a guère de chance de s’employer ailleurs, sinon à des besognes pénibles dont les autres se déchargent sur lui, et comme il n’existe pas en U.R.S.S. d’indemnité de chômage, l’ouvrier en question devra obligatoirement accepter tout emploi qui lui sera proposé.

Voilà en quoi consiste exactement la « normalisation » des rapports entre ouvriers et la bureaucratie et les chefs du personnel. On voit que pratiquement la suppression de la peine de prison ne change pas grand-chose au sort réel de ceux qui cherchent à se soustraire au règlement du travail soviétique.

 

Les Camps de Travail

De même pour les camps de travail forcé qui vont être progressivement liquidés. Ils sont remplacés par des établissements de rééducation au travail dont quelques-uns fonctionnent déjà. Ils sont effectivement moins durs que les mines de Kolyma en Sibérie orientale, mais plus que ne le sont en France les travaux de détenus de droit commun. On conçoit que les membres de la Société des Droits de l’Homme ne soient pas encore convaincus des libertés dont les travailleurs jouissent en Russie.

 

Le Communisme Titiste

A l’occasion du voyage de Tito en France, la question s’est posée de savoir si le communisme titiste donnait à ses sujets plus de satisfactions ; la principale différence consiste en ceci : que les établissements industriels, au lieu d’être soumis comme en U.R.S.S. à une direction centrale qui nomme les directeurs et agents responsable, les révoque s’ils ne satisfont pas au plan imposé ; en Yougoslavie les usines jouissent d’une certaine autonomie, et les ouvriers en principe participent à la nomination et même au contrôle des responsables. En fait, c’est un clan qui s’impose en accord plus ou moins direct avec les bureaux. Mais cette forme d’autonomie des entreprises, si elle permet souvent une certaine liberté aux participants, leur confère aussi une sorte de petit monopole local avec tous les privilèges que permet la dissimulation des méthodes et des profits au détriment de la collectivité. De petits états se constituent dans le grand.

Toute forme de socialisme aboutit d’ailleurs à créer des féodalités dès que la concurrence disparaît. Nous en savons quelque chose chez nous. Dans un pays moins évolué, les abus sont moins étendus mais infiniment plus marqués. De là à constituer une caste de privilégiés, il n’y a qu’un pas. C’est bien ce qui se passe dans les républiques yougoslaves. Finalement, la hiérarchie sociale est beaucoup plus rigide et plus manifeste que dans les pays les plus capitalistes, même aux Etats-Unis où l’éventail des rémunérations est, l’impôt personnel aidant, réduit et parfois inversé.

 

Le Problème du Désarmement

Nous avions raison de penser l’autre jour que le problème du réarmement allait rebondir. En effet, les Russes vont démobiliser douze cent mille hommes, et les Américains vont présenter de nouvelles suggestions. Reste à savoir si c’est bien de désarmement qu’il s’agit ou simplement d’une conversion de l’armée moderne à des conceptions stratégiques nouvelles imposées par les engins atomiques. C’est bien plus probablement parce que les grands effectifs n’auraient plus d’emploi dans une guerre future.

Néanmoins, cette réduction va mettre dans l’embarras les Occidentaux, et particulièrement l’Allemagne de Bonn qui jusqu’ici persiste à vouloir organiser une armée de 500.000 hommes. C’est évidemment elle que les Soviets visent, et il est probable qu’ils vont en entretenir MM. Mollet et Pineau à Moscou. Les Américains aussi qui avec leurs bases dispersées à travers le monde, également visées par les Russes, et la proportion énorme d’auxiliaires que comportent leurs effectifs militaires par rapport aux combattants proprement dits. Et les Anglais et les Français avec la dispersion imposée par leurs obligations Outre-Mer.

Les Occidentaux prendront acte de la démobilisation soviétique, mais exigeront pour suivre le mouvement un contrôle effectif des armements et particulièrement des engins nucléaires. C’est là-dessus que les Soviets devront tôt ou tard se prononcer. Sinon, le « New-look » militaire ressemblera aux autres aspects de la réforme, comme il est dit ci-dessus. De tout cela, l’opinion en Occident est plus avertie qu’auparavant, et cela est fort rassurant.

 

                                                                                            CRITON