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Le Courrier d’Aix – 1956-12-15 – La Vie Internationale.
De Quelques Échéances
La démission d’Hébert Hoover junior et son remplacement par le Gouverneur Herter comme second de Dulles au Département d’Etat symbolise le changement de direction des Etats-Unis à l’égard de l’Europe. La crise de mauvaise humeur passée, la nécessité est apparue, non seulement de rétablir la collaboration occidentale mais de sauver l’Angleterre et la France de la désastreuse situation où les avaient conduites l’aventure de Suez.
La Crise Financière Franco-Anglaise
Les chiffres en effet sont éloquents : la Livre déjà menacée ne pouvait supporter un nouvel assaut. Les réserves ne suffisaient plus à la maintenir ; en quelques semaines, la trésorerie britannique aurait dû renoncer à la défendre. Au mois d’avril prochain, le stock de devises fortes de la France serait épuisé et l’on aurait dû recourir à l’encaisse déjà faible de la Banque en or. Sinon, les importations anglaises et françaises auraient dû être contingentées. L’industrie, déjà menacée faute de carburant, devrait restreindre sa production.
Une crise économique dans les circonstances actuelles aurait des conséquences politiques et sociales incalculables. Les Etats-Unis ne peuvent pour leur propre sécurité, la laisser se développer. Il leur a paru urgent d’annoncer une aide massive. Un milliard 300 millions de dollars pour l’Angleterre afin que le calme se rétablisse sur le Marché des changes. D’autre part, le pool du pétrole et l’annonce de chargements de charbon supplémentaires ont permis de rassurer l’Europe sur ses approvisionnements en énergie.
L’effet est jusqu’ici purement psychologique. Les sommes mises à la disposition de l’Angleterre ne sont, en fait, que la mobilisation des réserves bloquées au Fonds Monétaire. Celles de la France ont déjà été tirées en principe. Mais les Etats-Unis ont fait savoir qu’au besoin ils iraient plus loin et qu’ils étaient résolus à ne pas laisser la situation aller à la dérive. En matière financière, ce sont les assurances qui comptent plus que les réalités.
L’Aide à l’Europe et l’Opinion Américaine
Il est certain que ce changement d’attitude américaine n’est pas facilement accepté par l’opinion. Beaucoup aux Etats-Unis pensent : « Ce sont les autres, nos vieux alliés qui, à notre insu, commettent des erreurs et c’est toujours nous qui soldons la facture ». Heureusement, les événements d’Europe centrale sont là pour faire accepter de nouveaux sacrifices. M. Dulles lui-même a pris soin de sonner l’alarme de la menace soviétique. Ces propos sont à notre avis, uniquement destinés à faire admettre une politique impopulaire d’aide à l’Europe.
Rien dans la situation actuelle de l’U.R.S.S. ne permet de croire qu’elle se prépare à un coup de force. Elle en serait fort incapable d’ailleurs avec la crise ouverte ou latente dans les pays satellites. De plus, les maîtres actuels du Kremlin ne sont pas des aventuriers. Ce sont des bureaucrates qui ont fait carrière dans leurs ministères. Quant aux militaires Joukov ou Koniev, ils connaissent trop bien les faiblesses de leurs armées pour être tentés de les lancer dans une guerre. Ils sont occupés à prévenir, si possible, un effondrement de leurs positions et à sauver l’empire de Staline en Europe, ce qui n’est ni facile, ni assuré. Sans doute essayent-ils de manier la peur pour empêcher l’adversaire de profiter de leurs difficultés.
On le sait fort bien à Washington, mais on se sert de cette peur pour agir sur le Congrès qui va avoir à se prononcer sur les crédits en janvier. La manœuvre est classique. Il serait absurde d’y voir autre chose.
La Position de l’Allemagne Orientale
Il est exact, il est vrai, qu’une révolte du type hongrois en Allemagne Orientale pourrait aggraver la situation et conduire, sinon à une guerre du moins à un conflit local sérieux. Mais les Allemands de l’Est ont reçu, tant du gouvernement Adenauer que des services américains l’ordre formel de se tenir tranquilles. Les manifestations doivent se limiter à maintenir le Gouvernement de Pankow en alerte, mais ne pas provoquer l’intervention russe. La population est assez avertie du danger pour ne pas allumer d’incendie. Ce serait d’autant plus insensé que la conjoncture travaille, si l’on peut dire, d’elle-même.
La Crise Économique en Europe Centrale
On n’a prêté jusqu’ici que peu d’attention à la crise économique qui s’aggrave en Europe Centrale et qui menace particulièrement la République d’Allemagne Orientale. Celle-ci en effet dépend, pour alimenter son industrie, du charbon polonais. Or Gomulka a fait un exposé précis de la situation. Les houillères polonaises ne produisent un peu plus qu’en 1949 que grâce aux heures supplémentaires et au travail du dimanche des mineurs. Le rendement, par ailleurs, a baissé et les exportations dont vit l’industrie polonaise tomberont en 1957 à leur niveau le plus bas. De plus, le faible pourcentage d’exportations devra être dirigé vers les pays d’Occident pour en recevoir en échange l’outillage indispensable. La D.D.R. privée du charbon polonais va connaître des difficultés s’ajoutant à une situation déjà tendue.
La position des Soviets dans l’affaire se présente comme un dilemme, ou bien aider les satellites par des livraisons suffisantes, ce qui dépasse de beaucoup leurs possibilités et les obligeraient à serrer encore la ceinture chez eux, ce qui pourrait faire éclater des mécontentements déjà apparents dans la population russe, ou bien permettre à la Pologne et à la Hongrie de recevoir une aide américaine, ce qui aurait des conséquences politiques équivalant à une véritable capitulation. Et cependant sans secours extérieur, tout le complexe économique élaboré depuis dix ans, qui a pour objet l’interdépendance des pays satellites d’Europe, est appelé à s’écrouler. C’est une affaire de mois. Ni Moscou, ni Varsovie ne se font d’illusion là-dessus.
D’ailleurs, c’est comme nous l’avons dit souvent, l’effondrement des plans quinquennaux en Europe Centrale qui est la cause principale des troubles actuels. Ce monde satellite se révolte parce qu’il ne peut plus vivre. Seule jusqu’ici la Tchécoslovaquie semble se maintenir à peu près d’aplomb. On comprend mieux, d’après ces considérations, l’importance que les Américains accordent au maintien de la prospérité en Europe libre. Le contraste entre les deux mondes doit être maintenu à tout prix. Sinon, les deux crises parallèles annuleraient leurs effets.
La Chine et l’U.R.S.S.
Le baromètre de la situation présente, nous le trouvons en Chine. Les Chinois ont trop besoin des Russes pour leur équipement pour les critiquer ouvertement. Mais ils manœuvrent très adroitement pour tirer parti de l’affaiblissement de Moscou. Il est manifeste qu’ils cherchent à se réconcilier avec les Américains. Ils ont confié à Nehru qui arrive à Washington, le soin de négocier leur entrée à l’O.N.U. Ils ont fait à Tchang Kaï Chek des propositions extravagantes, lui offrant un poste élevé à Pékin s’il rendait Formose à la Chine communiste. Ils ont publié le discours de Tito qui critiquait la politique soviétique en Hongrie. Même une mission chinoise s’est fait accompagner à Moscou par des capitalistes du Céleste Empire ressuscités pour la circonstance et que Krouchtchev a dû saluer, non sans quelque ironie d’ailleurs. Il n’y a pas de meilleurs signes de la faiblesse soviétique que ces manœuvres bien dans la manière des mandarins de jadis. Les onze du Kremlin ne savent trop comment faire front. Entre la terreur et la reculade, la troisième voie n’est pas encore trouvée.
CRITON