Criton – 1956-12-15 – De Quelques Échéances

original-criton-1956-12-15  pdf

Le Courrier d’Aix – 1956-12-15 – La Vie Internationale.

 

De Quelques Échéances

 

La démission d’Hébert Hoover junior et son remplacement par le Gouverneur Herter comme second de Dulles au Département d’Etat symbolise le changement de direction des Etats-Unis à l’égard de l’Europe. La crise de mauvaise humeur passée, la nécessité est apparue, non seulement de rétablir la collaboration occidentale mais de sauver l’Angleterre et la France de la désastreuse situation où les avaient conduites l’aventure de Suez.

 

La Crise Financière Franco-Anglaise

Les chiffres en effet sont éloquents : la Livre déjà menacée ne pouvait supporter un nouvel assaut. Les réserves ne suffisaient plus à la maintenir ; en quelques semaines, la trésorerie britannique aurait dû renoncer à la défendre. Au mois d’avril prochain, le stock de devises fortes de la France serait épuisé et l’on aurait dû recourir à l’encaisse déjà faible de la Banque en or. Sinon, les importations anglaises et françaises auraient dû être contingentées. L’industrie, déjà menacée faute de carburant, devrait restreindre sa production.

Une crise économique dans les circonstances actuelles aurait des conséquences politiques et sociales incalculables. Les Etats-Unis ne peuvent pour leur propre sécurité, la laisser se développer. Il leur a paru urgent d’annoncer une aide massive. Un milliard 300 millions de dollars pour l’Angleterre afin que le calme se rétablisse sur le Marché des changes. D’autre part, le pool du pétrole et l’annonce de chargements de charbon supplémentaires ont permis de rassurer l’Europe sur ses approvisionnements en énergie.

L’effet est jusqu’ici purement psychologique. Les sommes mises à la disposition de l’Angleterre ne sont, en fait, que la mobilisation des réserves bloquées au Fonds Monétaire. Celles de la France ont déjà été tirées en principe. Mais les Etats-Unis ont fait savoir qu’au besoin ils iraient plus loin et qu’ils étaient résolus à ne pas laisser la situation aller à la dérive. En matière financière, ce sont les assurances qui comptent plus que les réalités.

 

L’Aide à l’Europe et l’Opinion Américaine

Il est certain que ce changement d’attitude américaine n’est pas facilement accepté par l’opinion. Beaucoup aux Etats-Unis pensent : « Ce sont les autres, nos vieux alliés qui, à notre insu, commettent des erreurs et c’est toujours nous qui soldons la facture ». Heureusement, les événements d’Europe centrale sont là pour faire accepter de nouveaux sacrifices. M. Dulles lui-même a pris soin de sonner l’alarme de la menace soviétique. Ces propos sont à notre avis, uniquement destinés à faire admettre une politique impopulaire d’aide à l’Europe.

Rien dans la situation actuelle de l’U.R.S.S. ne permet de croire qu’elle se prépare à un coup de force. Elle en serait fort incapable d’ailleurs avec la crise ouverte ou latente dans les pays satellites. De plus, les maîtres actuels du Kremlin ne sont pas des aventuriers. Ce sont des bureaucrates qui ont fait carrière dans leurs ministères. Quant aux militaires Joukov ou Koniev, ils connaissent trop bien les faiblesses de leurs armées pour être tentés de les lancer dans une guerre. Ils sont occupés à prévenir, si possible, un effondrement de leurs positions et à sauver l’empire de Staline en Europe, ce qui n’est ni facile, ni assuré. Sans doute essayent-ils de manier la peur pour empêcher l’adversaire de profiter de leurs difficultés.

On le sait fort bien à Washington, mais on se sert de cette peur pour agir sur le Congrès qui va avoir à se prononcer sur les crédits en janvier. La manœuvre est classique. Il serait absurde d’y voir autre chose.

 

La Position de l’Allemagne Orientale

Il est exact, il est vrai, qu’une révolte du type hongrois en Allemagne Orientale pourrait aggraver la situation et conduire, sinon à une guerre du moins à un conflit local sérieux. Mais les Allemands de l’Est ont reçu, tant du gouvernement Adenauer que des services américains l’ordre formel de se tenir tranquilles. Les manifestations doivent se limiter à maintenir le Gouvernement de Pankow en alerte, mais ne pas provoquer l’intervention russe. La population est assez avertie du danger pour ne pas allumer d’incendie. Ce serait d’autant plus insensé que la conjoncture travaille, si l’on peut dire, d’elle-même.

 

La Crise Économique en Europe Centrale

On n’a prêté jusqu’ici que peu d’attention à la crise économique qui s’aggrave en Europe Centrale et qui menace particulièrement la République d’Allemagne Orientale. Celle-ci en effet dépend, pour alimenter son industrie, du charbon polonais. Or Gomulka a fait un exposé précis de la situation. Les houillères polonaises ne produisent un peu plus qu’en 1949 que grâce aux heures supplémentaires et au travail du dimanche des mineurs. Le rendement, par ailleurs, a baissé et les exportations dont vit l’industrie polonaise tomberont en 1957 à leur niveau le plus bas. De plus, le faible pourcentage d’exportations devra être dirigé vers les pays d’Occident pour en recevoir en échange l’outillage indispensable. La D.D.R. privée du charbon polonais va connaître des difficultés s’ajoutant à une situation déjà tendue.

La position des Soviets dans l’affaire se présente comme un dilemme, ou bien aider les satellites par des livraisons suffisantes, ce qui dépasse de beaucoup leurs possibilités et les obligeraient à serrer encore la ceinture chez eux, ce qui pourrait faire éclater des mécontentements déjà apparents dans la population russe, ou bien permettre à la Pologne et à la Hongrie de recevoir une aide américaine, ce qui aurait des conséquences politiques équivalant à une véritable capitulation. Et cependant sans secours extérieur, tout le complexe économique élaboré depuis dix ans, qui a pour objet l’interdépendance des pays satellites d’Europe, est appelé à s’écrouler. C’est une affaire de mois. Ni Moscou, ni Varsovie ne se font d’illusion là-dessus.

D’ailleurs, c’est comme nous l’avons dit souvent, l’effondrement des plans quinquennaux en Europe Centrale qui est la cause principale des troubles actuels. Ce monde satellite se révolte parce qu’il ne peut plus vivre. Seule jusqu’ici la Tchécoslovaquie semble se maintenir à peu près d’aplomb. On comprend mieux, d’après ces considérations, l’importance que les Américains accordent au maintien de la prospérité en Europe libre. Le contraste entre les deux mondes doit être maintenu à tout prix. Sinon, les deux crises parallèles annuleraient leurs effets.

 

La Chine et l’U.R.S.S.

Le baromètre de la situation présente, nous le trouvons en Chine. Les Chinois ont trop besoin des Russes pour leur équipement pour les critiquer ouvertement. Mais ils manœuvrent très adroitement pour tirer parti de l’affaiblissement de Moscou. Il est manifeste qu’ils cherchent à se réconcilier avec les Américains. Ils ont confié à Nehru qui arrive à Washington, le soin de négocier leur entrée à l’O.N.U. Ils ont fait à Tchang Kaï Chek des propositions extravagantes, lui offrant un poste élevé à Pékin s’il rendait Formose à la Chine communiste. Ils ont publié le discours de Tito qui critiquait la politique soviétique en Hongrie. Même une mission chinoise s’est fait accompagner à Moscou par des capitalistes du Céleste Empire ressuscités pour la circonstance et que Krouchtchev a dû saluer, non sans quelque ironie d’ailleurs. Il n’y a pas de meilleurs signes de la faiblesse soviétique que ces manœuvres bien dans la manière des mandarins de jadis. Les onze du Kremlin ne savent trop comment faire front. Entre la terreur et la reculade, la troisième voie n’est pas encore trouvée.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1956-12-08 – Revirement

original-criton-1956-12-08  pdf

Le Courrier d’Aix – 1956-12-08 – La Vie Internationale.

 

Revirement

 

Devant l’ampleur du désastre tant politique qu’économique consécutif à l’affaire de Suez, les diplomaties occidentales ont compris qu’il était temps de se raviser et de rétablir l’alliance même au prix d’humiliantes concessions. Les Etats-Unis voyaient qu’un effondrement économique et financier de leurs Alliés européens signifiait pour eux-mêmes une perte irréparable. Ils ont offert leur assistance si l’opération égyptienne était liquidée. A l’O.N.U. même, on se rendait compte que l’institution serait en péril si l’on continuait à donner aux affaires d’Orient la priorité sur le drame hongrois. Bien des difficultés subsistent et les positions prises ne sont pas très claires. Mais on est partout disposé à tourner la page, quitte à n’apporter aux problèmes posés qu’un règlement provisoire. Ce brusque retour à la sagesse est de bon augure.

 

La Gravité de la Situation en Angleterre

C’est évidemment l’Angleterre qui sort la plus touchée de la crise. Le bilan présenté par M. MacMillan n’est pas loin de la faillite : les réserves d’or tombées au-dessous du minimum requis – deux milliards de dollars – le nouveau déficit à l’U.E.P., enfin et surtout l’annonce d’une suspension des paiements des intérêts dus aux Etats-Unis et au Canada et l’appel au crédit du Fonds Monétaire International. Les Travaillistes eux-mêmes qui ont tant contribué à faire échouer l’affaire de Suez en ont eu le frisson. La succession par le temps qui court ne serait pas agréable à prendre. On se demande comment une telle situation s’ajoutant à une position déjà mauvaise n’avait pas été prévue par Eden et ses conseillers. Qu’elle ne l’ait pas été à Paris, cela n’est pas autrement surprenant, le Gouvernement français n’ayant pas des problèmes économiques une vue très approfondie, mais les Anglais, eux, sont familiers de ces questions. Peut-être ont-ils pensé qu’une fois de plus les Etats-Unis combleraient le trou ? Ce qui est en effet inévitable, mais à quel prix ?

 

Le Revirement du Président Eisenhower

A Washington, le président Eisenhower qui, à défaut d’idées, a un certain sens psychologique qui manque à ses collaborateurs, a senti monter l’irritation des opinons européennes contre une politique qui ressemblait à l’isolationnisme d’antan, représenté au Département d’Etat par le fils de l’ancien président Hoover – C’est à celui-là que l’on doit que le vote des Etats-Unis à l’O.N.U. se soit joint à celui du Bloc soviétique contre les Franco-Anglais -. L’affront avait été ressenti et l’Alliance était ébranlée. Eisenhower avait laissé faire jusqu’ici pour être plus libre ensuite de renouer avec ses Alliés et d’obtenir de l’O.N.U. qu’elle s’attaque avec plus d’empressement à la solution du problème de Suez dont elle est à présent chargée.

La tâche que le très prudent M. Hammarskoeld a consenti d’assumer est lourde, mais il semble heureusement que Nasser n’a plus les moyens de mettre obstacle à sa réalisation ; lâché par les Pays Arabes et même par l’U.R.S.S. qui ne le croit plus utilisable et concentre ses efforts sur la Syrie et l’Irak, Nasser ne cherche plus qu’à sauver la face, aux yeux de ses sujets tout au moins, On va donc repartir à zéro, remettre les belligérants sur leur ligne de départ, rétablir la navigation dans le Canal et trouver une formule pour sa future gestion qui ne sera pas celle de l’internationalisation que demandent Londres et Paris , mais un simple contrôle permanent sous l’égide de l’O.N.U. Convenons qu’on en serait arrivé là à moindre frais.

 

Le Développement du Drame Hongrois

Le drame hongrois continue de déconcerter les Russes et le gouvernement fantoche de Kadar. Il suffit de suivre les déclarations contradictoires des uns comme de l’autre pour se rendre compte qu’ils ne comprennent pas bien ce qui leur arrive. Ils ne peuvent plus en effet accuser le fascisme et les réactionnaires quand ils se trouvent en présence des Conseils d’ouvriers qui les somment de disparaître. Ce qui se passe en Russie même n’est pas plus rassurant. L’hypocrisie a des limites et il y  un point où le mensonge même devient grotesque. La radio soviétique a consacré tout un bulletin à une réunion extraordinaire de toutes les autorités de l’Ukraine à Kiev. Tous les dignitaires du régime ont pris la parole, y compris les universitaires et les écrivains et débité, pour justifier les actes de l’U.R.S.S. en Hongrie, les litanies du marxisme-léninisme. On n’a pu cependant éviter les allusions à des résistances que cette mobilisation des autorités rendait nécessaire. Le Présidium Suprême se voit discrédité, et le maréchal Joukov comblé d’honneurs est appelé à la rescousse. Mais le prestige même de l’armée est-il intact ? Les nombreuses défections et mutineries en Hongrie en font douter.

 

Perte de Contact avec les Masses

On s’ingénie à chercher une explication à cette crise. A notre avis, elle est fort simple. Partout, aussi bien chez les Satellites qu’en Russie même, les dirigeants ont perdu le contact avec le peuple. Ils ne s’aperçoivent pas qu’ils ne sont plus ni suivis, ni même écoutés, mais seulement craints. La plupart ne sont plus jeunes. Ils sont en place depuis longtemps et la terre a tourné sous eux.

Un observateur très perspicace disait à propos des Ulbricht, Kadar et autres, qu’ils avaient dans leur propre pays des mentalités d’émigrés, comme s’ils venaient d’un autre monde pour lui imposer leurs façons de voir. Leur idéologie est morte, la masse n’attend plus rien du régime communiste. Ils mentent tous dit l’homme de la rue.

 

Les Conseils d’Ouvriers en Hongrie et en Pologne

Il y aurait beaucoup à dire sur le mouvement des Conseils d’ouvriers qui cherchent à s’établir en Pologne et en Hongrie. Leur but serait de constituer entre eux une sorte d’Etats Généraux. Cette tentative a pris exemple des Conseils créés en Yougoslavie par Tito et qui d’ailleurs fonctionnent assez mal et que Tito lui-même ne voit pas sans méfiance après les avoir suscité pour des raisons politiques dans sa lutte idéologique avec le Kremlin.

Ces Conseils sont du Léninisme pur – ou plutôt du Fouriérisme -. Le danger, outre l’inefficience qui a toujours caractérisé ce genre d’entreprises, c’est l’anarchie. C’est d’ailleurs en état d’anarchie que vivent la Hongrie et à un moindre degré, la Pologne en ce moment.

Ce qui est intéressant c’est de voir comment est compris le communisme par ceux-là même auxquels il était prêché ; exactement au contraire de ce que le bolchévisme en a fait. Il est facile de prévoir que dans l’état actuel de la Société et de l’économie, ces tentatives sont vouées à l’échec, même si elles ne rencontraient pas l’opposition des baïonnettes russes.

Mais tout change si vite que ce qui est impossible aujourd’hui ne le sera peut-être plus dans quelques décades au moins dans certains groupes sociaux. L’état de la société future est imprévisible ; tous les politiciens quelle que soit leur couleur feraient bien d’y réfléchir.

 

Faire l’Europe ?

Français et Anglais cherchent des dérivatifs à leurs déboires. La constitution de l’Europe unie est à nouveau réclamée de toutes parts. Comme le désarmement, c’est un thème inépuisable. Les Anglais qui voient leur échapper définitivement le rôle de grande puissance se sentent européens pour la première fois. En France, ceux même qui ont fait échouer les premières tentatives de Robert Schuman et la C.E.D., reconnaissent pour la même raison la nécessité de faire l’Europe.

Mais ce qui était possible en 1951 l’est beaucoup moins aujourd’hui, pour nous du moins, et sans la France il ne saurait y avoir d’Europe. A l’inverse avec l’Angleterre, sans doute pas davantage.

La constitution d’une Europe unie suppose en effet que chaque participant apporte une économie en ordre et une monnaie saine, avec un budget équilibré. Quel courage ne faudrait-il pas ? Réduire les dépenses de l’Etat d’un bon tiers ; ajuster les charges sociales à un niveau raisonnable ; dévaluer la monnaie de 30% sans relever les salaires tout en acceptant une certaine hausse des prix ; investir dans l’industrie privée deux fois au moins de plus l’an, etc. Une discipline du travail enfin pour s’aligner sur de puissants voisins comme l’Allemagne.

Tout cela n’est pas convenable présentement. Marché commun, ou zone libre, on peut en parler mais surtout, sans illusions.

 

                                                                                                       CRITON

 

Criton – 1956-12-01 – Décombres

original-criton-1956-12-01  pdf

Le Courrier d’Aix – 1956-12-01 – La Vie Internationale.

 

Décombres

 

Comme le remarquait ces jours-ci Walter Lippmann, les dramatiques événements que nous vivons ont fait apparaitre l’effondrement des politiques poursuivies jusqu’ici en Europe et en Orient. Echec de la déstalinisation, isolement de la Russie, décomposition des Partis communistes à l’extérieur ; écroulement de la politique anglaise en Moyen-Orient, du Pacte de Bagdad et du Traité anglo-jordanien, nouveau déchirement du Commonwealth., crise de l’Alliance Atlantique, impuissance de la politique américaine à maintenir l’équilibre entre l’Occident et le Monde arabe, faillite de l’O.N.U. en face du drame hongrois, pour ne rien dire du revers subi dans leurs ambitions par Tito et Nasser et des troubles économiques résultant de la fermeture du Canal de Suez qui pourrait être plus longue que prévu.

Un ordre nouveau sortira-t-il de ces décombres ? Les mêmes hommes qui ont commis tant d’erreurs seront-ils capables de les réparer ? On se le demande.

 

Le Conflit Syro-Irakien

On voit mieux aujourd’hui où Nasser voulait en venir en obstruant le Canal de Suez : se venger de l’Irak et de son ministre Noury el Saïd. Les Syriens ayant de leur côté, sur ordre du Caire et de Moscou, saboté les pipelines, l’Irak est privé de la totalité de ses ressources pétrolières, 85 milliards l’an qui sont le plus clair de ses ressources ; le Liban subit, à un degré moindre les mêmes dommages. Pour les réparer il faudrait rétablir entre ces pays une paix durable ; on n’en a jamais été plus loin.

 

Le Bilan de l’Action à Suez

L’échec de l’aventure franco-anglaise à Suez est total. Son unique actif, la perte de prestige de Nasser n’est pas même assurée et la pression russe au Caire et à Damas fait contrepoids à la défaite du Sinaï. Le Canal qu’il s’agissait de protéger est fermé ; son internationalisation n’est même plus en question pour le moment. Français et Anglais sont expulsés du Caire. Un long passé d’influence économique et culturel est aboli sans espoir de retour. La tension en Afrique du Nord ne s’est pas affaiblie. Sans l’aide américaine, l’Angleterre ferait banqueroute à bref délai. Quant à la France ….

Le tableau serait encore plus sombre si la menace militaire soviétique n’était là, réelle ou feinte, pour faire oublier les querelles et rétablir l’amitié sous les auspices de la peur.

 

Redressement de la Politique des Etats-Unis

Après leur accès de mauvaise humeur, les Etats-Unis paraissent se ressaisir. L’urgent c’est de maintenir un semblant de paix en Moyen-Orient. Une attaque syrienne appuyée par les « volontaires » soviétiques contre Israël allumerait un conflit qu’on limiterait difficilement. Aussi Eisenhower, sa partie de golf terminée, a-t-il envoyé un message rassurant à Ben Gourion. Les Etats-Unis pour des raisons intérieures et extérieures ne peuvent tolérer qu’Israël soit rayé de la carte. Damas ne peut devenir un satellite de Moscou.

Bon gré, mal gré, les événements obligeront les Etats-Unis à sortir de leur isolationnisme pour dicter si possible la paix à ces pays en effervescence. Ils sont également contraints de montrer leurs forces. Une puissante flotte américaine croise en Méditerranée. Une autre plus puissante encore a quitté Lisbonne avec le « Forrestal » chargé de bombes A et H. En Allemagne, l’aviation américaine patrouille 24 h. sur 24 avec ces mêmes engins à bord.

 

Moscou agira-t-il ?

Moscou est rappelé à la prudence. Il est peu probable que les Russes tentent une aventure même limitée. Ils sont assez embarrassés ailleurs, d’autant que leurs objectifs sont atteints : ruiner les pays arabes producteurs de pétrole, briser le redressement économique français et anglais par la pénurie d’essence, sauver Nasser de la capitulation. Il leur suffit à présent d’empêcher que la paix se rétablisse, que les pipelines puissent être réparés et que le Canal de Suez soit déblayé. Le temps, pensent-ils, fera le reste, c’est-à-dire permettra aux soulèvements populaires organisés par les partisans de Nasser et des Soviets d’éliminer les maîtres de l’Orient encore liés à l’Occident, c’est-à-dire le roi Fayçal et Noury el Saïd son ministre, le roi Hussein de Jordanie ; le roi Ibn Saoud d’Arabie et le président Chamoun du Liban. Point n’est besoin de conflit armé pour atteindre ces objectifs ; la subversion suffit. Les Etats-Unis auront fort à faire pour s’y opposer.

 

Le Duel Tito-Moscou

Si les événements de Hongrie n’étaient si tragiques, on pourrait se divertir des mauvais coups qu’échangent Tito et les gens du Kremlin. Quand il a vu les Russes désemparés à Budapest et obligés de faire des concessions à Gomulka, Tito a cru son heure venue. Il a voulu faire sortir son équipe hongroise de l’Ambassade yougoslave de Budapest et a fait annoncer sa prochaine visite en Pologne. Erreur. Les Soviétiques n’étaient pas prêts à lui abandonner la direction des pays d’Europe qu’ils tiennent asservis. Ils ont kidnappé Nagy et son « brain trust » avec une traitrise bien moscovite et imposé par la faim et la déportation le fantoche Kadar aux Hongrois.

Tito se venge en attaquant Moscou avec les armes de l’Occident, c’est-à-dire en dévoilant l’imposture du communisme soviétique qui, dit-il, a fait de l’Europe centrale un vaste camp de concentration. Cela porte plus qu’on ne pense. Mais Tito se demande si les Russes, la Hongrie une fois écrasée, ne vont pas tenter ce que Staline n’avait osé faire : une attaque armée contre Belgrade. Tito serait-il alors protégé par la bombe H des Etats-Unis. Il n’en est pas sûr, nous moins encore. Il n’est pas homme cependant à céder à la peur. Il va essayer de restaurer le pacte balkanique avec la Grèce et la Turquie et par une polémique virulente encourager en Russie même la résistance au régime.

 

L’Opposition en Russie

Car cette résistance existe. Ce que nous en avons dit ici il y a plusieurs semaines se confirme et s’il en fallait une preuve, nous l’avons entendue le 26 au matin à la Radio de Moscou au lendemain de la fermeture de l’Université à la suite de l’affichage de tracts pro-occidentaux par les étudiants. Une charge véhémente du speaker de service contre « l’Intelligentzia » (sic en russe) accusée de soutenir le fascisme et la contre-révolution et Nagy contre Kadar. Il y a d’ailleurs un certain désarroi à la Radio russe : la veille avec une ingénuité incroyable, Moscou avait débité textuellement le discours  de Chou en Laï à Phnom-Penh où le Ministre chinois accusait, sans nommer la Russie, un grand pays emporté par son « chauvinisme » (sic en russe), qui en violation des cinq principes de la coexistence pacifique si fidèlement respectés par la Chine, voulait imposer à de petites nations sa domination par la force contre la volonté du peuple. Il n’y avait pas besoin de faire partie de l’Intelligentzia pour comprendre. Partout en tout cas, c’est la jeunesse qui se dresse contre le bolchévisme ; nous l’avions remarqué bien avant les événements de Poznań et de Budapest. Sans l’appui de la jeunesse, un régime n’est jamais assuré de son pouvoir.

 

Le Déclin du Communisme

De ce déclin du communisme, M. Merleau-Ponty, dans « l’Express » cherche sans grand succès à déterminer les causes. Ce qui échappe à un philosophe atteint de gauchisme est cependant fort clair à l’esprit le plus simple. D’abord, le communisme soviétique est une gigantesque imposture au service d’un impérialisme barbare. Une imposture de ce genre – le drame hongrois le montre – finit par se démasquer. Ensuite – ce que l’on ne semble pas avoir bien compris – c’est que le communisme est incompatible avec le développement d’une société moderne et c’est pourquoi la jeunesse le repousse. Sans être métaphysicien ou sociologue, il suffit de feuilleter un magazine français ou américain pour voir que notre civilisation repose sur l’ingéniosité du travail libre, sur une concurrence adroite et imaginative que l’étatisme bureaucratique étouffe sans rémission.

 

                                                                                                                  CRITON

Criton – 1956-11-24 – Faiblesse des Grands

original-criton-1956-11-24  pdf

Le Courrier d’Aix – 1956-11-24 – La Vie Internationale.

 

Faiblesse des Grands

 

La direction des Affaires internationales est chose difficile. Mais nous pensons traduire le sentiment général en constatant qu’au cours de ces semaines tragiques, la conduite des « pasteurs des peuples »  a été d’une maladresse telle qu’aucun d’entre eux ne mérite confiance. Et cela vaut aussi bien pour Moscou que Washington, sans oublier les autres ….

 

La Pénurie de Carburant

Pour ne citer qu’un exemple, à notre époque de planisme universel, il y a plus de trois mois qu’une interruption du trafic de Suez était considérée comme une éventualité des plus probables. Comment admettre qu’aucun des pays, sauf l’Allemagne Fédérale, qui pouvaient souffrir de cette interruption, n’ait songé à faire quelques provisions d’essence ? Et s’il n’y avait que cela ! Gouverner c’est prévoir – disait-on.

 

Les Conséquences d’une Crise

Peut-être ne s’aperçoit-on qu’aujourd’hui que ce problème du carburant est essentiel non seulement à l’expansion de l’économie, mais à son simple maintien en marche. Nous avons dit que l’économie du Monde libre est d’une extrême fragilité. C’est sa principale faiblesse en face de son concurrent, l’économie totalitaire. Aux secousses d’ordre purement matériel s’ajoutent les réflexes psychologiques de tous ceux qui y participent. Ce sont en effet des mobiles d’ordre psychologique qui président, sinon à l’origine du moins au développement des crises. On peut mesurer aujourd’hui ce que seraient les conséquences financières et politiques d’une crise économique en Europe Occidentale, en France et en Angleterre surtout. On veut espérer que l’on s’en rend compte à Washington.

On avait cependant donné forces détails sur un plan d’approvisionnement de l’Europe par le pool des Compagnies américaines.

 

Conséquences Politiques de l’Affaire de Suez

Ce sont donc surtout les conséquences économiques de l’aventure de Suez qu’on est en train de mesurer. Sur le plan politique, il n’y a pas grand-chose à ajouter à ce qui était prévisible dès le « cessez le feu ». Nasser ergote ; l’O.N.U. s’avance lentement sans qu’on sache encore comment son action sera efficace. Les Etats-Unis misent plus que jamais sur l’O.N.U. où ils croient que le drame hongrois va leur donner une autorité décisive. C’est à voir.

Cette lourde machine qui ressemble – en pire – à un parlement ne sera jamais d’un maniement très facile ni très sûr. Les intrigues et les marchandages entre délégations sont encore plus nombreux qu’entre partis, et aucun sentiment international ne les anime. Dans un parlement, il y a parfois des sursauts où l’intérêt national l’emporte. Là, il n’y a que des intérêts particuliers, de petites et grosses vanités, des préséances, des présidences, des combinaisons de couloirs et pas d’autorité dominante. Il y aura fort à faire pour lui donner une âme. On a vu avec quelle mollesse l’O.N.U. a réagi devant un des drames les plus révoltants de l’histoire contemporaine, la répression hongroise. Une assemblée de juristes devant un cadavre.

 

Les Attitudes Américaines

On a dit que la politique des Etats-Unis était habile. Nous l’avons-nous-même reconnu, mais cette habileté n’est pas sans revers. On attendait autre chose que des arbitrages bien dosés de la principale puissance du monde. Il n’y a qu’à lire les témoignages des réfugiés hongrois pour connaître leur amertume et leur déception. Les Américains ne sont guère populaires dans les pays satellites livrés à la sauvagerie et à l’oppression soviétique. Dans quelle partie du monde le sont-ils encore ? Et cependant, le but de leur politique était de se faire des amis. Un humoriste disait qu’ils n’en avaient que dans la Principauté de Monaco, mais c’était grâce à Miss Kelly et non à Foster Dulles.

Il y avait pourtant en Hongrie autre chose à faire que des discours. Si les 62 nations qui avaient condamné Moscou avaient envoyé autant de délégations à la frontière hongroise pour enquête, on aurait bien vu si les autorités russes leur barraient la route ; le spectacle à lui seul aurait valu la peine et le peuple hongrois aurait été touché de cette manifestation.

 

La Répression en Hongrie et ses Risques pour l’U.R.S.S.

Après quinze jours de répression et de déportations, les Russes ne sont pas encore maîtres de la situation, ce qui est presque incroyable. Le désarroi à Moscou est évident. Les menaces à l’Occident, les notes de Boulganine ne sont rien d’autre que les signes d’une rage impuissante. Cela ne devrait effrayer personne. Mais la réprobation ne vient pas uniquement de l’extérieur. En U.R.S.S. même, on signale de l’agitation.

La radio russe, en tentant de justifier les actions militaires, en contestant ses violences, a néanmoins informé ses auditeurs des accusations adressées contre le gouvernement de Moscou. Polémique dangereuse qui découvre où le bât blesse. Et puis, il y a les 200.000 soldats qui sont employés à cette affreuse besogne et ne le font pas toujours, et en tous cas, pas d’un cœur léger. On voit se dessiner à Moscou même une ébauche d’opposition, de la part des intellectuels surtout. Le Russe est à la fois sauvage et sensible, l’étouffement où il est confiné et la réprobation universelle qu’il pressent, s’ajoutent à l’indifférence que le régime déjà lui inspire.

Mais le dommage le plus grave que subit l’U.R.S.S. est ailleurs. Tous les pays non engagés – Inde, Birmanie, Ceylan, Indonésie, sans compter Tito – ont condamné enfin sans équivoque la répression russe en Hongrie. L’U.R.S.S. n’a plus grand crédit auprès des puissances de Bandoeng. Même en pays arabes on ne cache pas qu’on se passera volontiers des services du Kremlin. Les conséquences de cet isolement ne font qu’à peine apparaître. Répétons que les Russes sont des blancs et que les méfiances raciales restent fondamentales même quand l’intérêt politique les refoule.

 

La Réunion de Beyrouth

D’ailleurs, le seul fait vraiment important de cette semaine dans l’ordre diplomatique c’est la conclusion de la réunion de Beyrouth où le Liban, la Syrie, l’Irak, la Jordanie et l’Arabie Saoudite avaient à se prononcer sur leur attitude dans le conflit de Suez. Il est significatif que le premier ministre libanais et son principal adjoint ont dû démissionner parce que trop attachés à la cause égyptienne. Les chefs d’Etat ont repoussé toute intervention russe dans le conflit et décliné l’envoi de « volontaires ». La Syrie même a démenti qu’elle en eût reçu, ce qui est, parait-il, exact. Il est trop tôt pour parler d’un revirement syrien, mais la cote de l’U.R.S.S. a baissé à Damas. Les événements de Hongrie ont rafraîchi les enthousiasmes.

 

Les Déchirements de l’Angleterre

La scène politique anglaise est à la fois pathétique et lamentable. Comme nous le pressentions, le pauvre Eden est à bout. Butler le représente en attendant de le remplacer. Certaines polémiques de presse sont choquantes. On accuse le Gouvernement  de collusion avec Israël : la France d’envoi d’aviateurs au Sinaï pendant l’attaque. Outre que ces faits ne sont pas avérés, le sens national, l’honneur tout court aurait dû les faire taire. On n’entendrait rien de tel à la Chambre française –  sauf de la part des communistes -. Mais venant de libéraux distingués, on se demande si certains britanniques n’ont pas perdu toute respectabilité. Cela est grave, non seulement pour l’Angleterre, mais pour l’Occident.

Le plus clair résultat de cette malheureuse affaire de Suez est d’avoir fait perdre à la France et à l’Angleterre le crédit de bonne foi et d’autorité morale qu’elles avaient encore dans le monde. Les grandes puissances ont fait, ces derniers temps, triste figure dans l’opinion des petites. Que serait-ce si Nasser au lieu d’avoir fusillé quelques-uns de ses collaborateurs s’était lancé lui-même dans la lutte désespérée qu’il avait promise. Les petits peuples d’un bout du monde à l’autre en feraient aujourd’hui un héros et un martyr.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1956-11-17 – Parallèles

original-criton-1956-11-17  pdf

Le Courrier d’Aix – 1956-11-17 – La Vie Internationale.

 

Parallèles

 

Les journées tumultueuses que nous venons de vivre ne nous ont cependant rien apporté qui soit de matière à modifier notre appréciation première. Les Hongrois ont remporté une victoire morale qui a, de diverses façons, considérablement affaibli la position de l’U.R.S.S. Le bilan de l’affaire de Suez apparaît de son côté, plus négatif que positif : le demi-échec dont nous parlions était encore trop optimiste.

 

Le Drame Hongrois

L’indignation soulevée par la répression de l’insurrection hongroise s’est amplifiée. Elle est devenue presque universelle. Elle ne sera sans doute jamais oubliée. Ce qu’il faut souligner c’est qu’elle n’est pas limitée au Monde libre. Les protestations contre l’action brutale des Russes sont venues aussi de l’Orient.

L’attitude ambigüe de Nehru a été sévèrement critiquée en Inde dans des milieux divers, politiques et intellectuels. En Birmanie, au Pakistan, au Vietnam du Sud, à Ceylan, les Gouvernements ont pris une position hostile au colonialisme soviétique. Même en Indonésie, les officiels ont condamné à la fois l’action russe en Hongrie et l’opération franco-anglo-israélienne à Suez. Il est probable que sans celle-ci, les pays arabes auraient pris la même position. La Chine communiste enfin ne s’est ralliée qu’après coup et avec hésitation, à la répression de l’allié communiste. Le coup porté à l’idéologie de Moscou aura des répercussions de longue durée.

 

La Situation en Hongrie

En Hongrie même, l’affaire n’est pas terminée. La grève se poursuit ; la résistance passive est plus efficace encore que l’insurrection armée ; le gouvernement Kadar est sans pouvoir. Et l’action internationale, si hésitante et peu efficace qu’elle soit, sera mêlée à la question. Les Soviets ne pourront se soustraire à une enquête de l’O.N.U. Ils seront obligés de revenir, au moins momentanément, à une politique d’apaisement qu’ils avaient paru essayer avant l’assaut du 4 novembre. Et cette politique de concessions devra s’étendre aux autres satellites.

De ce côté d’ailleurs, les réactions ne font que s’ébaucher. Leur statut national se posera peu à peu et pour les Russes et pour l’opinion internationale qui y sera certainement intéressée. Le mouvement déclenché à Poznań, puis à Budapest n’est que le début d’un long débat où les Soviets auront à défendre leurs positions avec plus ou moins de succès. Et il serait bien étonnant que, en UR.S.S. même, des changements ne se produisent pas. Les gens du Kremlin restent solidaires tant que la crise est aigüe. Il est peu probable qu’ils le demeurent ensuite. On verra sans doute des hommes nouveaux qui sans changer l’étiquette du régime seront appelés à réviser la position soviétique. Une certaine libéralisation, sincère ou non, est indispensable au redressement de cette position.

 

L’Affaire de Suez

L’objectif essentiel de l’action franco-anglaise à Suez était l’élimination du régime Nasser. Or celui-ci, le péril militaire disparu, a relevé la tête. Il se peut qu’il soit à la longue condamné, mais en Orient rien n’est sûr. Les ressorts du peuple égyptien sont faibles. Quelques fanatiques peuvent dominer alors qu’ils seraient balayés ailleurs. Le point obscur pour nous, ce sont les raisons qui l’ont poussé à rendre le canal inutilisable pour une longue durée en y coulant une trentaine de navires. Sans doute cette paralysie qu’on voulait précisément éviter à Paris et à Londres est pour l’Europe occidentale un coup grave. Mais il atteint aussi l’Orient.

L’Egypte d’abord, privée des ressources du trafic pour une durée indéterminée, ce qui pose des problèmes financiers graves à un pays mal pourvu. Le Moyen-Orient arabe qui vit des redevances du pétrole subira de ce fait des pertes considérables dans l’immédiat et peut-être plus encore à l’avenir. Car l’Europe fera des efforts accrus pour trouver d’autres sources d’approvisionnement. L’Angleterre poussera son programme d’énergie atomique. La France la prospection et l’exploitation des gisements du Sahara. En sorte que les pays arabes du Moyen-Orient, vont se trouver plus qu’auparavant, tributaires du bon vouloir des Compagnies américaines qui exploitent leur pétrole. L’acte de Nasser a évidemment été inspiré par les Russes pour lesquels la paralysie du Canal est tout bénéfice, puisqu’elle atteint une large partie du monde où ils intriguent. Elle créera, en effet, des difficultés à tous les pays de l’Océan Indien dont les échanges passent par le Canal. Leurs finances déjà précaires en souffriront, l’Inde en particulier. A l’inverse, car tout a un revers, ces pays seront amenés à abandonner Nasser pour appuyer la solution de l’internationalisation du Canal à laquelle, par étapes calculées, se rallieront les Etats-Unis.

 

Les Profits des U.S.A.

Il se pourrait bien, en fin de compte, que les Etats-Unis soient les grands bénéficiaires de la double crise de Hongrie et du Moyen-Orient.

L’interruption du trafic de Suez les gêne fort peu. Les pays européens touchés dans leur ravitaillement et dépourvus de devises fortes, comme la France et l’Angleterre, vont se tourner vers l’Amérique pour recevoir du pétrole à crédit. Sinon leur expansion économique serait en péril et leurs monnaies condamnées. Ce qui inévitablement augmentera leur dépendance à l’égard des Etats-Unis.

L’affaire Hongroise va donner aux U.S.A. les moyens de lutter plus efficacement contre l’U.R.S.S. sur le plan politique en créant à l’U.R.S.S. de multiples difficultés en Europe centrale et en face de l’opinion internationale où leur position de champion de la liberté se trouvera renforcée.

Sur le plan militaire aussi, parce que la peur des Russes resserrera leur contrôle sur les pays menacés. Et la course aux armements qui va rebondir affaiblira tous les pays, U.R.S.S. comprise, sauf les U.S.A. qui ont les moyens de la poursuivre.

 

Les Amitiés des Etats-Unis

Aussi n’est-il pas étonnant que la politique « neutraliste » des Etats-Unis à l’O.N.U. qui irrite si justement les Européens soit au fond approuvée par la grande majorité des Américains. En condamnant la France et l’Angleterre, ils se sont aliénés leurs derniers amis sincères, mais ils se sont rendus si nécessaires économiquement et militairement qu’ils les rallieront à la longue, bon gré, mal gré. A l’égard des pays non engagés, leur attitude de champions de la paix, d’adversaires de la force, de partisans de l’indépendance de tous les peuples, leur vaudra, sinon la sympathie, du moins l’approbation. Pas plus que les Russes ne pouvaient laisser triompher sans contrôle,  l’insurrection hongroise, les Etats-Unis ne pouvaient appuyer l’action franco—anglaise sur Suez. Ils l’ont certainement condamnée à contre-cœur. Mais ils tiennent plus à ressaisir leur influence sur le monde extra-européen ou ils n’avaient presque nulle part d’amis, qu’à satisfaire leurs vieux alliés dont ils savent bien qu’ils retrouveront le soutien par la force même des choses, la pénurie de dollars et la peur des Russes.

 

Les Réactions Anglaises

Quant aux Anglais qui sont les vrais responsables de l’échec de Suez par leurs hésitations et leurs divisions intérieures, ils ont droit aussi à une certaine compréhension. Dans chaque Anglais, il y a deux hommes : John Bull qui tient à l’Empire, au prestige britannique qui veut à tout prix conserver les positions qui lui échappent. Un côté Churchill si l’on veut. Et l’autre Anglais puritain qui a une conscience tourmentée que toute violation du droit, même pour la raison d’Etat la plus impérieuse, empêche de dormir. Ce n’est pas seulement affaire de politique entre Conservateurs et Travaillistes, c’est une question morale ; beaucoup de Conservateurs ont désapprouvé l’action d’Anthony Eden. Des démissions ont ébranlé son cabinet. « L’Economist » réclame sa chute et Butler, son successeur éventuel, a parlé – fait insolite – l’autre soir à la radio à titre personnel.

La crise à Londres semblait ouverte mais en dernière heure un gallup vient de révéler un changement dans l’opinion qui approuve parfaitement à une large majorité la position du Premier ministre, ce qui montre que dans une démocratie moderne la presse et le parlement ne représentent pas nécessairement l’opinion.

Malgré les incertitudes que comporte une situation explosive, on peut cependant conclure que de ces deux drames sortira quelque bien.

Une opinion quasi-universelle condamne aujourd’hui l’emploi de la force. Il faudra donc qu’on aboutisse à un règlement, en Orient et même en Europe. Ce sera long, laborieux ; cela ne satisfera réellement aucun des intéressés. Mais on se résignera parce que la paix et la conscience des peuples l’exigent. C’est l’essentiel.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1956-11-10 – Feux Croisés

original-criton-1956-11-10 pdf

Le Courrier d’Aix – 1956-11-10 – La Vie Internationale.

 

Feux Croisés

 

Il est difficile de faire le point au jour le jour d’événements qui contredisent la situation de la veille. Cette confusion est à l’image même de ceux qui s’efforcent de les diriger. On veut espérer qu’une autorité surgira qui mettra les choses en ordre. Mais on ne voit pas encore sur quoi cette espérance peut s’appuyer. Essayons cependant de donner quelques éclaircissements.

Le drame hongrois, le plus affreux depuis la guerre, a la priorité dans toutes les pensées. C’est le seul vrai drame du moment. Les affaires d’Orient peuvent sans doute susciter des préoccupations. Mais la part de comédie n’y manque jamais et l’on s’est habitué à ces intrigues théâtrales qui durent depuis des siècles et, quoi qu’on fasse, ne cesseront pas. Tout au plus, verrons-nous une accalmie.

 

Le Drame Hongrois

La révolution hongroise est étouffée dans le sang. Si grande que soit l’admiration que l’on porte à ce peuple héroïque, on ne peut s’empêcher de déplorer son imprudence. On ne combat pas le bolchévisme les mains nues. A la ruse, il faut mesurer son action par d’autres ruses. Cependant, ce soulèvement insensé n’est pas vain. Il a obligé la tyrannie soviétique à recourir à ses pires moyens, et l’immense dégoût qui s’élève du monde entier – et pas seulement de ceux qui l’expriment – portera à cette tyrannie brutale un coup sérieux.

L’opinion internationale profondément secouée réalise en ce moment ce dont près de quarante ans de crimes ne l’avaient pas convaincue. Elle rejette le communisme hors de l’humanité. L’écrasement de Budapest n’est cependant que la réédition exacte d’autres actes sinistres mis au compte de Staline. Mais Staline n’était pas seul. Un peuple ne subit pas quarante ans la même tyrannie sans en être en quelque mesure responsable ; la ruse, la trahison, la cruauté, le cynisme ne sont pas le fait d’un seul homme. On s’aperçoit aujourd’hui que les Krouchtchev et Boulganine sous des apparences moins barbares sont capables des mêmes horreurs que le vieux bandit géorgien. Ils injurient leurs victimes comme il avait injurié les Finlandais en 1939, et la résistance polonaise en 1944 qu’il laissa écraser par les Allemands à Varsovie, cela pour ne citer que les faits les plus mémorables. Pour nous qui avons suivi les événements à la radio russe, nous retrouvons presque mot pour mot les mêmes sinistres invectives dont ils accablaient les patriotes de tous les pays qu’ils ont subjugué.

 

La Méthode Stalinienne

Staline est bien vivant. Même méthode. Voyant la situation leur échapper à Budapest, les Russes ont laissé la révolte découvrir ses moyens et ses dirigeants. Ils ont fait mine de céder parce qu’ils n’étaient pas en force. Ils ont ensuite attiré les chefs insurgés dans un guet-apens pendant que des divisions fraiches venaient de Russie remplacer les troupes d’occupation qui n’étaient pas sûres. Au milieu de prétendues négociations, ils ont arrêté tous ceux qui s’étaient présentés. Et la tuerie a commencé. Cependant à l’heure où nous écrivons, la résistance n’est pas absolument vaincue. Les énormes moyens employés par les Russes ne sont pas tellement efficaces et cela est une indication importante. Cette lourde machine de guerre, avec ses masses de tanks, manœuvre difficilement et perd beaucoup de monde et de matériel. Le désordre inné du Russe l’adapte mal au maniement complexe de la technique moderne. Aux prises avec des forces puissantes et bien au point, elle serait vite anéantie. D’excellents observateurs qui ont vécu ces jours tragiques en Hongrie en ont rapporté de très probantes indications.

 

L’U.R.S.S. pouvait-elle céder ?

Cela dit, il faut comprendre que l’U.R.S.S. ne pouvait pas, sous peine d’effondrement, capituler devant la révolte hongroise. L’énorme risque d’une répression sanglante n’a certainement pas échappé au Kremlin. Il aurait sans doute préféré l’éviter, s’il n’a pas eu de scrupules à l’accomplir. Cette répression n’exemptera d’ailleurs pas l’U.R.S.S. de changer de politique à l’égard des Satellites et d’introduire des réformes qui provoqueront à l’intérieur même de la Russie des transformations imprévisibles. Les possibilités et l’influence de la diplomatie soviétique vont se trouver singulièrement limitées et l’occupation militaire de l’Europe centrale, le maintien de son économie imposeront aux occupants de lourdes charges. Le potentiel militaire de l’U.R.S.S. avec les faiblesses qu’on lui découvre sera pour longtemps amoindri. A cet égard, il est à peine concevable que l’on ait cru – et comme notre prophète Mendès-France l’a proclamé – qu’une troisième guerre mondiale était présentement possible. Nous voulons croire que l’on n’a pas pris au sérieux les notes menaçantes de Boulganine à la France et à l’Angleterre. Qu’on se rassure. Ce ne sont là que des écrans de fumée. La paix – avec un grand P – n’est pas menacée.

 

La Descente sur Suez

Il n’en reste pas moins qu’il est fâcheux que l’action sur Suez se soit déroulée au milieu de la révolte hongroise. Elle a donné au communisme un prétexte pour se disculper. Mais le massacre hongrois aurait été accompli avec ou sans Suez. Aucun parallèle n’est possible entre les deux actions, mais elles ont été simultanées. Nous ne saurions dissimuler à  quel point celle-là a été mal jugée à l’extérieur ; justifiable en soi, elle était vraiment inopportune. Elle aurait pu être exécutée à un autre moment et suivant une autre procédure, par exemple après une mise en demeure d’agir adressée à l’O.N.U.

Quelles conclusions tirer de l’événement. Demi-échec ou demi-succès. Il est trop tôt pour juger. Voyons seulement les points acquis.

 

L’Action Militaire

D’abord l’action sur Suez a surtout montré l’excellente qualité technique de l’armée israélienne. La valeur d’une armée moderne est fonction à la fois du courage et du niveau d’intelligence pratique des simples soldats. On a assisté en même temps à l’invraisemblable débâcle de l’armée de Nasser. Les Egyptiens et les Arabes ne doivent pas avoir grande estime pour ses qualités d’organisation militaire. Pas plus lui-même que ses subordonnés n’ont montré beaucoup d’empressement à verser la dernière goutte de sang promise. On ferait mieux au Caire de plébisciter le retour du roi Farouk. Lui au moins ne faisait pas le héros et s’entendait aux affaires.

Que faire de l’action militaire des Franco-Anglais ? Les Israéliens étaient plusieurs jours avant eux à Suez ! Puisque l’on avait eu trois mois pour mettre au point cette descente, on s’étonne qu’elle n’ait pas été plus rapide. Et c’est précisément cette lenteur qui a fait tout le gâchis sur le plan politique. Si le Canal avait été occupé dans les 48 heures, les pénibles débat de l’O.N.U., la crise de l’Alliance Atlantique et la prise de position américaine contre les Franco-Anglais, l’usage du veto par ceux-ci au Conseil de Sécurité, tout cela était évité. On partait d’emblée sur de nouvelles bases et l’opinion n’aurait pas eu le temps de s’émouvoir. Il est toujours dangereux de s’embarquer dans une opération militaire avec les Anglais. Ne rappelons pas de fâcheux souvenirs. L’essentiel est certes qu’une sérieuse effusion de sang ait été évitée. Les Egyptiens jusqu’ici se sont montrés sages et prudents et ont préféré regarder le spectacle de la descente des parachutistes. Cela facilitera peut-être les choses.

 

Les Pressions Américaines

Mais il était grand temps qu’un « cessez le feu » intervienne. Nous ne savons pas encore ce qui s’est passé le 5 novembre entre Paris, Londres et Washington. Eisenhower a dû se montrer très pressant. Sans doute a-t-il accompagné ses persuasions de quelques promesses. L’Alliance Atlantique se résoudra facilement. Les Soviets y auront grandement aidé. Cependant, le cessez le feu décidé en hâte a été arrêté avant même que Suez et même Ismaïlia n’aient été occupés. Il ne serait pas surprenant que des complications surgissent à cause de cela. La force internationale va se heurter aux résistances des Israéliens qui ne cèderont pas le Sinaï où il y a du pétrole. Nasser, bien qu’un peu dégonflé, est toujours au pouvoir prêt à reprendre ses exigences et ses menaces. Les Russes n’ont pas renoncé à faire sentir leur présence. Le Canal est immobilisé pour trois mois ; les pipelines de Syrie et du Liban sont en flammes. Il y a beaucoup à raccommoder dans tous les domaines.

 

La Réélection d’Eisenhower

Heureusement nous voilà débarrassés des élections américaines. Le président Eisenhower, du fait des événements, l’emporte encore plus aisément qu’on ne le prévoyait il y a quinze jours. Au Congrès, l’équilibre des Partis n’est pas sérieusement modifié. Et l’infortuné M. Dulles pourra résigner ses fonctions pour raisons de santé. Espérons que la politique américaine se montrera plus clairvoyante et plus énergique dans l’avenir. Jusqu’ici, le leadership a été faible. Nous le souhaitons sans trop y croire. – On ne change pas les hommes. – Mais Stevenson ne s’était pas montré comme une grande figure. Nous devons nous accommoder du choix des U.S.A. Les dirigeants sont toujours plus ou moins l’image des peuples qu’ils gouvernent. A cet égard, disons que le peuple français s’est montré au cours des événements d’un patriotisme et d’une discipline auxquels l’étranger rend partout hommage. Cela réconforte.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1956-11-03 – Colosses aux Pieds d’Argile

original-criton-1956-11-03 pdf

Le Courrier d’Aix – 1956-11-03 – La Vie Internationale.

 

Colosses aux Pieds d’Argile

 

Les hommes politiques américains espéraient atteindre le 6 novembre sans complications internationales. Les événements les plus dramatiques depuis 1945 éclatent précisément au milieu de la campagne électorale des U.S.A. La révolution hongroise et le conflit du Moyen-Orient. Coïncidence pour le premier mais non pas pour le second. Le soulèvement unanime du peuple magyar a pour origine immédiate les convulsions politiques de la Pologne. Le mouvement des Israéliens et l’ultimatum franco-anglais à l’Egypte ont été rendus possible à la fois par l’impuissance de l’U.R.S.S. gravement engagée en Europe centrale et la paralysie de la diplomatie américaine à la veille des élections.

 

La Révolte Hongroise

A l’heure où nous écrivons, les Russes semblent avoir perdu la partie en Hongrie. Ils emploieront encore plus d’une ruse pour atténuer leur défaite. Mais ils ne pourront jamais ressaisir les positions perdues. Ils ont commis l’erreur d’employer la force pour mater la révolution hongroise sans y réussir, de sorte qu’ils portent la double responsabilité du crime et de l’échec. Les conséquences s’en feront sentir plus ou moins vite, mais l’empire stalinien en Europe est condamné. Le Kremlin ne semble d’ailleurs pas se faire d’illusion. La dernière note traduit pour la première fois une confusion et une inquiétude. Les Russes avaient pressenti l’orage, mais l’ampleur du désastre les a surpris. Tito lui-même avait sous-estimé la puissance de la révolte du peuple hongrois.

 

Le Moral de l’Armée Rouge

On se demande en effet comment il a été possible à un peuple désarmé de réduire à l’impuissance la machine de guerre soviétique qui s’était imposée à Berlin il y a trois ans. Des renseignements qui parviennent du déroulement de la révolte, on peut supposer que l’armée rouge est elle-même travaillée par un doute profond ; la discipline n’a pas joué partout ; des soldats ont passé aux insurgés, des chefs se sont abstenus d’intervenir. Le moral des troupes d’occupation est faible et le Russe, héros sur son propre sol, est passif hors de chez lui et prompt à l’abandon, même à la panique. Il est probable que si l’État-major avait décidé d’étouffer la révolte dans le sang de tout un peuple, des défections et même des rebellions se seraient produites. On l’avait déjà pressenti il y a quelques jours en Pologne. Il en sera de même ailleurs demain quand les autres peuples asservis se mettront en mouvement.

Ce fait, pour nous capital, ne sera pas sans répercussions en Russie. Les disputes entre membres du Présidium, leur désarroi sont atténués par la peur qui leur est commune de sombrer dans quelque révolution de palais. La cohésion du Kremlin ne tient que par là. Nous avons toujours pensé que le jour où l’empire stalinien se désagrègerait, les militaires, dans une première phase, arracheraient le pouvoir aux politiques. De toutes façons, en UR.S.S., la terre « ne continuera pas de tourner comme devant », ainsi que le croyait cyniquement Chepilov.

 

La Situation en Hongrie et en Pologne

La situation est très différente en Pologne et en Hongrie. La haine des Russes y est égale. Par contre, si Gomulka, le communiste fait jusqu’ici figure de héros national, Nagy, communiste lui-même, a peu de chances de demeurer si les Russes se retirent. L’homme tout puissant en Hongrie est le cardinal Mindszenty. La Hongrie délivrée des « barbares » se donnera un gouvernement assez analogue à celui de l’Autriche où chrétiens-démocrates et socialistes se partagent, sans trop de heurts, le pouvoir.

La Pologne au contraire est un pays slave. Gomulka est passionnément anti-allemand et l’appui russe lui semble indispensable pour protéger la Pologne d’une Allemagne réunifiée qui ne peut reconnaître la frontière Oder-Neisse. Pour que la Pologne puisse à nouveau s’intégrer à l’Occident, il faudrait que par une négociation sincère un accord germano-polonais intervienne sur le modèle du règlement sarrois ; c’est pour cela que Bonn a donné tant de prix à cet accord. La nouvelle Europe ne peut se constituer que si Germains et Slaves s’entendent sur des frontières définitives. Beaucoup de Polonais, de Tchèques et d’Allemands en sont persuadés. Mais les difficultés à surmonter sont énormes. Elles s’atténueraient si dans ces différents pays l’élément chrétien et l’élément socialiste prenaient ensemble le pouvoir. La similitude des couleurs politiques rendrait possible de mutuelles concessions. C’est alors que Moscou serait éliminé.

 

L’Effondrement du Communisme International

En tous cas, le communisme international est enfin démasqué. Il a fallu douze ans pour que le mythe s’effondre. C’est bien par là qu’une ère nouvelle s’ouvre pour la civilisation. La fin de l’imposture bolchévique est en vue. Le Parti se décompose en Italie et en France. Ailleurs, il a pratiquement cessé d’exister. Sauf peut-être en Bulgarie, des élections libres ne lui donneraient pas plus de 4 ou 5 pour cent des voix, moins même sans doute. En Russie même, il est à la merci d’un nouveau chef s’il se présentait sous les couleurs populaires, ce qui est pour le moment improbable.

 

Les Événements d’Orient

Nous ne parlons pas sans hésitation des événements d’Orient où notre pays joue un rôle d’importance. Voici – en toute objectivité – comment on voit les faits de l’extérieur : depuis l’échec en août des tentatives franco-anglaises pour faire céder Nasser, on était convaincu à Paris qu’on ne pourrait prendre une revanche qu’avec l’appui d’Israël. D’où de nombreux contacts avec Tel-Aviv. Les Anglais, ou du moins Eden, démoralisé par l’opposition Travailliste et les critiques de son propre Parti, s’était à contrecœur rallié à une solution américaine celle des « usagers du canal » espérant qu’après les élections, les Etats-Unis, aussi intéressés que l’Angleterre à un « modus vivendi » qui assure l’exploitation des pétroles, ferait avec les Franco-Anglais une politique commune. Mais après la seconde conférence de Londres, Eden dut reconnaître qu’on ne pouvait compter sur Washington et les plans français furent réexaminés au cours de la rencontre de Paris.

A ce moment les Anglais étaient surtout préoccupés de sauver la Jordanie de la tutelle égyptienne. Ils voulaient faire intervenir l’Irak pour supplanter Nasser à Amman. Mais Israël s’opposa à l’entrée des troupes irakiennes en Jordanie. Le temps pressait. Les élections du 21 octobre en ce pays ne laissaient aucun doute sur la défaite prochaine du roi Hussein. Les Israéliens par leurs coups de force contre la Jordanie, avaient à dessein aggravé la situation pour mettre les Anglais devant un nouvel échec.

Malgré leur peu de sympathie pour Tel-Aviv et Ben Gourion, les Anglais durent admettre que sans Israël la partie était perdue pour eux en Moyen-Orient et qu’il fallait en finir avec Nasser à n’importe quel prix. Ils hésitaient encore quand éclata la révolte hongroise qui mettait la Russie hors de cause pour un temps. On convint alors que les Israéliens envahiraient le Néguev où se trouve la moitié et l’élite de l’armée égyptienne et que les Franco-Anglais occupant le Canal, l’armée de Nasser serait coupée en deux, ce qui permettrait aux Israéliens de détruire les éléments isolés sur la rive asiatique et rendrait difficile aux Egyptiens de s’opposer aux mouvements franco-anglais à Suez. Les Etats-Unis ne pourraient rien faire à cause des 10 millions de Juifs américains qui tiennent le rot des 45 délégués de l’Etat de New-York, clef de l’élection du 6 novembre. Leur opposition serait purement verbale, d’autant qu’au fond ils ne seraient pas fâchés de laisser aux Franco-Anglais la tâche ingrate de servir leurs intérêts.

Les choses en sont là à l’heure où nous écrivons. L’affaire est menée avec audace et habileté. Les risques sont énormes. Le succès serait considérable, l’échec plus encore. Il est malheureusement inévitable que le sang coule, ce qui laisse toujours des traces. La faute en tous cas incombe aux Etats-Unis ; habiles à gagner du temps et à fuir les responsabilités, ils ont manqué d’autorité et de décision. La politique Dulles en perpétuel équilibre instable en Orient, a déçu tous les partis. Les deux colosses, Etats-Unis, U.R.S.S. sont aujourd’hui sur une pente déclinante. Leur prestige est fort compromis ce qui, d’un point de vue purement politique, n’est pas sans présenter de gros dangers. Les nations secondaires, livrées à elles-mêmes pourraient, à cause de leurs antagonismes politiques et raciaux, faire dériver le monde vers une anarchie internationale dont les débats stériles de l’O.N.U. nous donnent déjà l’image.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1956-10-27 – Première Phase d’une Révolution

original-criton-1956-10-27  pdf

Le Courrier d’Aix – 1956-10-27 – La Vie Internationale.

 

Première Phase d’une Révolution

 

Il arrive parfois que les événements suivent un cours logique qui les rend prévisibles. C’est le cas de la « déstalinisation ». On ne sait si les dirigeants russes en avaient, à l’avance, aperçu le déroulement. Ils cherchent aujourd’hui, en Pologne et en Hongrie, à faire la part du feu. Ils y réussiront sans doute dans l’immédiat. Cependant, de profondes transformations économiques et sociales vont bouleverser l’ordre établi chez les Satellites par Staline. Et ce qui est également certain, c’est que ces transformations vont à leur tour agir sur la structure même de l’U.R.S.S. Personne ne peut désormais être assuré de pouvoir contrôler les événements.

 

Une Révolte Économique

De tous les commentaires qui se répandent sur la prise de pouvoir de Gomulka et de Nagy, la plupart ne vont pas à l’essentiel. Cette révolution est avant tout d’ordre économique. Comme nous l’indiquions récemment, le communisme est incompatible avec le développement d’une société moderne. Peu importe au fond que les industries de base soient nationalisées ou privées, dirigées par des bureaucrates ou des patrons. Dans les pays occidentaux d’ailleurs, le problème des nationalisations ne soulève plus de passions ; les travailleurs ont vu que dans l’ensemble leur situation était plus difficile sous le contrôle de l’État et moins avantageuse que dans le secteur libre, et que la stabilité de l’emploi était presque aussi assurée dans un cas que dans l’autre.

Par contre, pour qu’une société moderne progresse vers le mieux-être, il est indispensable que la distribution et l’entretien des biens produits soient organisés par des travailleurs libres, responsables, que l’artisan et le commerçant discutent de leurs services avec le client à leur profit mutuel. Le collectivisme mène à la paralysie. Nous en avons donné des exemples frappants. Le rétablissement d’une économie libre à l’échelon inférieur est une nécessité qui se traduit par la révolte de pays, qui, comme la Pologne et la Hongrie ont connu une organisation économique libérale et ont pu faire la comparaison avec l’état actuel.

 

La Part du Sentiment National

Sans doute, on doit faire sa part au sentiment national. Mais il ne se serait pas traduit aussi violemment si la situation économique avait été moins mauvaise. Si elle avait été bonne, il est probable qu’il serait resté à l’état latent, comme une nostalgie du passé. Ce qui a sauté, ce sont les entraves mises au progrès par le collectivisme soviétique tout juste bon à maintenir, au niveau des besoins élémentaires, une population encore primitive dans son ensemble. C’est la raison pour laquelle depuis un an la politique russe cherche à étendre son influence sur les pays sous-développés. Il y a longtemps d’ailleurs qu’en Europe elle reste sur la défensive. Par contre, le communisme surtout connu de l’extérieur, a encore un vaste champ d’action sur les peuples arriérés qui n’ont rien à perdre et pour qui communisme et nationalisme s’appuient.

Cependant, la politique russe n’a pas de ce côté la partie aussi facile qu’on pourrait croire. Déjà les relations avec la Chine ne sont plus aussi étroites qu’auparavant. Chou en Laï a fait, dit-on, pression sur Moscou pour que les Soviets n’interviennent pas par la force en Pologne. En outre, le communisme rencontre de fortes résistances en Inde et dans tous les pays musulmans ou non. Le racisme n’agit pas contre les seuls Occidentaux. Les Russes sont des blancs. Ils auraient tort de l’oublier.

 

Une Nouvelle Page d’Histoire

Que les événements de Hongrie et de Pologne aient une grande portée historique, cela ne fait pas de doute. Ils font en quelque sorte pendant aux difficultés de la France et de l’Angleterre avec les peuples de couleur. L’U.R.S.S. est frappée pour d’autres raisons, mais peut-être plus profondément à longue échéance. Le déclin de l’Occident sera sans doute concomitant d’un déclin du bolchévisme soviétique.

 

Une Nouvelle Phase

Mais ce sont là des vues d’avenir. Pour le moment, il ne s’agit en Pologne et en Hongrie que d’une première phase, le passage de la domination du communisme russe au communisme national. Gomulka est aussi convaincu, aussi fanatique (du moins jusqu’à ce jour) que pouvait l’être un Trotski. Nationaliste, il l’est et ne peut pas ne pas l’être, tant la pression populaire est forte. Mais il demeure idéologiquement lié avec les Soviets et en politique extérieure, il restera orienté vers Moscou ; beaucoup plus qu’un Cyrankiewicz, son collègue ancien social-démocrate, qui penserait plutôt européen et regarde, comme beaucoup de ses compatriotes, vers l’Occident, vers Bonn même. (Il ne serait pas étranger au discours de Carlo Schmidt dont nous parlions l’autre jour).

La situation est exactement la même en Hongrie ; les hommes nouveaux sont aussi communistes que les anciens, jusqu’au jour tout au moins où ils prennent le pouvoir. Mais ceci n’est qu’une première phase. De la même façon, mais à rebours, peut-on dire, les révolutions du passé ont commencé par être dirigées par des modérés, par rapport à l’ordre antérieur. Puis peu à peu les extrémistes ont achevé l’ouvrage. Nous pensons qu’il en sera de même en Europe centrale aujourd’hui. Tout dépend de la stabilité intérieure de l’U.R.S.S.

 

L’Avenir de l’U.R.S.S.

Si là-bas aussi les discussions affaiblissent l’appareil gouvernemental, la libération des satellites ira vite, sinon ils seront pris entre la puissance militaire de Moscou et les intrigues vigilantes de Tito et l’on n’ira guère au-delà d’une transformation économique. Cependant, l’écart entre les niveaux de vie de part et d’autre du rideau de fer est trop énorme pour que les choses en restent là. L’économique réagira sur le politique, surtout si les contacts individuels se multiplient comme cela semble inévitable.

 

L’Affaire de Jordanie

L’affaire de Suez est éclipsée par les événements de Pologne et aussi par la lutte d’influence qui se déroule en Jordanie. Les Egyptiens ont gagné les élections dans ce pays dimanche, mais pas assez nettement pour que les autres forces en présence soient balayées. Le roi Hussein a encore des appuis ; l’Angleterre et les deux souverains d’Irak et d’Arabie. Beaucoup de Jordaniens en place ne se résoudront pas à se mettre sous les ordres de Nasser. L’attitude d’Israël qui peut beaucoup pour faire pencher la balance ne manque pas d’habileté ni de prudence. Les Israéliens n’ont pas intérêt à voir Nasser, leur seul redoutable ennemi, contrôler Amman. Les Etats-Unis ne resteront pas neutres. La partie est si compliquée qu’on ne saurait s’aventurer à en prédire le dénouement. Nasser cependant, pas plus là qu’ailleurs n’a gagné la partie.

 

                                                                                                       CRITON

 

Criton – 1956-10-20 – La Mesure Commune

original-criton-1956-10-20  pdf

Le Courrier d’Aix – 1956-10-20 – La Vie Internationale.

 

La Mesure Commune

 

La diplomatie américaine emploie toutes ses ressources pour qu’aucun événement d’ordre international ne vienne troubler les élections du 6 novembre. Elle a réussi pour l’affaire de Suez à se ménager le temps de respirer. Mais comme ce nouveau délai est favorable à Nasser, le Ministre français a convoqué les Britanniques à Paris pour les convaincre d’obliger l’Egypte à découvrir ses intentions au plus tôt. Londres paraît moins pressé. Eden est résigné à se contenter d’un compromis en retrait sur ses intentions premières comme le laissait entendre son discours au Congrès conservateur. Il attend que Nasser précise ses vues sur l’interprétation des six points auxquels son ministre des affaires étrangères El Fawzi a souscrit devant l’O.N.U. Au cas où les propositions égyptiennes seraient décevantes, on entrerait réellement en négociation avec l’appui de la nouvelle Administration américaine libérée de ses préoccupations électorales.

 

Les Élections Américaines

Les Gallup vont leur train sur les résultats à attendre du grand scrutin. La popularité d’Eisenhower avait sensiblement baissé au début d’octobre et Stevenson avait pris un bon départ. Mais il n’est décidément pas photogénique ; il ne « prend pas » sur l’électeur ; ce qui est sûr, c’est qu’il y aura plus d’abstentions qu’en 1952 ; ce qui est très probable, c’est qu’Ike l’emportera avec une majorité réduite mais confortable. En revanche, le G.O.P., le Parti républicain, semble devoir manquer une seconde fois d’obtenir la majorité dans les deux chambres, sans doute avec des effectifs diminués.

Ce qui ressort avec le plus d’évidence, c’est la difficulté qu’ont les adversaires à trouver des terrains de discussion. Stevenson a commis une faute en demandant la renonciation aux expériences atomiques et l’abolition de la conscription. Les Républicains n’ont pas eu de peine à montrer le caractère démagogique de ces propositions. Le public est plutôt apathique. D’abord parce qu’il n’y a pas pour l’ensemble de la population de problème aigu qui l’affecte. La prospérité est évidente, la paix peut être maintenue et l’on se fie volontiers à Eisenhower pour cela. Il y a bien des groupes de mécontents : les noirs que la ségrégation irrite, mais aucun des deux candidats ne s’est compromis sur ce point ; les fermiers qui se plaignent d’être les déshérités de l’économie florissante ; mais personne là-dessus ne peut promettre des miracles. Quelques secteurs aussi à la traîne comme le textile et l’outillage agricole. Mais tout cela ne constitue pas un thème émotionnel d’ordre national. Le public sent aussi que les élections sont presque exclusivement une question de personnes et que quel que soit le gouvernement, sa politique générale ne se distingue guère de celle que son opposant aurait faite. C’est d’ailleurs un sentiment commun à toutes les masses démocratiques.

 

Les Impératifs Politiques

Les impératifs qui commandent la gestion des états sont tellement inflexibles que l’opposition une fois au pouvoir fait à peu près la politique de ceux qu’elle a renversés. Nous en avons en France l’exemple le plus éclatant, si éclatant qu’on s’en étonne dans un pays où les antagonismes politiques sont si virulents. Si les Travaillistes venaient au pouvoir en Angleterre, on verrait, comme chez nous, qu’après avoir jeté quelques os à la clientèle, ils feraient, malgré M. Bevan et peut-être avec lui, la politique des Conservateurs. Cette constatation d’importance majeure a son aspect favorable et aussi son revers. La continuité d’une politique nationale est à peu près assurée. Par contre, la masse qui sent son impuissance se désintéresse de l’enjeu. Et malheureusement, l’Etat tentaculaire ayant pris le contrôle de la plupart des activités, ce sont les politiciens qui tiennent tout le pouvoir. Les luttes de personnes pour s’emparer des leviers de commandes passent avant l’intérêt général (ce que nous venons de voir en France ces jours-ci). Mais cela n’est pas très différent à Bonn et tend même à le devenir – qui l’eût cru – dans les démocraties dites populaires.

 

Tito et les Satellites

Malgré les difficultés, il nous semble que nous tenons toujours le fil conducteur des événements d’Europe centrale : la presse a publié une bien amusante photographie de la réception de Geroë, le leader communiste hongrois avec Tito. Il est difficile d’imaginer plus d’hypocrisie dans leurs sourires. Cher ami, je te tiens, semble penser le Maréchal. Je saurai bien prendre ma revanche, car tu as besoin de moi, semble dire Geroë. Les chefs des démocraties populaires viennent  l’un après l’autre à Belgrade rendre hommage à Tito. Ainsi l’a voulu Krouchtchev qui, l’an passé, a donné l’exemple. Il s’agit pour eux de se « blanchir ».

Devant les menaces populaires et l’effondrement possible des régimes communistes, les hommes de paille de Moscou ont commencé par rejeter sur les Staliniens la responsabilité de tous les malheurs du peuple. On a réhabilité les victimes, à grand renfort de cérémonies, arrêté ou vilipendé les prédécesseurs les plus détestés de la foule. En se réconciliant avec Tito, ils font espérer un changement complet de politique et surtout l’indépendance à l’égard de Moscou, dont Tito a donné l’exemple.

Il n’est pas sûr d’ailleurs, que les masses soient dupes de cette mise en scène, en Hongrie du moins. Mais la manœuvre est claire. La déstalinisation est pour les Russes le seul moyen d’éviter le pire, c’est-à-dire la perte des Satellites. Ils sont d’accord avec Tito pour que les choses n’aillent pas trop loin, car si la révolte éclatait, c’est le régime communiste qui serait emporté et les pays d’Europe Centrale iraient non pas à Tito mais ver l’Occident. Tito a plus d’intérêts à avoir dans les capitales voisines des complices, même ennemis, que de se trouver isolé au bord d’une Europe qui, débarrassée des Russes, ferait bloc avec l’Occident. Il serait condamné lui-même à brève échéance.

Dès lors, le duel Kremlin-Tito prend l’aspect d’une lutte d’influence dont les limites sont tracées par la peur commune de la liberté. De plus, les possibilités de Tito sont limitées elles-mêmes par les antagonismes nationaux entre les satellites et la Yougoslavie. Il y a l’hostilité séculaire des Serbes et des Bulgares – la rencontre entre Tito et les chefs bulgares n’a pas donné grand résultat – et la question brûlante des minorités hongroises incorporées à la Yougoslavie. Aucune solidarité véritable ne peut s’établir entre Roumains et Hongrois, entre Serbes et Bulgares, entre Tchèques et Polonais, qui ont tous des revendications nationales à exercer les uns contre les autres. Seul le joug soviétique les empêche d’éclater et Tito ne peut réussir à étendre son influence que si les Russes tiennent tous ces peuples ennemis dans une certaine immobilité. On comprend aisément qu’il ait fallu quinze jours d’entretiens pour que Tito et les Soviets se mettent, dans une certaine mesure, d’accord pour ne pas se nuire au point de se perdre mutuellement.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1956-10-13 – Les Chances de la Liberté

original-criton-1956-10-13  pdf

Le Courrier d’Aix – 1956-10-13 – La Vie Internationale.

 

Les Chances de la Liberté

 

L’affaire de Suez suit le cours prévu. Après une dernière affirmation publique des antagonismes, on est entré, à huis-clos, dans la phase des conversations privées. Déjà, les positions anglaises et égyptiennes se sont sensiblement assouplies. Les difficultés apparaîtront quand on abordera les négociations proprement dites. Il s’agit de trouver une formule qui permettra aux Franco-Anglais et aux Egyptiens de sauver la face. Il faudra sans doute attendre que s’estompe le souvenir des véhémences du début. Dulles semble tenir en mains les ficelles du  jeu. Les Anglais, harcelés par leurs difficultés financières, ont un besoin urgent de 500 millions de dollars pour boucler les mois critiques. Les Egyptiens sentent la résistance de leurs confrères arabes et aussi de l’Inde à leurs ambitions d’hégémonie en Orient. Le moment viendra où l’on aura de part et d’autre quelque hâte à enterrer l’affaire. Les Américains s’efforceront à l’amiable de contenter tout le monde et personne.

 

Suez et les Pétroles

En réalité, le véritable enjeu de l’affaire de Suez n’a pas été mesuré exactement au départ. Ce n’était pas le Canal dont le libre passage ne pouvait être bloqué durablement par quiconque, mais les pétroles du Moyen-Orient. L’Egypte est en effet le parent pauvre du Bloc arabe. Elle ne détient ni les puits, ni les pipelines. Le premier objectif de Nasser est de participer à ces richesses sans lesquelles il sera toujours tributaire, soit de l’Occident, soit des Soviets. Pour cela, il a cherché à constituer dans chacun des pays pétroliers des groupes de partisans capables de faire pression sur les souverains, et au besoin, si ceux-ci se montraient hostiles, de faire accéder ses créatures au pouvoir par un coup d’État. Le roi Hussein de Jordanie était particulièrement visé ; il a tenu jusqu’ici. Le roi d’Arabie Saoudite aurait été circonvenu à son tour et s’il avait dû céder, les autres Cheiks de moindre prestige auraient été dépossédés. Le pétrole de l’Arabie aurait été aux mains des vassaux de Nasser. Avec cette richesse en mains, il lui était facile de faire chanter l’Occident et de transformer l’Egypte en une grande nation. La nationalisation du Canal de Suez n’était qu’un prélude destiné bien moins à assurer à l’Egypte un profit matériel – ce qu’on savait bien illusoire – que de conférer à Nasser le prestige nécessaire pour subjuguer ses voisins.

L’habileté aurait consisté, au lieu de lui lancer un défi stupide et inopérant, d’agir sur ses victimes désignées pour qu’elles lui barrent la route. Heureusement, les Orientaux ont compris bien avant les diplomates et ministres d’Occident et aujourd’hui, quelle que soit l’issue du conflit du Canal, on sait bien que les roitelets d’Orient ne se laisseront pas sacrifier aux ambitions égyptiennes. La rencontre à El Damman entre Fayçal d’Irak et le roi Saoud, la réponse évasive de la Ligue Arabe aux sollicitations de Nasser ont fixé les limites de leur solidarité avec lui.

Quoi qu’on en dise, Foster Dulles et ses adjoints en Orient n’ont pas manqué d’habileté. Il leur reste à mener l’affaire à son terme quand elle aura mûri. D’autant qu’il se confirme que les Russes sont trop inquietés en Europe pour donner à Nasser autre chose qu’un appui diplomatique.

 

Tito et les Soviets

Il n’est pas facile de percer les mystères des relations entre Tito et le Kremlin. Tout ce que l’on sait confirme cependant nos hypothèses. Pressé par Krouchtchev de limiter les dégâts de la déstalinisation, il a dû, en Russie, chercher à convaincre les Staliniens qu’il était impossible de faire machine arrière et quant à lui, n’a rien promis pour faire obstacle à la poussée de « Titisme » observée chez les satellites. A peine rentré à Belgrade, il a reçu les délégations des Partis frères de Hongrie, de Bulgarie et de Roumanie, ses voisins immédiats, et même les Italiens. Ce n’est évidemment pas pour leur recommander de suivre les directives de Moscou. Il s’est abstenu cependant de se mêler de la Pologne où les affaires vont trop bien pour lui et trop mal pour les Russes pour qu’il ait besoin de souffler le feu.

 

La Crise Polonaise

Les Soviets en effet voient les difficultés s’accumuler à Varsovie. Les durs semblent avoir perdu la partie. Plusieurs ministres ont été limogés, et la rentrée en scène de Gomulka le leader « Titiste » écarté jusqu’ici paraît proche. Les Russes ont bien envoyé en Pologne plusieurs divisions pour impressionner les dissidents, mais il leur est difficile d’employer la force contre un mouvement quasi-unanime de la population ; ils ne le pourraient qu’en cas d’insurrection, mais devant une évolution purement politique, leurs moyens sont limités.

Ils le sont aussi en matière économique. Les 100 millions de roubles qu’ils ont envoyés au secours de la détresse polonaise sont dérisoires au regard des besoins. Que feront-ils si Gomulka revenu au pouvoir demande assistance aux U.S.A. ? Renouveler le veto infligé à Prague contre l’octroi aux Tchèques des bénéfices du Plan Marshall ? Ce serait exaspérer l’opinion polonaise à la limite du désespoir, comme on l’a vu à Poznań. C’est sans doute cet embarras qui prolonge au Présidium Suprême la prépondérance de Krouchtchev. Notre impression toutefois, est, depuis son arrivée au pouvoir, qu’il ne tiendrait pas longtemps. Nous verrons.

 

L’Évolution de la Politique de Bonn

La politique de l’Allemagne occidentale présente actuellement un grand intérêt. La dernière bombe a été le discours du leader socialiste Carlo Schmid préconisant une négociation directe avec la Pologne au sujet de la ligne frontière Oder-Neisse. De son côté, le leader nationaliste sarrois Schneider a parlé d’une bande d’Europe centrale neutre allant de la Scandinavie à l’Adriatique englobant l’Allemagne réunifiée et la Pologne. Le vieil Adenauer qui sent le vent, a changé inopinément ses batteries. Il a d’abord, en y mettant le prix, liquidé le litige franco-sarrois, l’accord sur la Sarre pouvant servir de modèle au règlement des autres problèmes territoriaux, la réunification d’abord, la Silésie ensuite. D’autre part, dans son discours de Bruxelles, il a lancé à l’endroit des Etats-Unis des critiques inattendues : prenant prétexte d’un soi-disant plan Radford visant à réduire les forces américaines en Allemagne, il a souscrit au service de douze mois au lieu de dix-huit, accepté aussi une forte réduction des achats d’armements américains. Il a cherché en même temps à reprendre l’initiative de la relance européenne avec Mollet et Spaak, parlé enfin d’une troisième force européenne à laquelle devrait s’associer l’Angleterre, indépendante des Etats-Unis et des Soviets.

Ajoutons que  des parlementaires libéraux se rendent en Allemagne orientale pour rencontrer les figurants de même nuance qui siègent à Pankow. Chacun sait que la position d’Ulbricht et de Grotewohl est chaque jour plus précaire. Pour les faire sauter sans insurrection, il faut que la Pologne se libère de Moscou et que les dirigeants polonais soient rassurés sur les intentions allemandes, car la peur d’une grande Allemagne est le meilleur atout des Russes à Varsovie.

Réussira-t-on à faire lâcher prise à l’ours moscovite ? Ce sera dur. Mais Moscou ne peut tenir que s’il conserve chez les satellites un minimum de partisans et de complices. Si la machine administrative venait à s’enrayer, des militaires étrangers pourraient-ils maintenir l’ordre et faire tourner les services ? Il faut se méfier des impondérables. Nous ne sommes plus au XIX° siècle. L’époque de « l’ordre règne à Varsovie » est peut-être révolue. Les Russes ne s’en rendent sans doute pas compte. On a vu comment réagissent les forces morales quand les sabres s’agitent. Et les gens du Kremlin pourraient, à leur tour, se cogner durement aux mêmes résistances.

 

                                                                                            CRITON