original-criton-1957-07-20 pdf
Le Courrier d’Aix – 1957-07-20 – La Vie Internationale.
Seigneurs de l’Heure
Le voyage à Prague de Krouchtchev accompagné, mais plus discrètement cette fois, de Boulganine, avait pour objet de faire entériner par le monde communiste la purge de Moscou. Dans quelle mesure a-t-il réussi ? En faisant reconnaître son pouvoir l’a-t-il affermi ? Nous en doutons.
Les Discours de Krouchtchev
Pour s’imposer comme le maître durable du Kremlin, Krouchtchev aurait dû renoncer à ses intempérances de langage, à ses contradictions verbales, à ses expressions grossières à l’égard des adversaires de l’intérieur et surtout du dehors, et de ne pas traiter Eisenhower d’imbécile. Il s’en est au contraire donné à plaisir. Des rumeurs qui continuent à circuler derrière le rideau de fer, on peut retenir que le Krouchtchévisme n’est pas accepté sans murmures. Joukov l’appuie mais on dit que des dissensions existent dans l’armée où Molotov a des amis ; l’exil de Malenkov a irrité ses partisans qui tremblent pour leurs postes. Et ils sont nombreux. Comment les plans de Krouchtchev en matière d’administration ne seront-ils pas sabotés par ses ennemis ? Ce sera d’autant plus facile que le bouleversement prévu est plus vaste. Même avec une collaboration entière et loyale, l’affaire n’irait pas sans mécomptes.
Russes et Tchèques
Par ailleurs, il est certain que le voyage en Tchécoslovaquie a été parfaitement organisé. Le pays passe avec raison pour le plus sûr et le seul relativement prospère des satellites. Les dirigeants qui craignent pour leurs situations se sont surpassés. Le succès de Krouchtchev a été orchestré partout. Cependant, il est indéniable que la visite du Maître russe n’a pas été mal accueillie par la foule. On n’a pas eu besoin de mesures de sécurité exceptionnelles. Il y a même eu quelque chaleur, sauf chez les ouvriers de Pilsen. Cela peut étonner, mais s’explique.
Ce n’est pas par amour des Russes ni du communisme que les Tchèques saluent Krouchtchev, mais parce que cette présence les rassure. Ils sont inquiets de la résurrection de l’Allemagne et ils se sentent menacés, à tort ou à raison, en cas de réunification de celle-ci, par le retour à leurs frontières d’une force qui les a écrasés et qui a avec eux le compte des Sudètes à régler.
Ce sentiment existe également en Pologne, mais les Polonais, plus légers, pensent davantage aux misères présentes qu’aux souffrances passées. Le seul lien solide entre Tchèques et Russes est donc cette méfiance à l’égard des Germains ; de plus, les Russes n’occupent pas réellement le pays. Ils ne l’ont pas envahi en 1945 et il n’y a pas entre les deux peuples d’inimitié séculaire. C’est pourquoi Krouchtchev l’avait choisi pour s’y sentir plus fort. A cet égard, il a dû être satisfait.
Pause du Désarmement
La scène internationale se vide un peu ; la Conférence du Désarmement, comme prévu, va s’ajourner. Les déclarations négatives de Zorine et les propos désobligeants de Krouchtchev préludent à une pause prolongée. On a l’impression que les Soviets occupés ailleurs, n’ont pas mis au point leur tactique pour la suite à donner aux débats. Zorine lui-même n’est pas sûr de rester en place. Les Alliés, de leur côté, ne sont pas d’accord et à Washington beaucoup d’influents cherchaient à torpiller Stassen. On désarmera plus tard. En attendant, Washington annonce un plan de dotation d’armes atomiques à l’O.T.A.N., cela pour éviter que d’autres en fabriquent.
Le Problème Algérien
C’est, il faut bien le dire, le problème algérien qui devient la première préoccupation internationale. De tous côtés, on sent le besoin d’en sortir et toutes les solutions sont pesées. Le Plan Jules Moch a fait grand bruit. Avec un système de double souveraineté, l’une française, l’autre algérienne, ce serait revenir sous une autre forme déguisée au système du partage, et, au fond, à une manière de ségrégation géographique au lieu d’être interne comme en Afrique du Sud.
Il ne nous appartient pas d’en juger ; disons que ce plan traduit une préoccupation essentielle : celle de l’accroissement rapide de la population musulmane d’Algérie qui fatalement un jour submergera la minorité européenne. Aucune solution ne vaut contre cette expansion démographique. Même résolu momentanément, le problème se reposerait à terme. Il semble donc que même si le plan Moch, comme il est certain, est sans lendemain, il n’en révèle pas moins une maturation des idées sur les relations franco-musulmanes.
Une pression extérieure s’exerce sur la France, encore discrète, mais insistante. Un problème ne peut pas traîner dans les mêmes termes indéfiniment. L’opinion internationale veut qu’on fasse quelque chose, de part et d’autre d’ailleurs. Car au Maroc où les positions évoluent, et même à Tunis, on reconnaît l’urgence d’une solution qui, si elle n’intervenait pas, laisserait en suspens une foule de questions de première importance.
A cet égard, la diplomatie américaine, à Rabat, à Tunis et aussi à Madrid n’est pas à sens unique comme on a tendance ici à le croire. Internationaliser le problème algérien – il y a tant de manières de le faire – n’est pas nécessairement prendre parti contre les intérêts français.
L’Inflation en France et en Angleterre
L’inflation demeure en Angleterre et en France le problème majeur. Des diverses formes qu’elle revêt, c’est surtout l’inflation des salaires qui montent plus vite que la productivité, qui domine. La situation de l’Angleterre en apparence moins altérée est plus grave que la nôtre bien que les difficultés des deux côtés soient énormes. Une rupture d’équilibre à Londres, ce n’est pas seulement la Livre qui s’effondre, c’est la zone Sterling tout entière qui se désagrège. La dévaluation ne serait pas un remède ; tandis que chez nous, on va se résigner peu à peu à un nouveau palier, après tant d’autres, où par la hausse des prix et la dépréciation de la monnaie, on épongera le pouvoir d’achat excédentaire créé par la montée des salaires.
L’opération ne sera pas aussi facile que par le passé, car il y a devant nous, au moins en théorie, les perspectives du Marché Commun et le palier qu’on cherche à établir ne devra pas être un nouvel échelon vers le bas, servant de pause avant une nouvelle chute. Un règlement du problème monétaire français doit être final. C’est en cela que le Marché Commun peut servir de garde-fou aux revendications extravagantes, sinon la solidarité européenne serait une fois de plus rompue, et la répétition d’expédients utilisés ici depuis près d’un demi-siècle isolerait peu à peu la France du marché mondial ; ce qui était possible hier, mais ne le sera certainement plus demain.
CRITON