Criton – 1957-07-20 – Seigneurs de l’Heure

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Le Courrier d’Aix – 1957-07-20 – La Vie Internationale.

 

Seigneurs de l’Heure

 

Le voyage à Prague de Krouchtchev accompagné, mais plus discrètement cette fois, de Boulganine, avait pour objet de faire entériner par le monde communiste la purge de Moscou. Dans quelle mesure a-t-il réussi ? En faisant reconnaître son pouvoir l’a-t-il affermi ? Nous en doutons.

 

Les Discours de Krouchtchev

Pour s’imposer comme le maître durable du Kremlin, Krouchtchev aurait dû renoncer à ses intempérances de langage, à ses contradictions verbales, à ses expressions grossières à l’égard des adversaires de l’intérieur et surtout du dehors, et de ne pas traiter Eisenhower d’imbécile. Il s’en est au contraire donné à plaisir. Des rumeurs qui continuent à circuler derrière le rideau de fer, on peut retenir que le Krouchtchévisme n’est pas accepté sans murmures. Joukov l’appuie mais on dit que des dissensions existent dans l’armée où Molotov a des amis ; l’exil de Malenkov a irrité ses partisans qui tremblent pour leurs postes. Et ils sont nombreux. Comment les plans de Krouchtchev en matière d’administration ne seront-ils pas sabotés par ses ennemis ? Ce sera d’autant plus facile que le bouleversement prévu est plus vaste. Même avec une collaboration entière et loyale, l’affaire n’irait pas sans mécomptes.

 

Russes et Tchèques

Par ailleurs, il est certain que le voyage en Tchécoslovaquie a été parfaitement organisé. Le pays passe avec raison pour le plus sûr et le seul relativement prospère des satellites. Les dirigeants qui craignent pour leurs situations se sont surpassés. Le succès de Krouchtchev a été orchestré partout. Cependant, il est indéniable que la visite du Maître russe n’a pas été mal accueillie par la foule. On n’a pas eu besoin de mesures de sécurité exceptionnelles. Il y a même eu quelque chaleur, sauf chez les ouvriers de Pilsen. Cela peut étonner, mais s’explique.

Ce n’est pas par amour des Russes ni du communisme que les Tchèques saluent Krouchtchev, mais parce que cette présence les rassure. Ils sont inquiets de la résurrection de l’Allemagne et ils se sentent menacés, à tort ou à raison, en cas de réunification de celle-ci, par le retour à leurs frontières d’une force qui les a écrasés et qui a avec eux le compte des Sudètes à régler.

Ce sentiment existe également en Pologne, mais les Polonais, plus légers, pensent davantage aux misères présentes qu’aux souffrances passées. Le seul lien solide entre Tchèques et Russes est donc cette méfiance à l’égard des Germains ; de plus, les Russes n’occupent pas réellement le pays. Ils ne l’ont pas envahi en 1945 et il n’y a pas entre les deux peuples d’inimitié séculaire. C’est pourquoi Krouchtchev l’avait choisi pour s’y sentir plus fort. A cet égard, il a dû être satisfait.

 

Pause du Désarmement

La scène internationale se vide un peu ; la Conférence du Désarmement, comme prévu, va s’ajourner. Les déclarations négatives de Zorine et les propos désobligeants de Krouchtchev préludent à une pause prolongée. On a l’impression que les Soviets occupés ailleurs, n’ont pas mis au point leur tactique pour la suite à donner aux débats. Zorine lui-même n’est pas sûr de rester en place. Les Alliés, de leur côté, ne sont pas d’accord et à Washington beaucoup d’influents cherchaient à torpiller Stassen. On désarmera plus tard. En attendant, Washington annonce un plan de dotation d’armes atomiques à l’O.T.A.N., cela pour éviter que d’autres en fabriquent.

 

Le Problème Algérien

C’est, il faut bien le dire, le problème algérien qui devient la première préoccupation internationale. De tous côtés, on sent le besoin d’en sortir et toutes les solutions sont pesées. Le Plan Jules Moch a fait grand bruit. Avec un système de double souveraineté, l’une française, l’autre algérienne, ce serait revenir sous une autre forme déguisée au système du partage, et, au fond, à une manière de ségrégation géographique au lieu d’être interne comme en Afrique du Sud.

Il ne nous appartient pas d’en juger ; disons que ce plan traduit une préoccupation essentielle : celle de l’accroissement rapide de la population musulmane d’Algérie qui fatalement un jour submergera la minorité européenne. Aucune solution ne vaut contre cette expansion démographique. Même résolu momentanément, le problème se reposerait à terme. Il semble donc que même si le plan Moch, comme il est certain, est sans lendemain, il n’en révèle pas moins une maturation des idées sur les relations franco-musulmanes.

Une pression extérieure s’exerce sur la France, encore discrète, mais insistante. Un problème ne peut pas traîner dans les mêmes termes indéfiniment. L’opinion internationale veut qu’on fasse quelque chose, de part et d’autre d’ailleurs. Car au Maroc où les positions évoluent, et même à Tunis, on reconnaît l’urgence d’une solution qui, si elle n’intervenait pas, laisserait en suspens une foule de questions de première importance.

A cet égard, la diplomatie américaine, à Rabat, à Tunis et aussi à Madrid n’est pas à sens unique comme on a tendance ici à le croire. Internationaliser le problème algérien – il y a tant de manières de le faire – n’est pas nécessairement prendre parti contre les intérêts français.

 

L’Inflation en France et en Angleterre

L’inflation demeure en Angleterre et en France le problème majeur. Des diverses formes qu’elle revêt, c’est surtout l’inflation des salaires qui montent plus vite que la productivité, qui domine. La situation de l’Angleterre en apparence moins altérée est plus grave que la nôtre bien que les difficultés des deux côtés soient énormes. Une rupture d’équilibre à Londres, ce n’est pas seulement la Livre qui s’effondre, c’est la zone Sterling tout entière qui se désagrège. La dévaluation ne serait pas un remède ; tandis que chez nous, on va se résigner peu à peu à un nouveau palier, après tant d’autres, où par la hausse des prix et la dépréciation de la monnaie, on épongera le pouvoir d’achat excédentaire créé par la montée des salaires.

L’opération ne sera pas aussi facile que par le passé, car il y a devant nous, au moins en théorie, les perspectives du Marché Commun et le palier qu’on cherche à établir ne devra pas être un nouvel échelon vers le bas, servant de pause avant une nouvelle chute. Un règlement du problème monétaire français doit être final. C’est en cela que le Marché Commun peut servir de garde-fou aux revendications extravagantes, sinon la solidarité européenne serait une fois de plus rompue, et la répétition d’expédients utilisés ici depuis près d’un demi-siècle isolerait peu à peu la France du marché mondial ; ce qui était possible hier, mais ne le sera certainement plus demain.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1957-07-13 – Règlement de Comptes

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Le Courrier d’Aix – 1957-07-13 – La Vie Internationale.

 

Règlement de Comptes

 

Le règlement de comptes intervenu au Kremlin nous semble avoir soulevé une émotion exagérée. Les quatre principaux personnages avaient été depuis longtemps mis à l’écart des premiers rôles, de même que Pervoukine et Sabourov ces derniers mois. Récemment, ils avaient essayé de relever la tête à la faveur du grand bouleversement administratif décidé par Krouchtchev. La fureur des bureaucrates moscovites leur offrait une occasion de regrouper une opposition. Mais le maréchal Joukov, lui, a vu là un moyen de discréditer un peu plus les politiciens, ce qui fait toujours plaisir aux militaires et de s’approcher du pouvoir suprême. Il s’est rangé au parti de Krouchtchev quitte à s’en débarrasser si la politique de celui-ci échoue, ce qui nous a toujours paru probable. Personne ne se lèvera pour sauver Krouchtchev, pas plus qu’on ne l’a fait pour Molotov et ses associés, pourtant moins impopulaires. La dictature Krouchtchev n’est qu’apparente. Elle ne ressemble pas à celle de Staline.

La Société russe est en pleine évolution. En s’attaquant à la bureaucratie, Krouchtchev ne fait qu’accélérer cette évolution. La nouvelle élite de technocrates et d’intellectuels sent fort bien que l’idéologie du marxisme léninisme est surannée et que pour que la Russie devienne une grande nation moderne, il est temps qu’elle s’occidentalise.

On se tromperait fort au reste si l’on pensait que les manifestations de comités – assez sinistres d’ailleurs – qui se répandent dans toute l’U.R.S.S. pour vilipender les victimes de Krouchtchev après les avoir adulées, sont un signe de ralliement au chef du Kremlin. Tout cela est réglé par les officiels qui tiennent à leurs postes et se rangent toujours du côté du plus fort. Ils acclameront invariablement le vainqueur du jour et forcent leurs subordonnés à faire chorus. Tout ceci d’ailleurs ajoute au discrédit du parti qui est très profond dans les masses. Il court une foule d’anecdotes sur B. et K. qui ressemblent, en moins indulgent, aux plaisanteries dont nous gratifions nos politiciens. En Russie, le régime tient par la force des armes et la passivité foncière du peuple. Sa définition séculaire tient toujours : une dictature tempérée par l’assassinat.

Si le bouleversement administratif de Krouchtchev aggrave l’anarchie économique, la Russie changera de maîtres. Nous n’aurons peut-être pas à nous en réjouir, l’impérialisme russe n’en serait probablement que plus vigoureux sous la botte militaire. Souhaitons plutôt que les révolutions de palais se prolongent, c’est grâce à elles qu’au cours des siècles, l’expansion russe a connu des replis.

 

La Grande Peur

De tous les récits plus ou moins dramatiques de la chute du quatuor, un seul paraît authentique. Kaganovitch aurait déclaré au moment où la chute de Krouchtchev allait être mise aux voix, que celui-ci avait fait appel à l’armée pour se maintenir. Ce simple mot retourna la situation ; tous les délégués, pris de peur, se rallièrent à Krouchtchev. Une autre peur parcourt l’échine des dirigeants tchécoslovaques qui ont toujours professé le plus scrupuleux stalinisme. Ils se sont précipités au-devant du nouveau maître, obligeant les malheureux tchèques qui les haïssent à accueillir avec des chants et des fleurs l’oppresseur du Kremlin.

Mais laissons ces tristes sujets.

 

Pause à la Conférence du Désarmement

Malgré les intentions proclamées de détente internationale, le règne de Krouchtchev commence par un refus, si règne il y a, (car la politique étrangère du Kremlin nous paraît bien dirigée par quelque tout puissant anonyme qui ne varie jamais son style et ses moyens). Donc le premier acte a été, ce qui, sauf avis contraire, paraît le torpillage de la Conférence du Désarmement. Zorine à son tour devient M. Niet.

Les choses en resteront-elles là ? C’est peu probable. Les Américains qui seront satisfaits d’un échec tiennent surtout à en faire retomber la responsabilité sur les Russes. Ceux-ci rouvriront-ils le débat pour l’éviter ? Ils ne doivent plus se faire beaucoup d’illusions sur leur prestige international après le drame de Hongrie et la dernière purge. Et peut-être Joukov qui tient les ficelles se soucie peu de désarmement.

Le Plan américain pour amener Nasser à la raison se poursuit méthodiquement. Après l’avoir coupé du groupe Jordano-Saoudien, Foster Dulles s’emploie, en réplique au nouveau chantage soviétique, à le presser du côté de l’Éthiopie et du Soudan.

On se souvient que l’Amiral des U.S.A., Arnold Karo, avait mis au point cet hiver un programme de mise en valeur du Lac Tana et du Nil bleu. Ces réservoirs gigantesques commandent le débit du Nil en Égypte. On se rappelle peut-être aussi le rôle que ces sources du Nil ont joué dans la lutte entre Mussolini et l’Angleterre, maîtresse alors de l’Égypte. Le Barrage d’Assouan que Nasser veut construire pour irriguer son désert n’est possible que si en amont des barrages ne viennent pas diriger l’eau vers d’autres terres à féconder.

On voit ainsi quel moyen de pression les Américains tiennent en Éthiopie contre Nasser et les motifs de leur refus de financer le barrage d’Assouan ; plus d’un milliard de dollars sont prévus pour l’exploitation du Haut-Nil. On en est pour le moment aux relevés topographiques, mais l’exécution des projets suivra sans délai. Tôt ou tard, si Nasser veut réaliser son barrage, il devra passer par les conditions américano-éthiopiennes et souscrire à une répartition équitable des eaux. Il le sait si bien qu’il n’a pu s’empêcher d’exhaler sa mauvaise humeur dans la récente interview accordée aux journalistes américains. La tenaille lentement se resserre.

Il fallait qu’Eden fût bien affaibli et M. Pineau fort dépourvu de sens politique pour ne pas utiliser, en accord avec les U.S.A., ces moyens de pression contre Nasser, qui sont encore loin d’être épuisés. On aurait évité en novembre le désastre de Suez dont les tragiques conséquences pèsent sur notre politique africaine.

 

Le Sénateur Kennedy et l’Algérie

L’intervention du sénateur Kennedy dans la question algérienne est peut-être le dixième épisode du genre depuis un demi-siècle. Un sénateur ambitieux appartenant au parti dans l’opposition soulève une question irritante de politique internationale pour se faire de la publicité en vue des prochaines élections présidentielles, cela en général sur le dos d’un allié et ami, l’Angleterre en général, et souvent la France. Une tempête de protestations surgit ; échange de propos désagréables, le Secrétaire d’Etat est obligé, pour arranger les choses, de se compromettre en défendant les Alliés, et l’opposition en tire parti pour décrier le Gouvernement. On a tort de prendre ces opérations au tragique. Cela fait partie du jeu de la démocratie made in U.S.A. Les vrais problèmes n’en sont pas nécessairement touchés. Cependant, dans le cas de l’Algérie, cet épisode ajouté à d’autres rend de plus en plus difficilement évitable l’internationalisation du problème.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1957-07-06 – Dégel

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Le Courrier d’Aix – 1957-07-06 – La Vie Internationale.

 

Dégel

 

Si des événements de ces derniers mois on veut rechercher l’essentiel deux traits dominent : la situation dans les pays communistes, de rigide qu’elle était, est devenue mouvante. Au contraire, dans les pays dits capitalistes, la prospérité s’est développée à un rythme qui dépasse toutes les prévisions. Situation qui d’ailleurs n’est pas partout saine et qui suscite de légitimes préoccupations.

 

Le Communisme transitoire selon Foster Dulles

Aussi n’a-t-on pas prêté assez d’attention au récent discours de Foster Dulles : « Le communisme, a-t-il dit, est une phase transitoire et non un état permanent ». La politique qu’il a suivie avec une rigidité et une obstination qu’on lui a beaucoup reprochées, est fondée sur cette assertion. Conserver la paix même au prix de reculs et d’humiliations et éviter une explosion au cas où les difficultés intérieures des pays totalitaires conduiraient leurs dirigeants à tenter l’aventure, qui au moins, momentanément, renforcerait leur pouvoir. S’adapter aux circonstances en attendant que le temps ait fait son œuvre.

Cette politique est assez ingrate, mais tout le monde reconnait aujourd’hui qu’elle a marqué, en Proche-Orient, un succès qui, s’il n’est pas définitif, a tout de même de sérieux fondements. Cependant, ses adversaires ne désarment pas – ni aux Etats-Unis, ni en Europe – et l’on reproche aujourd’hui au Secrétaire d’Etat américain de s’opposer à toute concession politique ou économique à la Chine de Pékin. On lui fait aussi grief de ne pas aller assez loin au-devant de la détente, soit pour aider la Pologne, soit pour accéder aux propositions russes en matière de désarmement. Politique  négative que l’on oppose volontiers à celle d’Eisenhower bien qu’en réalité cette dualité d’attitudes soit purement tactique et à des fins plutôt intérieures qu’extérieures, le Parti républicain devant satisfaire à la fois l’électeur pacifiste et l’électeur nationaliste.

 

Le Dégel en Chine

C’est en Chine rouge que ce dégel est le plus apparent. Il était fatal d’ailleurs que dans cet immense pays où l’anarchie est une habitude et peut-être un besoin, une discipline rigide et uniforme ne puisse se maintenir indéfiniment. Les hérésies doctrinales et aussi les révoltes armées se multiplient. La répression hésite. Tantôt on arrête et on exécute comme récemment dans le Futsing, tantôt un ministre déviationniste fait son mea culpa, d’autres trop orthodoxes sont destitués parce qu’impopulaires, et puis la famine endémique fait à nouveau son apparition dans le Sud sans qu’on ait de quoi la combattre. Mao Tsé Tung et Chou en Laï ne cachent pas leurs hésitations : comment adapter le régime aux exigences des masses sans ramener l’anarchie ? Menacer tout en cédant aux points faibles et tracer des limites à la critique, voilà leur espoir.

Autre trait, le sentiment anti-russe de plus en plus répandu et exprimé jusque dans la presse, au point que le Journal de Pékin a dû publier les chiffres, grossis d’ailleurs en termes de change, de l’aide soviétique : deux milliards de dollars (au pair !).

 

En Russie

En Russie, il est bien difficile de savoir ce qui se passe ; Krouchtchev a éliminé la vieille garde. Mais comment évolue la décentralisation ? Les difficultés du plan sont cependant devenues publiques. Des rumeurs de purge monétaire ont précipité les achats du public. Le Rouble sur les marchés extérieurs et intérieur est tombé à 40 pour un dollar, dix francs à peine. Les remous de l’affaire hongroise ne sont pas apaisés.

La racine du mal, faut-il le répéter, tient toute au mythe de l’industrialisation à tout prix, qui impose aux masses des privations qui ne s’atténuent pas, surtout quand s’y ajoute, comme en Chine et en U.R.S.S. le fardeau d’armements de plus en plus coûteux. Ce mythe va de pair avec le nationalisme. Un développement industriel doit au contraire être l’œuvre des travailleurs prospères. L’Inde en ce moment, qui a vu trop grand aussi dans ses plans industriels, se voit obligée de donner un coup de frein, la situation financière devenant critique. Voilà la véritable contradiction des régimes totalitaires ou de ceux qui, par certains côtés, sont tentés de les imiter. La « crise » qui survient n’a pas les mêmes caractères qu’en pays capitaliste. Elle n’en est pas moins grave.

 

Une Mine de Charbon Polonais aux Capitalistes

Donnons un exemple aussi significatif que pittoresque des changements survenus en pays communistes, sans qu’on n’en rende toujours compte ici. M. Emile Roche, président de notre Conseil Économique vient d’aller en Pologne, et malgré tous les déboires passés infligés aux capitalistes français, des crédits de l’ordre de plus de dix milliards vont être consentis à la Pologne pour équiper ses usines d’électricité et ses mines. Cela reste, si l’on veut, dans le cadre des échanges commerciaux.

Mais les Polonais offrent davantage. Ils voudraient qu’un groupe français consacre 25 milliards à la mise en service d’une mine de charbon dont le produit nous serait entièrement réservé jusqu’au remboursement du prêt, intérêts compris. Si l’affaire réussit, voilà des capitalistes étrangers exploitant en pays communiste une source de matière première à leur profit exclusif ! Nous ne savons pas ce qu’en penserait Lénine, mais il nous semble qu’en fait de déviation, elle est de taille. Car même au temps des Tzars, les exploiteurs étrangers ne prenaient pas la totalité des produits. Rarement le sort s’est à ce point moqué des principes.

L’affaire mérite d’être suivie avec la plus grande curiosité. Elle est un signe des temps. On ne sait ce qu’il faut admirer le plus, ou le mépris des dirigeants polonais pour le dogme, ou la confiance des capitalistes français qui n’ont pas encore reçu grand-chose de leurs avoirs nationalisés en Pologne (nous pensons entre autre aux mines et hauts-fourneaux). Il est vrai, comme le veut le dicton, que les affaires, c’est l’argent des autres.

 

Le Mythe de l’Expansion

De ce côté-ci du rideau de fer, le mythe de l’expansion a pris le caractère d’une foi, presque d’une psychose transmise des Etats-Unis. Production accrue au rythme le plus rapide possible, création continue de nouveaux besoins et de formes de consommations inédits. Il n’y aurait, croit-on, plus de crises comme dans le passé ; des ajustements tout au plus, et lorsque les autorités freinent le boom, on les accuse de créer des obstacles artificiels, comme les restrictions de crédit aux Etats-Unis, en Allemagne et en Suisse. Une certaine inquiétude cependant demeure. On a peine à croire à une expansion qui dure depuis des années sans même une pause, ce qui ne s’était jamais vu. Inquiétudes d’ordre économique et financier. Cette croissance indéfinie pourra-t-elle être ravitaillée en capitaux ? Inquiétude d’ordre moral aussi. L’appel à la consommation assure-t-il le bonheur des hommes ? Le matérialisme n’est-il pas la rançon du bien-être ? La Société ne s’en trouvera-t-elle pas affaiblie et incapable de faire face à l’imprévu ? Ne perd-elle pas ses facultés de résistance à l’assaut de l’adversité ? Ces problèmes sont discutés un peu partout, mais la pression de l’activité déborde tous les conseils de prudence. Par contre, de l’autre côté du rideau de fer, le mirage de la prospérité voisine prend l’aspect d’un paradis interdit, cependant si proche. Les rares voyageurs des pays de l’Est reviennent éblouis et ceux qui en rêvent, sans y pouvoir aller, débordent d’imagination souvent puérile. Ces images font leur chemin et cela explique bien des remous dans cette immense prison orientale.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1957-06-29 – Contradictions

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Le Courrier d’Aix – 1957-06-29 – La Vie Internationale.

 

Contradictions

 

Les sujets d’intérêt n’ont pas manqué ces jours-ci. Il y a eu le rapport Mao Tsé Tung du 27 février dernier sur les « contradictions » dans la démocratie populaire chinoise dont le texte a fini par venir au jour, et le rapport de la Commission d’enquête de l’O.N.U. sur la tragédie hongroise, document dont le retentissement se prolongera.

 

Le Rapport de Mao Tsé Tung

La clarté du rapport du dictateur chinois n’apparaîtra sans doute qu’à ceux qui sont familiers avec la phraséologie marxiste. Les autres ne verront pas bien ce qui distingue les contradictions antagonistes qui sont celles entre les pays capitalistes et les pays totalitaires ainsi que celles qui existent au sein même des nations capitalistes, de ces contradictions non antagonistes qui ont fait, en Chine communiste, massacrer des millions d’hommes.

L’aveu qu’il demeure à l’intérieur des démocraties populaires des contradictions est en opposition avec l’orthodoxie soviétique qui d’ailleurs a rejeté cette thèse par la bouche même de Krouchtchev. Quel est le sens politique de ce rapport ?

 

Les Oppositions au Régime

Evidemment que le régime n’a pas supprimé les difficultés et les oppositions malgré ses violences ou plutôt à cause de ces violences, que la résistance de la mentalité chinoise à une endoctrination totale s’avère insurmontable et qu’il faudra, pour poursuivre, user de persuasion et tolérer des divergences d’opinions que les Chinois appellent « l’épanouissement des cent fleurs » autrement dit, la coexistence d’opinions diverses au sein de la doctrine.

Ce qui est à retenir, c’est que la crise idéologique du communisme n’épargne aucun des pays qui ont embrassé le dogme. Les embarras économiques et les échecs des plans en sont la cause principale. Mais il y a aussi une crise morale et intellectuelle.

Il y a longtemps que nous l’avons indiquée. Le temps du monolithisme est passé. Les Russes devront eux aussi évoluer. Ce sera moins facile qu’ailleurs, et peut-être plus dramatique, parce que le peuple est moins souple d’esprit, plus obstiné et aussi plus violent.

 

L’Affaiblissement de l’U.R.S.S.

Mais on ne peut pas ne pas voir dans le rapport Mao Tsé Tung des visées politiques extérieures. Il s’agit de ne pas altérer les relations avec l’U.R.S.S. dont les fournitures sont indispensables, tout en l’affaiblissant. Le jeu est subtil. On l’a vu quand Chou en Laï est allé en Pologne où Mao lui-même va se rendre. Créer à l’U.R.S.S. des difficultés ou les exploiter sans être obligé de faire la paix avec l’Occident. Essayer de saisir la direction idéologique du monde communiste en donnant à la doctrine un aspect plus large susceptible de rallier les militants ébranlés par la répression hongroise. Faire de Pékin un pôle d’attraction au détriment de Moscou. Les Soviétiques le sentent et leur embarras se trahit. Krouchtchev a dû admettre à la télévision américaine que des divergences existent entre les deux capitales dans l’ordre doctrinal.

La tragédie hongroise a été l’occasion de cette lutte bien qu’elle soit, comme nous l’avons vu, beaucoup plus ancienne.

 

Le Rapport à l’O.N.U. sur la Hongrie

Le rapport des délégués neutres aux Nations-Unies ne nous apprend rien que nous ne savions, hélas, de l’affreuse répression russe. Ce qui fait son importance, c’est qu’il émane de personnalités non engagées dans la lutte entre les deux Mondes. Elle s’accroît encore du fait que la terreur Kadar en Hongrie, loin de s’apaiser, gagne en violence. La récente condamnation à mort en appel de deux écrivains qui n’avaient reçu en première instance que des peines de prison a soulevé les protestations d’intellectuels communistes de stricte obédience, comme Aragon en France. Les journaux et la radio russes ont été exaspérés par ce rapport qu’ils qualifient de calomnieux, contre toute évidence. On ne peut que s’étonner de voir les Soviets aggraver leur cas. L’affaire viendra fatalement devant l’Assemblée de l’O.N.U. avec tout l’éclat requis.

 

Désarmement et Guerre Froide

Les palabres de Londres sur le désarmement continuent cependant, imperturbables. Des deux côtés on se veut optimistes mais comme le remarque un commentateur, la guerre froide continue et il en énumère les derniers épisodes : 1° l’Egypte reçoit trois sous-marins russes pour bloquer le golfe d’Akaba ;

2° Une flotte russe passe à travers les Détroits pour croiser en Méditerranée, une autre s’engage par Suez dans la Mer Rouge ;

3° La base russe de Sassano en Albanie sur l’Adriatique en face de l’Italie et à proximité de la Yougoslavie reçoit chaque jour de nouveaux aménagements, voilà pour les Russes.

Les Chinois ne sont pas en reste. Ils ont équipé la Corée du Nord en armements, à tel point que les Etats-Unis se proposent de doter les forces des Nations-Unies en Corée du Sud d’engins modernes, téléguidés et atomiques. Enfin, la tension reprend entre la Chine rouge et Formose ; Quemoy a été à nouveau bombardée et de nouveaux aérodromes construits en face des îles de Tchang-Kaï-Chek.

On se demande en conséquence si les pourparlers de Londres n’ont pas pour objet de rejeter la responsabilité d’une rupture sur l’adversaire. Chacun d’eux s’emploie d’ailleurs avec la meilleure mauvaise foi à l’éviter. Une délégation de Sénateurs américains se rendrait à la Conférence du Désarmement sur demande du Gouvernement pour surveiller les tractations. Ils ne manifestent pas grand enthousiasme pour partager les responsabilités.

 

Nasser et Israël

Pour en revenir au Moyen-Orient, Nasser a réussi à faire revenir les Russes dans la lutte afin d’éviter un échec définitif qui serait marqué par un coup d’état en Syrie. Le seul moyen de sauver la situation est de tenter de refaire l’unité arabe contre Israël. Mais Israël est d’une prudence extrême. Des pourparlers plus ou moins secrets se sont engagés sous l’auspice des Etats-Unis pour reclasser en pays arabes, et peut-être même en Israël, les réfugiés palestiniens entassés dans la poche de Gaza, ou campés en Jordanie. Le roi Hussein est le premier intéressé à se débarrasser de ces hôtes indésirables qui ont failli le renverser. Naturellement cela ne ferait pas l’affaire de Nasser dont ces réfugiés sont le meilleur atout. L’Irak pourrait les accueillir, son expansion économique exigeant un apport de main-d’œuvre. Si l’affaire réussissait, un grand pas serait accompli pour normaliser la situation aux frontières israélo-arabes.

 

La Navigation sur le Golfe d’Akaba

Reste la question ultime du droit de navigation des Israéliens en Akaba et à Suez. Ils ont renoncé à envoyer un navire test, ce qui est fort adroit. Sous pavillon étranger, les marchandises à destination d’Israël pourront difficilement être arraisonnées surtout si le pavillon qui les couvre est américain. Nasser ira-t-il jusque-là ?

Le risque est gros pour lui, comme pour les Russes. Les Américains avancent avec prudence. Ils ne s’exposeront pas à un éclat prématurément. Tel-Aviv est rentré dans leur jeu, ce qui est aussi très habile. Les facteurs en jeu sont si complexes, comme nous en avons fait maintes fois l’expérience, qu’un pronostic est difficile. Cependant, si l’on évite toute fausse manœuvre, les chances sont pour l’Occident.

 

                                                                                  CRITON

 

Criton – 1957-06-22 – Logique des Evénements

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Le Courrier d’Aix – 1957-06-22 – La Vie Internationale.

 

Logique des Événements

 

Si l’actualité internationale nous apporte ces jours-ci des changements, ce ne sont pas des surprises, au contraire.

D’une part, sur la scène du désarmement à Londres, les Démocraties occidentales paralysées, et par des dissensions intérieures et aussi par les divergences de vues et d’intérêt qui les empêchent de s’accorder entre elles, voient une fois de plus l’initiative leur échapper au profit des moscovites.

D’autre part, en Moyen-Orient, le décor toujours mouvant fait paraître aujourd’hui un pan-islamisme du roi Saoud se substituant au nassérisme déclinant, et qui présente à l’Occident des menaces différentes mais non moins redoutables dont nous avions l’autre jour déjà donné un aperçu. Là, pour les Russes comme pour les Anglo-saxons, la toile de Pénélope se tisse indéfiniment.

 

L’Imbroglio du Désarmement

Pour la troisième fois à Londres, l’exposé du plan américain est ajourné. Dulles a jugé bon d’envoyer auprès de M. Stassen, un observateur personnel pour contrôler ses initiatives. Aussi, M. Zorine, le délégué russe a mis cette confusion à profit pour présenter son plan dont l’essentiel vise à ajourner les expériences atomiques à deux ou trois ans. Les Américains n’avaient en vue qu’une trêve de dix mois, période pendant laquelle, l’État-major de Washington  n’avait pas prévu de nouveaux essais. On aurait mis à profit ce délai pour obliger les Russes à se soumettre à un contrôle auquel d’ailleurs ceux-ci en principe ne se refusent pas. Mais les projets américains se heurtent aux réticences des Anglais et des Français. Les premiers parce que leur préparation nucléaire adéquate en qualité, n’est pas en quantité suffisante pour leur permettre d’assurer leur défense et de discuter en égaux avec les deux Grands. Les Français parce qu’ils n’entendent pas renoncer à un armement atomique qui seul confère, pense-t-on, le rang de grande puissance. L’accord n’est pas pour demain.

 

L’Impérialisme Saoudien

Les ambitions du roi Saoud d’Arabie se sont trouvées dévoilées par la démission soudaine de Nouri el Saïd, le premier ministre d’Irak, acceptée par le roi Fayçal. Nouri el Saïd était l’homme des Anglais, le principal soutien d’une politique pro-occidentale, l’artisan du Pacte de Bagdad. Avec l’alliance des trois rois arabes se constitue un axe autour duquel on espère voir se ranger les trois puissances islamiques non arabes d’Orient : la Turquie, la Perse et le Pakistan.

Un tel choc serait assez armé et surtout assez riche pour s’opposer aux infiltrations communistes, mais en même temps en mesure de secouer la tutelle anglo-américaine, grâce à une politique propre du pétrole dont il détient toutes les sources. Avec le temps, les pauvres, la Syrie et l’Égypte, seraient obligées de s’intégrer à l’alliance dont Ibn Saoud aurait la direction. Le lien commun demeure l’hostilité à Israël qui est l’aliment essentiel du nationalisme arabe et par surcroît à la France, pour son alliance avec Israël et sa lutte en Afrique du Nord, en sorte que les passions déchaînées par Nasser se trouveraient sans difficulté transférées.

Les Russes ne se sont pas trompés sur l’orientation de cette nouvelle coalition qui leur est hostile. Ils viennent d’offrir à Nasser trois sous-marins destinés à interdire aux navires israéliens le golfe d’Akaba et éventuellement les abords de Suez, ce qui va obliger les Américains à des contre-mesures susceptibles de les compromettre aux yeux des Arabes. Ainsi, la partie reprend sur de nouvelles donnes.

 

Les U.S.A. et le Japon

Les Américains ont d’autres embarras. Le nationalisme en Extrême-Orient n’est pas moins actif que dans le Monde arabe. Il y a eu les émeutes de Formose et l’agitation au Japon. Précisément, le premier Japonais Kishi se rend à Washington. On sait que les Anglais, contre la volonté américaine, ont réduit l’embargo sur le commerce avec la Chine aux règles appliquées au bloc soviétique. D’autres vont suivre dont l’Allemagne, l’Italie et la France. La question des échanges avec Pékin est importante encore pour le Japon qui entend user des mêmes droits que les Européens. Les Etats-Unis ne peuvent guère s’y opposer, à moins d’offrir une contre-partie.

Les Nippons voudraient orienter leur commerce d’exportation de façon plus ample qu’ils n’ont  pu le faire encore, vers les pays libres du Sud-Est asiatique : Vietnam, Birmanie, Indonésie, Thaïlande et Inde. Mais faute de capitaux, leurs possibilités sont réduites. Il faudrait que les Etats-Unis les fournissent. Le Premier Japonais désirerait de plus, à cause de la pression populaire, obtenir la restitution des bases américaines dans les îles du Pacifique. Mais pour que les Américains y consentent il faudrait que les Japonais reconstituent une force militaire suffisante pour assurer leur défense, ce qui implique des délais et un effort financier d’une ampleur qui dépasse leurs moyens.

Les Russes intriguent auprès d’eux, jusqu’ici sans succès, pour les attirer dans le camp des Neutres. Ils n’ont aucune chance de réussir avec l’actuel Gouvernement Kishi. Mais de nouvelles élections pourraient changer l’aspect des choses. La Maison Blanche aura besoin de toutes ses ressources diplomatiques pour trouver une solution qui satisfasse l’amour-propre nippon, et sauvegarde ses propres intérêts.

 

Les Élections Canadiennes

Les élections n’ont pas fini de provoquer des surprises désagréables aux Etats-Unis. Le renversement absolument imprévu du Gouvernement libéral au Canada est, toutes proportions gardées, une manifestation nationaliste. Depuis que le Canada a pris conscience de l’importance de ses ressources minérales pour l’économie des Etats-Unis, il a cherché à éluder les conséquences d’une invasion du capital de Wall-Street.  Il a fait appel aux initiatives européennes qui ont largement répondu. Mais la disproportion entre les moyens est telle que tout progrès économique rapide est lié à l’apport constant de la finance des Etats-Unis. Dans le domaine politique, le Canada s’est efforcé d’avoir une politique indépendante et de jouer l’arbitre entre les deux continents. Mais la faiblesse de sa population lui impose, là aussi, des limites. C’est la mauvaise humeur provoquée par de multiples incidents mineurs, entre autres la canalisation du Saint-Laurent et l’écoulement des céréales excédentaires par les Etats-Unis qui s’est cristallisée dans la victoire électorale des Conservateurs. Ce parti est autant celui des hommes d’affaires de Toronto que des cultivateurs de la prairie.

Ce changement de personnel politique n’aura que des conséquences réduites. Mais les relations entre les deux voisins Nord-Américains seront moins aisées. Les Conservateurs s’appuient surtout sur l’élément d’origine anglaise et sont plus sensibles dans leurs rapports avec le Commonwealth. C’est pourquoi à Londres, malgré les regrets qui accompagnent le départ de M. Lester Pearson, on se réjouit sans le dire de voir renforcée une position utile sur le nouveau continent.

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1957-06-15 – De quelques Leçons

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Le Courrier d’Aix – 1957-06-15 – La Vie Internationale.

 

De Quelques Leçons

 

On peut dire aujourd’hui, sans témérité, que la tactique américaine en Orient a réussi . Nasser est à peu près isolé. Il semble même avoir accepté son échec et se tourne maintenant vers l’Angleterre pour l’aider à maintenir le Canal de Suez en service. Depuis la disgrâce de Chepilov, les Etats-Unis ont eu la partie relativement facile. Pour des raisons qui ne sont pas toutes claires, l’U.R.S.S. a renoncé à jouer à fond l’intervention en Orient. Depuis le voyage précipité de Kisselev, l’ambassadeur russe au Caire, à Moscou, on a compris que le dictateur égyptien demandait aux Soviets un appui diplomatique et des fournitures que le Kremlin lui refusait. La réponse favorable n’est pas venue. La grande offensive soviétique en Orient est donc pour le moment en sommeil.

 

Les Derniers Evénements en Orient

Les derniers événements ne font qu’illustrer cette évolution. Le roi Hussein de Jordanie, épaulé par le roi Saoud d’Arabie, a rompu avec Le Caire : expulsion des agents égyptiens, rappel d’ambassadeurs. Le Liban a voté pour la doctrine Eisenhower. Le président Syrien a fait un saut au Caire pour se rendre compte des chances de résister à la pression américaine. De son côté, la situation est encore obscure, cependant les troupes syriennes stationnées en Jordanie ont dû se retirer sur l’injonction de Hussein. Le dénouement en Syrie pourrait être proche, mais n’anticipons pas.

 

La Conférence du Désarmement

Il est probable que le succès de la politique américaine en Orient a ses répercussions sur la Conférence du Désarmement de Londres. A Washington, les éléments hostiles aux propositions Stassen, soutenus par le Président Eisenhower, ont marqué un point. Le plan américain de désarmement n’a pas encore vu le jour et il est maintenant probable que, quel que soit le parti que la propagande communiste puisse en tirer, ce qui sera avancé sera très en retrait sur les intentions initiales.

La popularité du Président Eisenhower est en forte baisse : son état de santé influence désagréablement les Américains. Et Foster Dulles, comme sa dernière conférence de presse en témoigne, se range du côté de l’Etat-Major, qui ne veut faire aux Russes aucune concession aventureuse. M. Stassen lui-même dont l’autorité se ressent de sa campagne d’octobre contre le Vice-Président Nixon, a été rappelé à l’ordre au cours de son voyage à Washington. Il a de plus contre lui, les trois diplomaties européennes, d’accord pour une fois, Londres, Paris et Bonn, qui ne veulent pas sans contre-partie sérieuse, consentir à l’inspection aérienne de leurs territoires respectifs. Leur attitude se résume en un mot : si les Russes veulent réellement la détente qu’ils y mettent le prix et fassent des offres. Sinon qu’ils restent dans l’isolement où les a mis l’affaire hongroise.

 

La Répression en Hongrie

On parle peu, semble-t-il de ce qui se passe en Hongrie. Et cependant, non seulement aucun apaisement ne s’est fait sentir, mais au contraire, la répression du fanatique Kadar est plus implacable que jamais. Procès, exécutions, poursuites contre les écrivains, les artistes, les étudiants et leurs maîtres, les représentants ouvriers, les familles des fugitifs, contre tout ce qui reste de l’opposition au régime, se multiplient. Jusqu’en Autriche où un exilé de marque a été assassiné en pleine rue et dévalisé par les sbires de Kadar. Tout cela n’est pas de nature à détendre les relations entre les deux mondes.

 

Krouchtchev en Finlande

Krouchtchev a cependant fait une nouvelle tentative pour briser le cercle. Il est allé avec Boulganine en Finlande pour essayer de rallier au neutralisme la Norvège et le Danemark que les menaces antérieures n’avaient pu ébranler. L’accueil a été froid. Il faudrait autre chose que l’exemple de la Finlande dont la neutralité est sans doute respectée, mais étroitement contrôlée par les Russes, pour décider les autres pays nordiques à se priver de la protection occidentale.

 

Les Contradictions de la Politique Française

On s’étonne à l’étranger des évolutions de la politique française. On s’étonne surtout du maintien de M. Pineau aux Affaires étrangères, après la série d’échecs qu’il a subis. On se résigne, des deux côtés de l’Atlantique à ne pas comprendre grand-chose à des démarches contradictoires. Les Français eux-mêmes n’y voient pas très clair. On poursuit une politique d’intégration européenne alors qu’on ne fait rien pour la rendre possible : jamais les conditions économiques n’ont été aussi défavorables à une coopération. Sans une aide extérieure rapide et massive, nos frontières devraient se fermer bientôt aux importations qu’on se propose en principe de libéraliser. On pense que cette aide viendra par force puisqu’une interruption de cette gravité serait préjudiciable à tous. Mais elle n’interviendra qu’à des conditions qui ne sont pas encore fixées mais qui comporteraient de sérieux sacrifices.

L’opinion ne semble pas s’en rendre compte. Un pays ne peut indéfiniment consommer plus qu’il ne produit ou, pour être plus exact, ne maintenir sa production au niveau de sa consommation que par des achats à l’extérieur qui ne sont pas compensés par des exportations correspondantes. Le déficit de la balance des comptes ne peut être un état permanent.

 

L’Inflation

Cette vérité première nous amène à élargir le débat. Au siècle dernier, le développement économique a souffert de la sous-consommation. Ce fut la cause principale des crises. Aujourd’hui, tout au contraire, l’économie ne peut plus satisfaire les exigences des consommateurs dont la demande augmente plus vite que la productivité. Ce phénomène est un des plus sérieux de notre temps. Car sa conséquence s’appelle l’inflation. Et c’est un mal – nous en faisons l’expérience – qui peut devenir fatal, c’est-à-dire aboutir à une régression brutale. Les pays en apparence les moins atteints comme les Etats-Unis et l’Allemagne Fédérale, s’en préoccupent et cherchent à le prévenir, ou tout au moins à le contenir.

 

Une Conférence du Professeur Briefs

Sur ce thème, le professeur Goetz Briefs, un germano-américain justement, a fait récemment un exposé lumineux. Il est normal, dit-il, et souhaitable, que l’élargissement de la consommation et l’élévation du niveau de vie accompagne le progrès de la productivité. Mais les consommateurs se sont habitués à vouloir toujours plus que les possibilités économiques ne le comportent. Ils demandent toujours de plus hauts salaires pour une durée de travail de plus en plus réduite. Et cette prétention à dépasser constamment les progrès de l’économie s’accompagne d’une exigence de sécurité absolue dans tous les domaines : santé, emploi, loisirs, retraite, etc… Ce « Kousumdrang », cette poussée de la consommation est organisée par ces nouvelles féodalités que sont les groupes d’intérêts. Les Syndicats, d’abord, mais aussi, entre autres, les associations de chefs d’entreprises et les fédérations agricoles.

Notre société, dit Briefs, est devenue une société de groupements où l’individu est incorporé malgré lui. Et l’Etat y a perdu son rôle d’arbitre. Il s’est formé au contraire une sorte d’alliance entre la bureaucratie d’Etat et la bureaucratie des associations. Et c’est l’intérêt de la communauté tout entière qui se trouve sacrifié et par conséquent de l’individu. Comment le conjurer ? Comment détruire cette « métaphysique du consommateur » (doctrine qui est d’origine américaine et qui a été le facteur essentiel de la prospérité des Etats-Unis, mais qui aujourd’hui la menace) par le rétablissement du sens de la responsabilité économique. Le Docteur Briefs croit voir à certains signes – en Amérique et en Allemagne tout au moins – que cette nécessité est aperçue. D’abord, par les producteurs qui voient que l’inflation, conséquence d’une consommation excessive, menace leurs profits au lieu de les augmenter, comme ils le pensaient (c’est le cas aux Etats-Unis en ce moment). Par les syndicats qui voient que l’inflation mange les avantages acquis par l’élévation des salaires nominaux. Par l’opinion qui demande la stabilité des prix. Le temps des idéologies semble révolu, dit Briefs. Le marxisme n’est plus qu’un thème pour mandarins savants, l’idéologie qu’ils appellent « métaphysique de la consommation » pourrait avoir ce sort.

Ces considérations peuvent paraître bien abstraites, mais en réalité c’est le sort des communautés qui se joue sous ces formules – particulièrement la nôtre. Car c’est la France qui est la plus dangereusement atteinte parce que la plus aveugle. Nous donnons dans le slogan de l’ « expansion économique », fort bien, mais cette expansion suppose une discipline d’autant plus rigoureuse que les ambitions sont plus vastes. Sinon, les lendemains peuvent être cruels.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1957-06-08 – Courants Contraires

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Le Courrier d’Aix – 1957-06-08 – La Vie Internationale.

 

Courants Contraires

 

Une certaine confusion diplomatique règne autour de la Conférence du Désarmement de Londres. La publication du Plan Eisenhower annoncée depuis trois semaines subit des retards successifs. On ne sait si les difficultés viennent des objections des partenaires européens du N.A.T.O. ou des hésitations de Washington. La propagande soviétique en tire avantage. Les Russes proclament leur désir d’aboutir à un accord partiel tandis que les Occidentaux ne paraissent pas sincères en disant le souhaiter. Ce qui permet à Krouchtchev de se rapprocher chaque jour de son but : faire oublier l’affaire hongroise et reprendre le dialogue comme auparavant.

 

Krouchtchev à la Télévision Américaine

Un grand pas a été franchi avec l’apparition pendant une heure, de Krouchtchev lui-même à la télévision américaine. Il s’est présenté sous l’aspect le plus aimable, sans rien dire de plus que ce que l’on savait, mais le fait d’avoir pu s’offrir en image au public des Etats-Unis, sept mois à peine après la sanglante répression de Budapest, est assez impressionnant. Malheur aux faibles ! C’est seulement lorsque Krouchtchev a prédit aux Américains que leurs petits-enfants seraient socialistes que le public s’est senti injurié.

 

L’Arrière-Plan du Désarmement

Derrière les palabres du désarmement, deux intentions se dissimulent : les Américains veulent profiter des difficultés qu’ont les Soviets à poursuivre la course à des armements de plus en plus coûteux (la plupart ayant triplé de prix depuis dix ans) et qui absorbent plus de la moitié de leurs ressources disponibles, pour obtenir qu’ils consentent à une inspection aérienne de leur territoire, fut-elle partielle. On sait que les Américains ont deux hantises : la crise de 1929 et l’attaque surprise de Pearl-Harbour. Ils ont réussi, semble-t-il, définitivement à se mettre à l’abri de la première. Un survol permanent des bases militaires soviétiques les garantirait, sinon pour toujours du moins pour longtemps, de la seconde. Une telle sécurité vaut bien à leurs yeux quelques concessions, même si elles doivent favoriser l’expansion économique des Soviets.

Reste à savoir si les Russes offriront autre chose que l’inspection de territoires sans intérêt stratégique. La mise au point d’un programme d’inspection suppose un minimum de confiance mutuelle, ce qui n’est pas précisément le cas. Le risque d’être dupe est évident, et les Américains ont peur d’avancer une formule qui tournerait à leur désavantage. Quant aux Européens, Anglais compris, ils ont aussi leurs secrets qu’ils ne tiennent pas à découvrir et un contrôle russe, ne fut-ce que par son effet moral sur les populations, ne les séduit guère. Nous serions bien surpris si l’on aboutissait à quelque chose de vraiment efficace. Un seul motif pourrait toutefois faire avancer les choses. L’intérêt qu’ont les trois possesseurs des bombes A et H, les Etats-Unis, l’U.R.S.S. et l’Angleterre à conserver le monopole de ces armes. Mais n’est-ce pas à long terme, une illusion ? Lorsque l’industrie atomique sera installée partout, aucun contrôle ne pourra en réglementer l’usage de façon certaine. La technique dans ce domaine évolue à toute vitesse. Il n’y a jamais eu de monopole durable en matière d’armement.

 

Double Évolution en Moyen-Orient

Les problèmes du Moyen-Orient évoluent en deux sens. D’une part l’isolement de Nasser suivant la tactique américaine s’accentue ; le dernier pilier du Caire, la Syrie commence à branler. Les députés de l’opposition démissionnent ; le président Kouatli hésite. Le Liban, après de sanglantes émeutes provoquées par les nassériens s’est ressaisi. Pour éviter un conflit religieux entre Chrétiens et Musulmans, un compromis est intervenu. Enfin, les quatre puissances musulmanes du Pacte de Bagdad se sont réunies autour des Anglais et des Américains, et si Londres n’avait craint d’indisposer davantage Nehru, un autre N.A.T.O. était installé là-bas, sous commandement américain. La question ajournée n’est cependant pas abandonnée. Tout semble donc aller pour le mieux des intérêts anglo-saxons dans cette partie du monde que le désastre de Suez avait failli soustraire à l’influence occidentale.

 

La Nationalisation des Pétroles

Cependant, le nationalisme arabe reparaît sous une autre forme. Le Conseil Économique de la Ligue Arabe étudie en ce moment les moyens de l’arabisation de l’industrie des pétroles. Le bloc des pays producteurs : Arabie Saoudite, Koweit, Bahreïn, Irak et Quatar se dessine, alors qu’ils s’ignoraient il y a  quelques années. Ils représentent aujourd’hui plus du quart de la production mondiale de pétrole, et les revenus encaissés par eux l’an passé approchent le milliard de dollars. Ils trouvent naturellement que cela n’est pas assez. Le pétrole arabe doit rester arabe (et ce slogan vise aussi bien la production future du Sahara). Les exigences de la Ligue Arabe se formulent ainsi : le pétrole arabe ne devra voyager que sous pavillon arabe et, autant que possible, par le Canal de Suez. Et l’on parle d’une Compagnie de tankers fondée avec des capitaux arabes (ou présumés tels) et jouissant du monopole du transport. Il est question d’autre part d’obliger les Compagnies étrangères à raffiner sur place le brut. Enfin évidemment, la clause 50/50 qui répartit les profits en parties égales entre les propriétaires et les Compagnies serait révisée en faveur des premiers. L’arabisation totale des pétroles du Moyen-Orient se ferait ainsi par étapes.

Bien entendu, il y a loin de la coupe aux lèvres, et les inquiétudes des Compagnies anglo-américaines sont exagérées à dessein. Les Pays Arabes, les petits surtout, n’ont ni les moyens ni l’envie de partir en guerre contre la Standard-Oil et la B.P. Par contre, de tels projets font bon effet car ils expriment la solidarité des Arabes au moment même où, pour d’autres raisons, les partenaires de la Ligue se déchirent entre eux. Il n’en reste pas moins que l’importance de la production arabe de pétrole dans le monde met dans les mains de ceux qui la détiennent un moyen de chantage de première grandeur. Il est fatal qu’ils s’en servent. Le succès ou l’échec dépendra de l’importance des gisements que l’on trouvera ailleurs ; la terre est vaste et la technique de prospection progresse à pas de géant.

 

Le Marxisme contre le Communisme

Un correspondant suédois qui vient de parcourir les satellites européens de l’U.R.S.S., et s’est entretenu avec nombre d’étudiants et d’intellectuels, a été particulièrement frappé par deux observations. L’hostilité presque unanime de la jeune génération à l’égard du communisme. Cependant, les étudiants, tous fils d’ouvriers et de paysans qui ont aujourd’hui autour de vingt ans, ignorent l’ancien ordre social ; ils ont été endoctrinés dans le marxisme dès l’âge de raison. Le régime mettait en eux tous les espoirs. Ce trait confirme ce que nous avons relevé ici de divers côtés.

Mais ce qui est plus curieux, c’est que l’hostilité au système s’appuie sur le marxisme léninisme lui-même. On reproche au régime de se dire marxiste et de trahir la doctrine. En effet, ni l’égalisation des salaires, ni le dépérissement de l’État, a peu près rien en fait de ce que le credo marxiste appelait, n’est réalisé. Mais au contraire, un État démocratique militariste et policier qui ressemble au fascisme, en pire. C’est ce que disent les jeunes. Seules les forces de l’occupant les retiennent de s’exprimer avec plus de vigueur.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1957-06-01 – La Montée des Nationalismes

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Le Courrier d’Aix – 1957-06-01 – La Vie Internationale.

 

La Montée des Nationalismes

 

Après l’expérience cruelle des deux dernières guerres qui n’ont fait que déplacer l’axe des rivalités internationales, on pouvait espérer, les impératifs économiques aidant, que les instincts nationalistes iraient s’atténuant et qu’une ère de coopération s’ouvrirait entre les peuples. N’entendait-on pas notre Président du Conseil déclarer, à propos de l’Algérie, que le nationalisme, à notre époque, était anachronique ? Cette idée parfaitement raisonnable a fait son chemin dans les esprits les plus évolués. Mais même en Europe Occidentale, devant les projets d’unification, elle est encore très incertaine parmi les masses. Le nationalisme a vite fait de trouver une occasion de se réveiller. Et malheureusement, dans les pays sous-développés, le nationalisme prend un caractère passionnel chaque jour grandissant. Cette vague qui ébranle les empires n’atteint pas seulement les plus anciens, comme la France et l’Angleterre. Elle menace maintenant les nouveaux. Les Etats-Unis et l’U.R.S.S. en font l’expérience. Elle touche même les empires en formation ; c’est le cas du monde arabe et du panislamisme qui devait s’étendre de l’Atlantique au Golfe Persique et qui se décompose, à peine conçu, en rivalités nationales et locales. Tout se passe comme si le nationalisme était une phase inévitable de l’évolution des peuples.

Examinons dans cette perspective les faits les plus récents.

 

Les Incidents de Formose

Les Américains ont été désagréablement surpris par les émeutes de Formose. Un incident banal, l’acquittement d’un soldat yankee meurtrier d’un Chinois par un tribunal américain, a suffi à précipiter la foule contre l’ambassade des U.S.A. Ils ne font cependant pas à Formose d’occupation militaire à proprement parler, et la prospérité de l’île est entièrement leur œuvre. Ils s’y croyaient en pays ami. Au Japon, de même, malgré les avantages que le pays retire de l’aide américaine sans laquelle il n’aurait pu survivre, des incidents plus ou moins analogues sont signalés. La campagne de protestation contre les expériences atomiques suffit à en provoquer d’autres. La propagande des communistes a fait naturellement grand bruit autour de ces manifestations de révolte à l’endroit des étrangers. Mais ils ne sont pas plus immunisés que les Américains contre des explosions de cet ordre. Sans parler de la Hongrie et de la Pologne où le joug soviétique est devenu insupportable et n’est maintenu que par la force, le nationalisme se dresse également à l’Est de l’Empire russe.

 

Le Voyage de Vorochilov

Le voyage du maréchal Vorochilov n’avait pas d’autre objet que de tenter de refaire l’union entre les pays d’obédience ou de sympathie communistes. Or à sa première étape, à Djakarta en Indonésie, il a été accueilli par une foule hostile et menaçante. Il paraît qu’au Nord-Vietnam, malgré la discipline rigoureuse imposée par Ho Chi Minh, les sentiments de la population n’étaient pas plus favorables aux Russes. Si Vorochilov est allé ensuite à Pékin et à Oulan-Bator, capitale de la Mongolie soviétisée, c’est que les relations de Moscou avec ces pays d’autre race n’étaient pas des plus cordiales en dépit des discours officiels. La Chine de Mao Tsé Tung évolue vers une forme de « Socialisme » qui, de l’aveu même des autorités, ne va pas par les voies tracées par Moscou. Sans doute la Chine dépend trop de l’aide soviétique pour mener une politique opposée à celle de l’U.R.S.S., mais l’invitation faite à Mao Tsé Tung de se rendre en personne à Moscou quelques mois seulement après la visite de Chou en Laï montre bien que toutes les divergences entre les deux Nations sont loin d’être aplanies. Le monolithisme du monde rouge est en pleine désintégration.

 

La Crise Soviétique

Aux mobiles purement nationalistes s’ajoute l’impression, plus nette en Asie qu’en Occident, que la Russie d’après Staline traverse une crise dangereuse qui l’affaiblit sérieusement. La refonte radicale des institutions économiques que Krouchtchev est en train de mettre en œuvre est susceptible, comme nous l’avons dit, de bouleverser l’organisation soviétique. Un des spécialistes les plus suivis, Isaac Deutscher, vient de donner une opinion analogue. Krouchtchev est en train de lutter contre deux fronts. D’une part la bureaucratie centralisée à Moscou qui lutte de toutes ses forces contre la réforme pour survivre. Déjà Krouchtchev a dû céder devant les militaires qui ont imposé le maintien dans la capitale de tous les organismes qui intéressent la défense. D’un autre côté, Krouchtchev est aux prises avec les chefs régionaux du Parti qui ne veulent pas que les bureaucrates chassés de Moscou viennent faire chez eux leur besogne. Ils entendent nommer eux-mêmes les fonctionnaires qui doivent coordonner la production.

Ajoutons que dans les usines même, un mouvement se développe en faveur des conseils d’ouvriers sur le modèle yougoslave, dont Krouchtchev disait lui-même à Tito qu’appliqués en Russie, ils désorganiseraient de fond en comble l’industrie soviétique. On sait quel rôle ces conseils d’ouvriers ont joué dans la révolte hongroise et quelle peine a Gomulka à en interdire la formation en Pologne. Dans les différentes républiques de l’U.R.S.S. ce genre de système aurait la faveur des cadres et des techniciens qui n’entendent plus travailler exclusivement pour la machine moscovite. Le particularisme local qui est une forme du nationalisme commence à menacer l’Etat totalitaire.

 

Nasser et l’Empire Musulman

Disons enfin que le rêve d’hégémonie arabe de Nasser s’évanouit chaque jour. Le roi Hussein, appuyé par Ibn Saoud, vient d’exiger le renvoi des troupes syriennes qui occupaient la Jordanie, les accusant d’avoir été l’instrument du complot contre sa personne. La réunion des chefs arabes qui devait avoir lieu pour refaire un semblant d’unité entre les participants a été renvoyée sine die. La coupure semble irréparable. L’U.R.S.S. qui avait joué le nationalisme arabe voit ce mouvement se retourner contre son influence. La radio et la presse soviétique marquent leur déception en accusant les intrigues américaines qui ont certainement joué un rôle, mais n’expliquent pas tout. C’est l’ingérence étrangère sous toutes ses formes que ces petits pays repoussent. Les grandes puissances feront tour à tour les frais de cette hostilité.

 

La Campagne Électorale en Allemagne Fédérale

La campagne électorale qui s’ouvre en Allemagne Fédérale met aux prises la Démocratie chrétienne et le Parti socialiste. Dans un discours programme à Hambourg, le Président du Bundestag, le chrétien-démocrate Dr. Gerstenmaier, met particulièrement l’accent sur la nécessité de « démythologiser » et de « désidéologiser » la vie politique allemande et celle des Partis.

« L’évolution de notre état moderne, dit-il, n’a plus rien à voir avec les vieux thèmes de combat entre bourgeois et prolétariat. Grâce à Dieu, les travailleurs de notre pays ont cessé d’être des prolétaires. Notre jeune parti, la Démocratie chrétienne n’a rien à voir avec l’esprit du propriétaire bourgeois d’autrefois. Les préjugés et les instincts de classe sont en train de disparaître… Nous luttons pour la dignité et l’indépendance de l’homme à la fois contre la toute-puissance des organisations collectives, contre leur instinct de puissance et aussi contre les tendances collectivistes de l’État »…

Suivent sur le rôle de cet État à la fois fort par l’autorité et rigoureusement limité dans ses attributions, des considérations qui pourraient servir de principe à toute démocratie, si les hommes étaient raisonnables.

 

                                                                                  CRITON

 

Criton – 1957-05-25 – La Puissance et le Droit

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Le Courrier d’Aix – 1957-05-25 – La Vie Internationale.

 

La Puissance et le Droit

 

On peut contester l’opportunité et l’efficacité de la requête française au Conseil de Sécurité sur Suez après la malheureuse aventure de novembre dernier. L’initiative de mettre en cause le règlement unilatéral imposé par Nasser, aurait dû être prise par une nation étrangère au conflit, soucieuse uniquement de préserver le droit. Aucune n’était disposée à le faire et tout bien pesé, il fallait que la question soulevée par le coup de force égyptien demeure ouverte, tout comme celle de drame hongrois.

En face de l’U.R.S.S., l’O.N.U. était impuissante. Pour Suez elle ne devait pas l’être et en cas de carence de l’institution internationale, les usagers du Canal, unis, avaient les moyens de faire respecter leurs droits. Il appartenait aux Etats-Unis de les y inviter dès la nationalisation en juillet dernier. Le moins qu’on puisse dire est que leur action a été purement verbale et qu’ils ont fait passer les questions d’opportunité politique avant les principes moraux et juridiques. Cette attitude est aussi grave que regrettable.

 

La Démocratie et les Principes

On ne saurait trop répéter, en effet, que la démocratie dont on se fait le champion n’a de sens que si, dans les relations intérieures comme dans les relations internationales, individus et peuples se reconnaissent liés par des principes inviolables, supérieurs à tous les intérêts, principes bien définis et acceptés par tous.

En fait, la prolifération des organisations internationales a-t-elle jusqu’ici modifié les relations entre peuples ? N’en sommes-nous pas toujours aux rapports de forces militaires, financières ou économiques ? Dans les débats sur le désarmement ne sont-ce pas uniquement les forces qui s’affrontent ? A l’intérieur des Etats même, ce sont des féodalités qui sont en lutte où les plus puissants imposent la domination de leurs intérêts à la communauté. A quoi bon parler de progrès si l’on ne commence pas par celui-là ?

Ces considérations sont, hélas, bien banales. Cependant, la plus grande puissance du monde dont la prépondérance dans tous les domaines grandit de jour en jour, les Etats-Unis, n’ont pratiquement pas fait grand-chose pour développer, et au besoin imposer, le progrès de la conscience. Ils ont sans doute affaire à un ennemi qui ne s’en soucie guère. Raison de plus pour s’y employer. On a entendu à Washington beaucoup de pieuses exhortations. On n’a pas vu beaucoup d’actes les traduire. C’est une critique de ce genre qui actuellement est sous-jacente aux débats étouffés du Conseil de Sécurité. Le Gouvernement américain ferait bien d’y prêter attention, sinon, de quelques bons motifs qu’on l’a pare, une expansion de puissance sera toujours considérée comme une forme d’impérialisme. Un impérialisme en face d’un autre, cela finit toujours mal.

 

Boulganine Épistolier

Les caricaturistes représentent Boulganine occupé à rédiger des missives à l’univers. La France a reçu la dernière en date. Beaucoup de sourires, un peu de menaces et une invitation à causer. Il s’agit toujours pour les Russes de briser le mur du silence qui les entoure depuis l’affaire hongroise, et que les technocrates en U.R.S.S. supportent avec peine. Mais les Occidentaux ne reprendront le dialogue qu’après une préparation diplomatique susceptible d’ouvrir de nouveaux horizons.

 

La Lutte en Pologne

Par ailleurs, la lutte pour le pouvoir continue en Pologne. Gomulka a pu se défaire de trois des staliniens les plus compromis dans les purges du régime antérieur aux événements d’octobre. Sa position est difficile. Pris entre les tenants de Moscou qui le surveillent et les masses qui s’impatientent, il vient néanmoins d’affirmer avec courage que la Pologne suivrait dans la voie du socialisme une ligne différente de celle des Soviets.

Jusqu’où Krouchtchev le laissera-t-il aller ? Sa popularité résistera-t-elle aux revendications pressantes des travailleurs, des intellectuels et des paysans ? Cela dépend de la sagesse du cardinal Wyszynski, actuellement à Rome, qui a sur les masses polonaises une autorité immense. De son côté, Gomulka paraît convaincu que les Russes ne peuvent pas avoir sur les bras une nouvelle affaire de Hongrie dans un proche avenir et qu’ils rongent leur frein. Il entend profiter de ce délai pour les mettre devant le fait accompli d’une vaste réforme sociale sur laquelle on ne pourrait revenir.

 

La Défense du Moyen-Orient

Les roitelets arabes se défendent. Hussein consolide son trône, non sans brutalité. Ibn Saoud qui a franchement passé au camp occidental ira le voir en Jordanie. Les Quatre sont en hostilité ouverte avec Nasser dont la radio les assaille. Comme prévu, les Russes, prudents, ne s’engagent qu’en paroles. Les Occidentaux, pour le moment, ont le vent en poupe.

En Irak, en particulier, la popularité du roi Fayçal, l’énergie du vieil Noury el-Saïd, la rapidité du progrès social ont contrarié la vague de nassérisme qui reflue. Le Liban, de son côté, s’est irrité de la désinvolture de l’ambassadeur égyptien qui complotait ouvertement contre le ministère Solh. Le Roi Saoud, lui, craignait pour sa vie. Il a cessé de remplir les caisses du mouvement pan-arabe qui alimentaient des conjurations dans son propre royaume. Le prestige et l’autorité de Nasser ont, en un an, beaucoup baissé malgré l’aventure de Suez et la récente capitulation des Anglais.

 

L’Élévation du Taux de l’Escompte en Suisse

Un petit événement sur le front économique qui a fait grand bruit : la Banque Nationale Suisse a élevé son taux d’escompte immuable depuis 1936. Par ailleurs, le loyer de l’argent dans le monde monte constamment. Les capitaux se raréfient parce que l’épargne ne suffit plus aux investissements. La Suisse, à son tour, se prémunit contre les excès d’une économie « surchauffée ». Le capitalisme qu’on croyait moribond est pris d’un accès de croissance que les autorités sont obligées de tempérer. Aux Etats-Unis d’abord, en Allemagne Fédérale, et maintenant en Suisse on cherche à maintenir le progrès dans des limites raisonnables pour prévenir des excès qui pourraient se traduire plus tard par une crise, et, pour ce qui est de la Suisse, pour éviter de faire appel trop largement à la main-d’œuvre étrangère, celle du pays étant depuis longtemps occupée. Cette prospérité des pays capitalistes surprend même ceux qui n’ont jamais douté des possibilités du système. Quant aux autres ….

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1957-05-18 – Épilogue

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Le Courrier d’Aix – 1957-05-18 – La Vie Internationale.

 

Épilogue

 

Le premier acte de l’affaire de Suez est terminé ; l’Angleterre se résigne à utiliser le Canal aux conditions égyptiennes. Cette décision n’est pas une surprise. Les intérêts de trafic maritime anglais étaient trop importants pour que le « boycott » puisse durer ; l’impression cependant a été fâcheuse. On pouvait mieux faire. Les compagnies pétrolières auraient pu, sans grand dommage, continuer à contourner l’Afrique en attendant la construction des pipelines, décidée entre elles.

 

Les Raisons de l’Angleterre

Comme pour la réduction des forces militaires britanniques stationnées sur le Continent, on accuse les Anglais d’égoïsme politique, ce qui se vérifie une fois de plus. Ils ont cependant des excuses : l’entente n’a jamais régné parmi les usagers du Canal, et chaque pays négociait en secret avec l’Egypte pour reprendre la navigation par Suez et renouer les relations commerciales. Les Etats-Unis étaient décidés à ne rien faire pour le moment qui puisse paraître hostile aux Pays Arabes. La situation financière de l’Angleterre est trop précaire pour qu’elle puisse plus longtemps imposer à son commerce extérieur une surcharge, et perdre des marchés qui seraient allés à d’autres.

 

Le Boycott par la France

La France paraît décidée à résister seule. Nos intérêts dans le trafic par Suez sont beaucoup moins importants que ceux des Anglais depuis que l’Indochine nous a échappé. Le boycott du Canal va cependant aggraver une situation sérieuse en particulier pour notre marine marchande dans une période où la baisse des frets est tellement profonde que la limite de rentabilité des navires n’est pas loin d’être atteinte. Sera-t-il possible de s’offrir ce luxe pendant longtemps ? Une capitulation simultanée aurait peut-être eu moins d’inconvénients, dans l’ordre moral, qu’une reddition ultérieure. La résistance n’a de sens que si elle peut être maintenue indéfiniment ; il n’est pas sûr que ce soit possible.

 

Action Prématurée des Anglo-Saxons

Ce qui nous surprend, c’est que les Anglo-Saxons n’aient pas attendu, pour offrir ce succès à Nasser, que la situation en Jordanie se soit affermie et que le Groupement des quatre états – Irak, Arabie Saoudite, Jordanie, Liban- ait pris forme. Déjà, le roi Hussein qui était attendu à Bagdad a renoncé à s’y rendre. Les situations se retournent si vite en Orient que le travail de la mission Richards pourrait bien être compromis avant d’avoir produit quelque effet.

 

Politique et Concurrence

Un des graves défauts d’organisation des pays démocratiques, c’est leur impuissance à contrôler ou à discipliner la concurrence commerciale que se font entre elles les entreprises de chacun d’entre eux. Mieux, ils s’évertuent à empêcher ces entreprises de s’entendre entre elles quand leur intérêt les y disposerait. On a l’impression que les usagers du Canal, s’ils s’étaient trouvés devant une ferme intention de leurs gouvernements de se passer du Canal de Suez, s’y seraient volontiers ralliés. Solidaires, ils étaient assez forts pour le faire, l’enjeu en valait la peine car on ne laisse pas impunément violer le droit international.

Ce sont les Gouvernements qui ont manqué à cette solidarité. Ils pourraient le regretter. Comme le « colonialisme » les mots de trusts ou de cartels sont des mots magiques, surtout aux Etats-Unis. Ils portent en eux une réprobation sacrée. Cependant, si l’on veut faire une politique collective efficace, il faut aussi que les intérêts économiques se groupent pour l’appuyer, surtout en face du monopole commercial des Soviets qui mettent la production au service de la politique. Il y a des préjugés qui coûtent cher.

 

Le Désarmement

Le désarmement est toujours pour demain, et chaque jour on nous annonce que l’on avance dans la bonne voie. En regard de ces affirmations optimistes, relevons qu’à propos du budget des Etats-Unis, si discuté en ce moment, le président Eisenhower a affirmé que les dépenses militaires iraient en croissant chaque année, et le maréchal Joukov au défilé de la Place Rouge du Premier Mai, a parlé aussi de renforcement constant du potentiel militaire soviétique ; ce dont personne ne doute !

Il y a de  part et d’autre une sorte d’abus de confiance à l’égard du public qui toujours espère être soulagé du fardeau des armements et de la peur de la guerre, à l’associer à ce jeu compliqué qui se déroule à Londres depuis des années et où chacun triche dans un but de propagande. Le plus curieux, c’est que d’excellents esprits avertis et expérimentés cherchent obstinément dans les propositions plus ou moins astucieuses que les partenaires mettent en avant, les signes d’un sincère désir d’accord.

Répétons-le, le problème est simple. Les Etats-Unis tiennent dans la course aux armements le plus sûr moyen d’empêcher le niveau de vie des populations d’au-delà du rideau de fer de s’élever. Et cela revient à perpétuer la plus grave faiblesse du communisme. Quant aux Soviets, qui verraient leurs charges dominer avec plaisir, ils ne peuvent vouloir que la forme du désarmement qui leur offrirait une supériorité décisive, telle la suppression des armes atomiques.

Même si l’on aboutissait à une formule de désarmement partiel, ce ne serait qu’un trompe-l’œil. Il faut en prendre son parti pour n’être pas dupe.

 

La Politique de Krouchtchev

Krouchtchev a fait passer au Conseil Suprême son projet de décentralisation industrielle, sans débat ni discussion sérieuse. Tous les observateurs s’étonnent qu’il ait été seul à parler et qu’aucun des membres de la « direction collective » n’ait appuyé le projet. Tout se passe comme s’ils s’étaient accordés pour laisser à Krouchtchev toute la responsabilité de l’opération dont les conséquences pourraient comporter des aléas et des surprises. Quoi qu’il en soit, cette procédure est sans précédent dans les annales du Parti depuis la mort de Staline.

 

Le Sort des Emprunts Russes

On est habitué aux contradictions du système gouvernemental soviétique. Cependant, elles se succèdent en ce moment à un tel rythme qui fait supposer que la machine ne marche pas très droit. Il y a quelques semaines, Krouchtchev avait annoncé que les emprunts d’Etat imposés chaque année aux travailleurs et qui allaient en principe arriver à échéance, ne seraient pas remboursés avant l’an 2000. On s’y attendait un peu car les titres de ces emprunts ne trouvaient pas preneur même à un prix dérisoire. En échange de ce « moratoire », Krouchtchev avait annoncé que l’on n’émettrait plus de nouveaux emprunts, c’est sans doute pour cela que les auditeurs avaient approuvé d’enthousiasme la répudiation des anciens. Or, on annonce aujourd’hui un petit prélèvement de douze milliards de roubles.

La situation financière des Soviets ne doit pas être très bonne. Le Rouble continue à baisser au-dessous de sa valeur réelle. La parité ne dépasse guère 12 francs. Il est impossible, quoi qu’on en dise, de se faire une idée des finances russes par les documents qu’ils fournissent. Mais rouge ou pas, la Finance est inexorable. Nous en savons quelque chose.

 

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