Criton – 1957-07-06 – Dégel

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Le Courrier d’Aix – 1957-07-06 – La Vie Internationale.

 

Dégel

 

Si des événements de ces derniers mois on veut rechercher l’essentiel deux traits dominent : la situation dans les pays communistes, de rigide qu’elle était, est devenue mouvante. Au contraire, dans les pays dits capitalistes, la prospérité s’est développée à un rythme qui dépasse toutes les prévisions. Situation qui d’ailleurs n’est pas partout saine et qui suscite de légitimes préoccupations.

 

Le Communisme transitoire selon Foster Dulles

Aussi n’a-t-on pas prêté assez d’attention au récent discours de Foster Dulles : « Le communisme, a-t-il dit, est une phase transitoire et non un état permanent ». La politique qu’il a suivie avec une rigidité et une obstination qu’on lui a beaucoup reprochées, est fondée sur cette assertion. Conserver la paix même au prix de reculs et d’humiliations et éviter une explosion au cas où les difficultés intérieures des pays totalitaires conduiraient leurs dirigeants à tenter l’aventure, qui au moins, momentanément, renforcerait leur pouvoir. S’adapter aux circonstances en attendant que le temps ait fait son œuvre.

Cette politique est assez ingrate, mais tout le monde reconnait aujourd’hui qu’elle a marqué, en Proche-Orient, un succès qui, s’il n’est pas définitif, a tout de même de sérieux fondements. Cependant, ses adversaires ne désarment pas – ni aux Etats-Unis, ni en Europe – et l’on reproche aujourd’hui au Secrétaire d’Etat américain de s’opposer à toute concession politique ou économique à la Chine de Pékin. On lui fait aussi grief de ne pas aller assez loin au-devant de la détente, soit pour aider la Pologne, soit pour accéder aux propositions russes en matière de désarmement. Politique  négative que l’on oppose volontiers à celle d’Eisenhower bien qu’en réalité cette dualité d’attitudes soit purement tactique et à des fins plutôt intérieures qu’extérieures, le Parti républicain devant satisfaire à la fois l’électeur pacifiste et l’électeur nationaliste.

 

Le Dégel en Chine

C’est en Chine rouge que ce dégel est le plus apparent. Il était fatal d’ailleurs que dans cet immense pays où l’anarchie est une habitude et peut-être un besoin, une discipline rigide et uniforme ne puisse se maintenir indéfiniment. Les hérésies doctrinales et aussi les révoltes armées se multiplient. La répression hésite. Tantôt on arrête et on exécute comme récemment dans le Futsing, tantôt un ministre déviationniste fait son mea culpa, d’autres trop orthodoxes sont destitués parce qu’impopulaires, et puis la famine endémique fait à nouveau son apparition dans le Sud sans qu’on ait de quoi la combattre. Mao Tsé Tung et Chou en Laï ne cachent pas leurs hésitations : comment adapter le régime aux exigences des masses sans ramener l’anarchie ? Menacer tout en cédant aux points faibles et tracer des limites à la critique, voilà leur espoir.

Autre trait, le sentiment anti-russe de plus en plus répandu et exprimé jusque dans la presse, au point que le Journal de Pékin a dû publier les chiffres, grossis d’ailleurs en termes de change, de l’aide soviétique : deux milliards de dollars (au pair !).

 

En Russie

En Russie, il est bien difficile de savoir ce qui se passe ; Krouchtchev a éliminé la vieille garde. Mais comment évolue la décentralisation ? Les difficultés du plan sont cependant devenues publiques. Des rumeurs de purge monétaire ont précipité les achats du public. Le Rouble sur les marchés extérieurs et intérieur est tombé à 40 pour un dollar, dix francs à peine. Les remous de l’affaire hongroise ne sont pas apaisés.

La racine du mal, faut-il le répéter, tient toute au mythe de l’industrialisation à tout prix, qui impose aux masses des privations qui ne s’atténuent pas, surtout quand s’y ajoute, comme en Chine et en U.R.S.S. le fardeau d’armements de plus en plus coûteux. Ce mythe va de pair avec le nationalisme. Un développement industriel doit au contraire être l’œuvre des travailleurs prospères. L’Inde en ce moment, qui a vu trop grand aussi dans ses plans industriels, se voit obligée de donner un coup de frein, la situation financière devenant critique. Voilà la véritable contradiction des régimes totalitaires ou de ceux qui, par certains côtés, sont tentés de les imiter. La « crise » qui survient n’a pas les mêmes caractères qu’en pays capitaliste. Elle n’en est pas moins grave.

 

Une Mine de Charbon Polonais aux Capitalistes

Donnons un exemple aussi significatif que pittoresque des changements survenus en pays communistes, sans qu’on n’en rende toujours compte ici. M. Emile Roche, président de notre Conseil Économique vient d’aller en Pologne, et malgré tous les déboires passés infligés aux capitalistes français, des crédits de l’ordre de plus de dix milliards vont être consentis à la Pologne pour équiper ses usines d’électricité et ses mines. Cela reste, si l’on veut, dans le cadre des échanges commerciaux.

Mais les Polonais offrent davantage. Ils voudraient qu’un groupe français consacre 25 milliards à la mise en service d’une mine de charbon dont le produit nous serait entièrement réservé jusqu’au remboursement du prêt, intérêts compris. Si l’affaire réussit, voilà des capitalistes étrangers exploitant en pays communiste une source de matière première à leur profit exclusif ! Nous ne savons pas ce qu’en penserait Lénine, mais il nous semble qu’en fait de déviation, elle est de taille. Car même au temps des Tzars, les exploiteurs étrangers ne prenaient pas la totalité des produits. Rarement le sort s’est à ce point moqué des principes.

L’affaire mérite d’être suivie avec la plus grande curiosité. Elle est un signe des temps. On ne sait ce qu’il faut admirer le plus, ou le mépris des dirigeants polonais pour le dogme, ou la confiance des capitalistes français qui n’ont pas encore reçu grand-chose de leurs avoirs nationalisés en Pologne (nous pensons entre autre aux mines et hauts-fourneaux). Il est vrai, comme le veut le dicton, que les affaires, c’est l’argent des autres.

 

Le Mythe de l’Expansion

De ce côté-ci du rideau de fer, le mythe de l’expansion a pris le caractère d’une foi, presque d’une psychose transmise des Etats-Unis. Production accrue au rythme le plus rapide possible, création continue de nouveaux besoins et de formes de consommations inédits. Il n’y aurait, croit-on, plus de crises comme dans le passé ; des ajustements tout au plus, et lorsque les autorités freinent le boom, on les accuse de créer des obstacles artificiels, comme les restrictions de crédit aux Etats-Unis, en Allemagne et en Suisse. Une certaine inquiétude cependant demeure. On a peine à croire à une expansion qui dure depuis des années sans même une pause, ce qui ne s’était jamais vu. Inquiétudes d’ordre économique et financier. Cette croissance indéfinie pourra-t-elle être ravitaillée en capitaux ? Inquiétude d’ordre moral aussi. L’appel à la consommation assure-t-il le bonheur des hommes ? Le matérialisme n’est-il pas la rançon du bien-être ? La Société ne s’en trouvera-t-elle pas affaiblie et incapable de faire face à l’imprévu ? Ne perd-elle pas ses facultés de résistance à l’assaut de l’adversité ? Ces problèmes sont discutés un peu partout, mais la pression de l’activité déborde tous les conseils de prudence. Par contre, de l’autre côté du rideau de fer, le mirage de la prospérité voisine prend l’aspect d’un paradis interdit, cependant si proche. Les rares voyageurs des pays de l’Est reviennent éblouis et ceux qui en rêvent, sans y pouvoir aller, débordent d’imagination souvent puérile. Ces images font leur chemin et cela explique bien des remous dans cette immense prison orientale.

 

                                                                                            CRITON