Criton – 1957-07-13 – Règlement de Comptes

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Le Courrier d’Aix – 1957-07-13 – La Vie Internationale.

 

Règlement de Comptes

 

Le règlement de comptes intervenu au Kremlin nous semble avoir soulevé une émotion exagérée. Les quatre principaux personnages avaient été depuis longtemps mis à l’écart des premiers rôles, de même que Pervoukine et Sabourov ces derniers mois. Récemment, ils avaient essayé de relever la tête à la faveur du grand bouleversement administratif décidé par Krouchtchev. La fureur des bureaucrates moscovites leur offrait une occasion de regrouper une opposition. Mais le maréchal Joukov, lui, a vu là un moyen de discréditer un peu plus les politiciens, ce qui fait toujours plaisir aux militaires et de s’approcher du pouvoir suprême. Il s’est rangé au parti de Krouchtchev quitte à s’en débarrasser si la politique de celui-ci échoue, ce qui nous a toujours paru probable. Personne ne se lèvera pour sauver Krouchtchev, pas plus qu’on ne l’a fait pour Molotov et ses associés, pourtant moins impopulaires. La dictature Krouchtchev n’est qu’apparente. Elle ne ressemble pas à celle de Staline.

La Société russe est en pleine évolution. En s’attaquant à la bureaucratie, Krouchtchev ne fait qu’accélérer cette évolution. La nouvelle élite de technocrates et d’intellectuels sent fort bien que l’idéologie du marxisme léninisme est surannée et que pour que la Russie devienne une grande nation moderne, il est temps qu’elle s’occidentalise.

On se tromperait fort au reste si l’on pensait que les manifestations de comités – assez sinistres d’ailleurs – qui se répandent dans toute l’U.R.S.S. pour vilipender les victimes de Krouchtchev après les avoir adulées, sont un signe de ralliement au chef du Kremlin. Tout cela est réglé par les officiels qui tiennent à leurs postes et se rangent toujours du côté du plus fort. Ils acclameront invariablement le vainqueur du jour et forcent leurs subordonnés à faire chorus. Tout ceci d’ailleurs ajoute au discrédit du parti qui est très profond dans les masses. Il court une foule d’anecdotes sur B. et K. qui ressemblent, en moins indulgent, aux plaisanteries dont nous gratifions nos politiciens. En Russie, le régime tient par la force des armes et la passivité foncière du peuple. Sa définition séculaire tient toujours : une dictature tempérée par l’assassinat.

Si le bouleversement administratif de Krouchtchev aggrave l’anarchie économique, la Russie changera de maîtres. Nous n’aurons peut-être pas à nous en réjouir, l’impérialisme russe n’en serait probablement que plus vigoureux sous la botte militaire. Souhaitons plutôt que les révolutions de palais se prolongent, c’est grâce à elles qu’au cours des siècles, l’expansion russe a connu des replis.

 

La Grande Peur

De tous les récits plus ou moins dramatiques de la chute du quatuor, un seul paraît authentique. Kaganovitch aurait déclaré au moment où la chute de Krouchtchev allait être mise aux voix, que celui-ci avait fait appel à l’armée pour se maintenir. Ce simple mot retourna la situation ; tous les délégués, pris de peur, se rallièrent à Krouchtchev. Une autre peur parcourt l’échine des dirigeants tchécoslovaques qui ont toujours professé le plus scrupuleux stalinisme. Ils se sont précipités au-devant du nouveau maître, obligeant les malheureux tchèques qui les haïssent à accueillir avec des chants et des fleurs l’oppresseur du Kremlin.

Mais laissons ces tristes sujets.

 

Pause à la Conférence du Désarmement

Malgré les intentions proclamées de détente internationale, le règne de Krouchtchev commence par un refus, si règne il y a, (car la politique étrangère du Kremlin nous paraît bien dirigée par quelque tout puissant anonyme qui ne varie jamais son style et ses moyens). Donc le premier acte a été, ce qui, sauf avis contraire, paraît le torpillage de la Conférence du Désarmement. Zorine à son tour devient M. Niet.

Les choses en resteront-elles là ? C’est peu probable. Les Américains qui seront satisfaits d’un échec tiennent surtout à en faire retomber la responsabilité sur les Russes. Ceux-ci rouvriront-ils le débat pour l’éviter ? Ils ne doivent plus se faire beaucoup d’illusions sur leur prestige international après le drame de Hongrie et la dernière purge. Et peut-être Joukov qui tient les ficelles se soucie peu de désarmement.

Le Plan américain pour amener Nasser à la raison se poursuit méthodiquement. Après l’avoir coupé du groupe Jordano-Saoudien, Foster Dulles s’emploie, en réplique au nouveau chantage soviétique, à le presser du côté de l’Éthiopie et du Soudan.

On se souvient que l’Amiral des U.S.A., Arnold Karo, avait mis au point cet hiver un programme de mise en valeur du Lac Tana et du Nil bleu. Ces réservoirs gigantesques commandent le débit du Nil en Égypte. On se rappelle peut-être aussi le rôle que ces sources du Nil ont joué dans la lutte entre Mussolini et l’Angleterre, maîtresse alors de l’Égypte. Le Barrage d’Assouan que Nasser veut construire pour irriguer son désert n’est possible que si en amont des barrages ne viennent pas diriger l’eau vers d’autres terres à féconder.

On voit ainsi quel moyen de pression les Américains tiennent en Éthiopie contre Nasser et les motifs de leur refus de financer le barrage d’Assouan ; plus d’un milliard de dollars sont prévus pour l’exploitation du Haut-Nil. On en est pour le moment aux relevés topographiques, mais l’exécution des projets suivra sans délai. Tôt ou tard, si Nasser veut réaliser son barrage, il devra passer par les conditions américano-éthiopiennes et souscrire à une répartition équitable des eaux. Il le sait si bien qu’il n’a pu s’empêcher d’exhaler sa mauvaise humeur dans la récente interview accordée aux journalistes américains. La tenaille lentement se resserre.

Il fallait qu’Eden fût bien affaibli et M. Pineau fort dépourvu de sens politique pour ne pas utiliser, en accord avec les U.S.A., ces moyens de pression contre Nasser, qui sont encore loin d’être épuisés. On aurait évité en novembre le désastre de Suez dont les tragiques conséquences pèsent sur notre politique africaine.

 

Le Sénateur Kennedy et l’Algérie

L’intervention du sénateur Kennedy dans la question algérienne est peut-être le dixième épisode du genre depuis un demi-siècle. Un sénateur ambitieux appartenant au parti dans l’opposition soulève une question irritante de politique internationale pour se faire de la publicité en vue des prochaines élections présidentielles, cela en général sur le dos d’un allié et ami, l’Angleterre en général, et souvent la France. Une tempête de protestations surgit ; échange de propos désagréables, le Secrétaire d’Etat est obligé, pour arranger les choses, de se compromettre en défendant les Alliés, et l’opposition en tire parti pour décrier le Gouvernement. On a tort de prendre ces opérations au tragique. Cela fait partie du jeu de la démocratie made in U.S.A. Les vrais problèmes n’en sont pas nécessairement touchés. Cependant, dans le cas de l’Algérie, cet épisode ajouté à d’autres rend de plus en plus difficilement évitable l’internationalisation du problème.

 

                                                                                            CRITON