Criton – 1957-06-29 – Contradictions

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Le Courrier d’Aix – 1957-06-29 – La Vie Internationale.

 

Contradictions

 

Les sujets d’intérêt n’ont pas manqué ces jours-ci. Il y a eu le rapport Mao Tsé Tung du 27 février dernier sur les « contradictions » dans la démocratie populaire chinoise dont le texte a fini par venir au jour, et le rapport de la Commission d’enquête de l’O.N.U. sur la tragédie hongroise, document dont le retentissement se prolongera.

 

Le Rapport de Mao Tsé Tung

La clarté du rapport du dictateur chinois n’apparaîtra sans doute qu’à ceux qui sont familiers avec la phraséologie marxiste. Les autres ne verront pas bien ce qui distingue les contradictions antagonistes qui sont celles entre les pays capitalistes et les pays totalitaires ainsi que celles qui existent au sein même des nations capitalistes, de ces contradictions non antagonistes qui ont fait, en Chine communiste, massacrer des millions d’hommes.

L’aveu qu’il demeure à l’intérieur des démocraties populaires des contradictions est en opposition avec l’orthodoxie soviétique qui d’ailleurs a rejeté cette thèse par la bouche même de Krouchtchev. Quel est le sens politique de ce rapport ?

 

Les Oppositions au Régime

Evidemment que le régime n’a pas supprimé les difficultés et les oppositions malgré ses violences ou plutôt à cause de ces violences, que la résistance de la mentalité chinoise à une endoctrination totale s’avère insurmontable et qu’il faudra, pour poursuivre, user de persuasion et tolérer des divergences d’opinions que les Chinois appellent « l’épanouissement des cent fleurs » autrement dit, la coexistence d’opinions diverses au sein de la doctrine.

Ce qui est à retenir, c’est que la crise idéologique du communisme n’épargne aucun des pays qui ont embrassé le dogme. Les embarras économiques et les échecs des plans en sont la cause principale. Mais il y a aussi une crise morale et intellectuelle.

Il y a longtemps que nous l’avons indiquée. Le temps du monolithisme est passé. Les Russes devront eux aussi évoluer. Ce sera moins facile qu’ailleurs, et peut-être plus dramatique, parce que le peuple est moins souple d’esprit, plus obstiné et aussi plus violent.

 

L’Affaiblissement de l’U.R.S.S.

Mais on ne peut pas ne pas voir dans le rapport Mao Tsé Tung des visées politiques extérieures. Il s’agit de ne pas altérer les relations avec l’U.R.S.S. dont les fournitures sont indispensables, tout en l’affaiblissant. Le jeu est subtil. On l’a vu quand Chou en Laï est allé en Pologne où Mao lui-même va se rendre. Créer à l’U.R.S.S. des difficultés ou les exploiter sans être obligé de faire la paix avec l’Occident. Essayer de saisir la direction idéologique du monde communiste en donnant à la doctrine un aspect plus large susceptible de rallier les militants ébranlés par la répression hongroise. Faire de Pékin un pôle d’attraction au détriment de Moscou. Les Soviétiques le sentent et leur embarras se trahit. Krouchtchev a dû admettre à la télévision américaine que des divergences existent entre les deux capitales dans l’ordre doctrinal.

La tragédie hongroise a été l’occasion de cette lutte bien qu’elle soit, comme nous l’avons vu, beaucoup plus ancienne.

 

Le Rapport à l’O.N.U. sur la Hongrie

Le rapport des délégués neutres aux Nations-Unies ne nous apprend rien que nous ne savions, hélas, de l’affreuse répression russe. Ce qui fait son importance, c’est qu’il émane de personnalités non engagées dans la lutte entre les deux Mondes. Elle s’accroît encore du fait que la terreur Kadar en Hongrie, loin de s’apaiser, gagne en violence. La récente condamnation à mort en appel de deux écrivains qui n’avaient reçu en première instance que des peines de prison a soulevé les protestations d’intellectuels communistes de stricte obédience, comme Aragon en France. Les journaux et la radio russes ont été exaspérés par ce rapport qu’ils qualifient de calomnieux, contre toute évidence. On ne peut que s’étonner de voir les Soviets aggraver leur cas. L’affaire viendra fatalement devant l’Assemblée de l’O.N.U. avec tout l’éclat requis.

 

Désarmement et Guerre Froide

Les palabres de Londres sur le désarmement continuent cependant, imperturbables. Des deux côtés on se veut optimistes mais comme le remarque un commentateur, la guerre froide continue et il en énumère les derniers épisodes : 1° l’Egypte reçoit trois sous-marins russes pour bloquer le golfe d’Akaba ;

2° Une flotte russe passe à travers les Détroits pour croiser en Méditerranée, une autre s’engage par Suez dans la Mer Rouge ;

3° La base russe de Sassano en Albanie sur l’Adriatique en face de l’Italie et à proximité de la Yougoslavie reçoit chaque jour de nouveaux aménagements, voilà pour les Russes.

Les Chinois ne sont pas en reste. Ils ont équipé la Corée du Nord en armements, à tel point que les Etats-Unis se proposent de doter les forces des Nations-Unies en Corée du Sud d’engins modernes, téléguidés et atomiques. Enfin, la tension reprend entre la Chine rouge et Formose ; Quemoy a été à nouveau bombardée et de nouveaux aérodromes construits en face des îles de Tchang-Kaï-Chek.

On se demande en conséquence si les pourparlers de Londres n’ont pas pour objet de rejeter la responsabilité d’une rupture sur l’adversaire. Chacun d’eux s’emploie d’ailleurs avec la meilleure mauvaise foi à l’éviter. Une délégation de Sénateurs américains se rendrait à la Conférence du Désarmement sur demande du Gouvernement pour surveiller les tractations. Ils ne manifestent pas grand enthousiasme pour partager les responsabilités.

 

Nasser et Israël

Pour en revenir au Moyen-Orient, Nasser a réussi à faire revenir les Russes dans la lutte afin d’éviter un échec définitif qui serait marqué par un coup d’état en Syrie. Le seul moyen de sauver la situation est de tenter de refaire l’unité arabe contre Israël. Mais Israël est d’une prudence extrême. Des pourparlers plus ou moins secrets se sont engagés sous l’auspice des Etats-Unis pour reclasser en pays arabes, et peut-être même en Israël, les réfugiés palestiniens entassés dans la poche de Gaza, ou campés en Jordanie. Le roi Hussein est le premier intéressé à se débarrasser de ces hôtes indésirables qui ont failli le renverser. Naturellement cela ne ferait pas l’affaire de Nasser dont ces réfugiés sont le meilleur atout. L’Irak pourrait les accueillir, son expansion économique exigeant un apport de main-d’œuvre. Si l’affaire réussissait, un grand pas serait accompli pour normaliser la situation aux frontières israélo-arabes.

 

La Navigation sur le Golfe d’Akaba

Reste la question ultime du droit de navigation des Israéliens en Akaba et à Suez. Ils ont renoncé à envoyer un navire test, ce qui est fort adroit. Sous pavillon étranger, les marchandises à destination d’Israël pourront difficilement être arraisonnées surtout si le pavillon qui les couvre est américain. Nasser ira-t-il jusque-là ?

Le risque est gros pour lui, comme pour les Russes. Les Américains avancent avec prudence. Ils ne s’exposeront pas à un éclat prématurément. Tel-Aviv est rentré dans leur jeu, ce qui est aussi très habile. Les facteurs en jeu sont si complexes, comme nous en avons fait maintes fois l’expérience, qu’un pronostic est difficile. Cependant, si l’on évite toute fausse manœuvre, les chances sont pour l’Occident.

 

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