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Le Courrier d’Aix – 1958-03-22 – La Vie Internationale.
Mise au Point
Les thèmes d’actualité ne varient guère : l’avalanche de discours, lettres et notes russes pour la Conférence au sommet, les allées et venues des bons offices en Tunisie, la guerre civile en Indonésie, les manœuvres des deux nouveaux Blocs arabes, enfin la dépression américaine qui commence à toucher l’Europe et le reste du monde. S’il n’y a rien de vraiment nouveau, l’aspect des problèmes permet de les mieux saisir.
L’Offensive Diplomatique des Soviets
Ce qui frappe dans la grande offensive russe pour une rencontre entre chefs d’Etat, c’est son caractère désordonné qui contraste avec les initiatives méthodiques de l’époque Molotov avec ses brusques surprises. On sent que l’usine moscovite à fabriquer des documents diplomatiques est débordée par la fougue de M. Krouchtchev. Cela ne va pas sans maladresses. Il y a, d’une part, les discours à Moscou à l’usage du peuple russe et par-delà à l’opinion mondiale, les lettres fleuve comme celle que Krouchtchev adressait au périodique anglais de gauche le « New Statesman » destinée à influencer le public anglais ébranlé, enfin la suite des lettres de Boulganine adressées aux chefs d’Etat.
Tout cela ne va pas sans contradiction et confusion. L’opinion inquiète qui cherche des motifs d’espoir ne s’y reconnaît plus, se lasse même à déchiffrer les véritables intentions du maître du Kremlin. Elle y voit beaucoup de propagande trop voyante et rien qui ouvre une voie à une négociation sérieuse, l’intérêt qu’on pouvait porter à la fameuse rencontre commence à faiblir, ce qui va à l’encontre du but recherché par les Russes et permet aux Occidentaux de gagner du temps, ce qui leur semble indispensable pour améliorer leur position diplomatique, jusqu’ici plutôt faible.
Le Pouvoir de Krouchtchev
Nous demeurons étonnés de l’extraordinaire ascension vers le pouvoir absolu de ce personnage de Gogol qu’est Krouchtchev. Avec tous les spécialistes, qu’ils soient diplomates, historiens comme Isaac Deutscher, ou publicistes, nous nous sommes trompés sur ses chances. Il paraissait si mal désigné pour dominer l’appareil mystérieux, taciturne et secret du Kremlin.
Ses ennemis qui demeurent nombreux ont eu beaucoup d’occasions de profiter de ses erreurs, de ses réformes qui bouleversent tant de situations acquises dans une hiérarchie qui a toujours su se défendre. Il n’est même pas populaire et d’ailleurs en U.R.S.S. la popularité ne compte guère : le Maître du jour est servilement acclamé et insulté après sa chute. La seule explication valable c’est qu’il s’appuie sur l’organisation du Parti communiste qui voit en lui le garant de sa suprématie sur les forces qui pourraient le menacer : l’armée et l’Intelligentzia. Il a su liquider ses plus sérieux adversaires comme Joukov et les succès des Spoutniks, bien qu’il n’en soit pas l’inspirateur, ont servi son autorité. Il n’en demeure pas moins un contraste entre sa manière expansive et la tendance profonde de l’autocratie russe fondée sur une bureaucratie omniprésente dont la fonction est d’étouffer toute initiative imprévue.
Faut-il voir là une phase nouvelle de l’expansion impérialiste russe qui correspondrait à l’instinct d’aventure, à la passion aveugle et imprudente de puissance, à une griserie de l’orgueil national perceptible dans l’âme russe si pleine de contradictions. L’avenir nous répondra. Avouons notre incompréhension.
Les Bons Offices
La presse française, la presse étrangère également et sans doute Bourguiba lui-même se sont trompés sur la signification de la mission de bons offices anglo-américaine de MM. Murphy et Beeley. Ici on criait plus ou moins que nos intérêts allaient être trahis, là on comptait sur le fidèle allié de l’Occident, Bourguiba qu’il fallait aider à résister à la pression conjuguée de Nasser et des Soviets et à ramener les Français à la raison. Bourguiba, lui, crut qu’en adressant une sorte d’ultimatum à Washington : aidez-moi ou je fais un malheur, j’appelle Moscou, il allait recevoir à pleines mains l’aide américaine, au besoin contre la France. Nous avons dit ici qu’il n’en serait rien. Le chantage n’a pas réussi et depuis que Bourguiba a reçu un message personnel d’Eisenhower, lui et sa presse ont changé de ton. Rien certes n’est résolu, mais la partie n’est pas close.
La Situation en Lybie
Pour comprendre la situation, il faut regarder à côté, en Lybie. Là Anglais et Américains ont expulsé les Italiens, proclamé l’indépendance, sans réfléchir aux conséquences ; les premiers parce qu’ils voulaient tenir la base navale de Tobrouk, les seconds pour y installer une base aérienne afin de surveiller la Méditerranée orientale et par-delà l’Europe centrale ; ce qui fut fait. Ils pensaient que ce pays sans ressources et à peine peuplé, était de tout repos. Ils se sont trompés. La Lybie devenue indépendante s’est ouverte à la double pénétration du nationalisme arabe nassérien et des Soviets. Bien que le roi Idriss et ses quelques ministres paraissent encore résister à l’annexion par Nasser, ils sont menacés par infiltration, le pays étant plein de partisans de Nasser. Moscou entretient à Tripoli une ambassade copieuse et va envoyer ces jours-ci le matériel et le personnel destinés à installer deux hôpitaux russes sous le nez des Anglo-Saxons, qui n’y peuvent apparemment rien. Il n’est pas besoin d’imagination pour prévoir que les Français partis de Tunisie, la double infiltration ne laisserait pas longtemps la place vide. Bourguiba le sait, et les Anglo-Américains mieux encore. Leur impuissance à s’opposer à ce mouvement en Lybie leur a donné à réfléchir et c’est là notre meilleure chance.
Ajoutons que la situation s’est compliquée par la découverte des pétroles sahariens dont une partie d’ailleurs, se trouve en Lybie, dans les territoires que nous avons rendus à ce pays sous la pression des mêmes Anglo-américains. Quelle erreur d’avoir claironné urbi et orbi le trésor que nous venions de découvrir. Les Russes, à notre place, s’en seraient bien gardés. Ces richesses ajoutent un enjeu économique à un enjeu stratégique déjà suffisamment disputé. Cette affaire de pétrole est pour beaucoup dans l’acharnement de la lutte en Algérie. Sans eux, une solution eut été moins difficile.
La Guerre Civile à Sumatra
La situation en Indonésie s’est éclaircie si l’on peut dire : la guerre civile a pris une ampleur qui la fait qualifier de nouvelle guerre d’Espagne. Les rebelles de Sumatra ont pris parti pour l’Occident et ont même offert une base à l’O.T.A.S.E. aux Célèbes également en rébellion. Les Anglais jusqu’ici prudents, ne peuvent résister au désir de voir les pétroles, le caoutchouc et l’étain venir renforcer la zone Sterling, si les îles se joignaient à la fédération malaisienne. Enfin Soekarno qui venait de séjourner à Tokyo, a accusé les Japonais de faire cause commune avec les Américains, ce qui parait logique. Les Australiens, de leur côté, qui ont un intérêt majeur à voir le communisme s’éloigner de leurs parages, sont accusés de fournir les armes aux rebelles. Ni les Russes, ni les Chinois qui ont beaucoup de monde sur place n’ont encore pris position. Cela viendra sans doute. Cependant, les Soviets sont un peu loin et les Chinois ont fort à faire chez eux et de plus, leurs nationaux installés dans les îles, sont vus un peu comme les Juifs dans le Troisième Reich. En tout cas, l’ampleur prise par l’affaire ne saurait surprendre.
L’Automobile en U.R.S.S.
Les statistiques des Russes, même si elles sont suspectes, demeurent instructives. Au cours des mois de Janvier-Février ils ont produit 84.000 voitures automobiles, camions compris, à peine autant que nos deux principaux constructeurs. Si l’on tient compte de l’usure rapide du matériel là-bas, on voit que les Soviets auront fort à faire pour donner à ce pays qui couvre 1/6 du monde, le visage d’un pays moderne.
Un autre aspect de la vie soviétique réelle nous est révélé par un correspondant de presse italien qui a voulu se rendre en voiture dans un village à 50 kilomètres de Moscou. Il lui a fallu trois jours de démarches auprès des bureaux pour obtenir l’autorisation de le faire, et autant pour savoir si pour revenir par une autre voie, le chemin reliant deux villages était praticable. Il ne l’était pas. Arrivé dans le premier, il fut accueilli avec enthousiasme par un groupe de paysans sur leurs chars. Une voiture avec un étranger dedans était un spectacle peu ordinaire. Et de constater que le peuple, malgré la propagande, n’est pas xénophobe.
CRITON