Criton – 1958-03-22 – Mise au Point

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Le Courrier d’Aix – 1958-03-22 – La Vie Internationale.

 

Mise au Point

 

Les thèmes d’actualité ne varient guère : l’avalanche de discours, lettres et notes russes pour la Conférence au sommet, les allées et venues des bons offices en Tunisie, la guerre civile en Indonésie, les manœuvres des deux nouveaux Blocs arabes, enfin la dépression américaine qui commence à toucher l’Europe et le reste du monde. S’il n’y a rien de vraiment nouveau, l’aspect des problèmes permet de les mieux saisir.

 

L’Offensive Diplomatique des Soviets

Ce qui frappe dans la grande offensive russe pour une rencontre entre chefs d’Etat, c’est son caractère désordonné qui contraste avec les initiatives méthodiques de l’époque Molotov avec ses brusques surprises. On sent que l’usine moscovite à fabriquer des documents diplomatiques est débordée par la fougue de M. Krouchtchev. Cela ne va pas sans maladresses. Il y a, d’une part, les discours à Moscou à l’usage du peuple russe et par-delà à l’opinion mondiale, les lettres fleuve comme celle que Krouchtchev adressait au périodique anglais de gauche le « New Statesman » destinée à influencer le public anglais ébranlé, enfin la suite des lettres de Boulganine adressées aux chefs d’Etat.

Tout cela ne va pas sans contradiction et confusion. L’opinion inquiète qui cherche des motifs d’espoir ne s’y reconnaît plus, se lasse même à déchiffrer les véritables intentions du maître du Kremlin. Elle y voit beaucoup de propagande trop voyante et rien qui ouvre une voie à une négociation sérieuse, l’intérêt qu’on pouvait porter à la fameuse rencontre commence à faiblir, ce qui va à l’encontre du but recherché par les Russes et permet aux Occidentaux de gagner du temps, ce qui leur semble indispensable pour améliorer leur position diplomatique, jusqu’ici plutôt faible.

 

Le Pouvoir de Krouchtchev

Nous demeurons étonnés de l’extraordinaire ascension vers le pouvoir absolu de ce personnage de Gogol qu’est Krouchtchev. Avec tous les spécialistes, qu’ils soient diplomates, historiens comme Isaac Deutscher, ou publicistes, nous nous sommes trompés sur ses chances. Il paraissait si mal désigné pour dominer l’appareil mystérieux, taciturne et secret du Kremlin.

Ses ennemis qui demeurent nombreux ont eu beaucoup d’occasions de profiter de ses erreurs, de ses réformes qui bouleversent tant de situations acquises dans une hiérarchie qui a toujours su se défendre. Il n’est même pas populaire et d’ailleurs en U.R.S.S. la popularité ne compte guère : le Maître du jour est servilement acclamé et insulté après sa chute. La seule explication valable c’est qu’il s’appuie sur l’organisation du Parti communiste qui voit en lui le garant de sa suprématie  sur les forces qui pourraient le menacer : l’armée et l’Intelligentzia. Il a su liquider ses plus sérieux adversaires comme Joukov et les succès des Spoutniks, bien qu’il n’en soit pas l’inspirateur, ont servi son autorité. Il n’en demeure pas moins un contraste entre sa manière expansive et la tendance profonde de l’autocratie russe fondée sur une bureaucratie omniprésente dont la fonction est d’étouffer toute initiative imprévue.

Faut-il voir là une phase nouvelle de l’expansion impérialiste russe qui correspondrait à l’instinct d’aventure, à la passion aveugle et imprudente de puissance, à une griserie de l’orgueil national perceptible dans l’âme russe si pleine de contradictions. L’avenir nous répondra. Avouons notre incompréhension.

 

Les Bons Offices

La presse française, la presse étrangère également et sans doute Bourguiba lui-même se sont trompés sur la signification de la mission de bons offices anglo-américaine de MM. Murphy et Beeley. Ici on criait plus ou moins que nos intérêts allaient être trahis, là on comptait sur le fidèle allié de l’Occident, Bourguiba qu’il fallait aider à résister à la pression conjuguée de Nasser et des Soviets et à ramener les Français à la raison. Bourguiba, lui, crut qu’en adressant une sorte d’ultimatum à Washington : aidez-moi ou je fais un malheur, j’appelle Moscou, il allait recevoir  à pleines mains l’aide américaine, au besoin contre la France. Nous avons dit ici qu’il n’en serait rien. Le chantage n’a pas réussi et depuis que Bourguiba a reçu un message personnel d’Eisenhower, lui et sa presse ont changé de ton. Rien certes n’est résolu, mais la partie n’est pas close.

 

La Situation en Lybie

Pour comprendre la situation, il faut regarder à côté, en Lybie. Là Anglais et Américains ont expulsé les Italiens, proclamé l’indépendance, sans réfléchir aux conséquences ; les premiers parce qu’ils voulaient tenir la base navale de Tobrouk, les seconds pour y installer une base aérienne afin de surveiller la Méditerranée orientale et par-delà l’Europe centrale ; ce qui fut fait. Ils pensaient que ce pays sans ressources et à peine peuplé, était de tout repos. Ils se sont trompés. La Lybie devenue indépendante s’est ouverte à la double pénétration du nationalisme arabe nassérien et des Soviets. Bien que le roi Idriss et ses quelques ministres paraissent encore résister à l’annexion par Nasser, ils sont menacés par infiltration, le pays étant plein de partisans de Nasser. Moscou entretient à Tripoli une ambassade copieuse et va envoyer ces jours-ci le matériel et le personnel destinés à installer deux hôpitaux russes sous le nez des Anglo-Saxons, qui n’y peuvent apparemment rien. Il n’est pas besoin d’imagination pour prévoir que les Français partis de Tunisie, la double infiltration ne laisserait pas longtemps la place vide. Bourguiba le sait, et les Anglo-Américains mieux encore. Leur impuissance à s’opposer à ce mouvement en Lybie leur a donné à réfléchir et c’est là notre meilleure chance.

Ajoutons que la situation s’est compliquée par la découverte des pétroles sahariens dont une partie d’ailleurs, se trouve en Lybie, dans les territoires que nous avons rendus à ce pays sous la pression des mêmes Anglo-américains. Quelle erreur d’avoir claironné urbi et orbi le trésor que nous venions de découvrir. Les Russes, à notre place, s’en seraient bien gardés. Ces richesses ajoutent un enjeu économique à un enjeu stratégique déjà suffisamment disputé. Cette affaire de pétrole est pour beaucoup dans l’acharnement de la lutte en Algérie. Sans eux, une solution eut été moins difficile.

 

La Guerre Civile à Sumatra

La situation en Indonésie s’est éclaircie si l’on peut dire : la guerre civile a pris une ampleur qui la fait qualifier de nouvelle guerre d’Espagne. Les rebelles de Sumatra ont pris parti pour l’Occident et ont même offert une base à l’O.T.A.S.E. aux Célèbes également en rébellion. Les Anglais jusqu’ici prudents, ne peuvent résister au désir de voir les pétroles, le caoutchouc et l’étain venir renforcer la zone Sterling, si les îles se joignaient à la fédération malaisienne. Enfin Soekarno qui venait de séjourner à Tokyo, a accusé les Japonais de faire cause commune avec les Américains, ce qui parait logique. Les Australiens, de leur côté, qui ont un intérêt majeur à voir le communisme s’éloigner de leurs parages, sont accusés de fournir les armes aux rebelles. Ni les Russes, ni les Chinois qui ont beaucoup de monde sur place n’ont encore pris position. Cela viendra sans doute. Cependant, les Soviets sont un peu loin et les Chinois ont fort à faire chez eux et de plus, leurs nationaux installés dans les îles, sont vus un peu comme les Juifs dans le Troisième Reich. En tout cas, l’ampleur prise par l’affaire ne saurait surprendre.

 

L’Automobile en U.R.S.S.

Les statistiques des Russes, même si elles sont suspectes, demeurent instructives. Au cours des mois de Janvier-Février ils ont produit 84.000 voitures automobiles, camions compris, à peine autant que nos deux principaux constructeurs. Si l’on tient compte de l’usure rapide du matériel là-bas, on voit que les Soviets auront fort à faire pour donner à ce pays qui couvre 1/6 du monde, le visage d’un pays moderne.

Un autre aspect de la vie soviétique réelle nous est révélé par un correspondant de presse italien qui a voulu se rendre en voiture dans un village à 50 kilomètres de Moscou. Il lui a fallu trois jours de démarches auprès des bureaux pour obtenir l’autorisation de le faire, et autant pour savoir si pour revenir par une autre voie, le chemin reliant deux villages était praticable. Il ne l’était pas. Arrivé dans le premier, il fut accueilli avec enthousiasme par un groupe de paysans sur leurs chars. Une voiture avec un étranger dedans était un spectacle peu ordinaire. Et de constater que le peuple, malgré la propagande, n’est pas xénophobe.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1958-03-15 – Heur et Malheur

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Le Courrier d’Aix – 1958-03-15 – La Vie Internationale.

 

Heur et Malheur

 

Les conversations de MM. « Bons Offices » à Paris et à Tunis, le plan Gaillard du Pacte Méditerranéen, les déclarations et échanges de notes sur la procédure préalable à la « rencontre au sommet », la Conférence à Manille de l’O.T.A.S.E. où MM. Dulles, Selwin Lloyd et Pineau ont beaucoup de choses à se dire, voilà pour les chroniqueurs une matière abondante. Renvoyons là-dessus le lecteur à son quotidien habituel.

 

Les Tours du Colonel Nasser

Nous disions l’autre jour que le Kremlin n’était pas satisfait de l’Anschluss syro-égyptien. Un communiqué du Ministre des finances de Nasser nous apprend que « la Livre égyptienne sera désormais la seule base de toutes les transactions extérieures, importations et exportations. »

Cela n’a l’air de rien mais signifie beaucoup. En effet, le bloc soviétique avait, grâce aux accords de troc, armes contre coton, acquis sur le marché égyptien, une position privilégiée ; près de la moitié du coton passait aux pays de l’Est. Ils l’avaient acquis à un prix supérieur au cours mondial (mais les marchandises qu’ils livraient en échange étaient aussi coptées au prix fort), ce qui leur permettait de revendre le coton égyptien à un taux inférieur, aux pays d’Occident. C’est ainsi que nos exportateurs achetaient le coton égyptien à la Tchécoslovaquie qui se procurait des devises par ce moyen. Désormais, les pays des deux Blocs payeront leurs achats directement en monnaie égyptienne.

En fait, les Russes seront évincés. Mais cela ira plus loin. Les Soviets avaient conclu des accords de troc similaires avec la Syrie et avaient entrepris par ce moyen un vaste programme d’industrialisation dont nous avons donné les détails en son temps. La Syrie faisant maintenant partie de la nouvelle République arabe unie, il se pourrait que les Soviets soient obligés de réviser leur politique. Si la Syrie refuse aussi de payer en marchandises, ils devront ou renoncer à leurs plans ou le réaliser à fonds perdus. Leur désintéressement sera mis à l’épreuve.

 

La République Palestinienne

Nasser, par ailleurs, ne perd pas son temps. Il ferait proclamer, dans l’enclave de Gaza où sont rassemblés des réfugiés palestiniens qui ont quitté Israël après la guerre de 1948, une nouvelle République palestinienne, fédérée à la République arabe unie ; ce qui va créer de sérieux embarras à la Jordanie qui abrite le reste desdits réfugiés. L’exploitation des réfugiés est décidément un moyen politique où les Arabes excellent.

Il y a aussi celle des complots : tandis que Bourguiba accusait Nasser de le vouloir faire assassiner, Nasser, lui, montait un complot semblable dont l’instigateur était le roi Ibn Saoud d’Arabie lui-même, avec l’aide, bien entendu, de quelques agents britanniques et américains, et chèques à l’appui ; une histoire assez feuilletonesque, mais propre à soulever l’indignation des masses arabes.

 

L’Alliance des Rois

La lutte entre Nasser, aidé du colonel Saraj de Syrie, contre le club des rois Fayçal, Hussein, Saoud devient chaude. En fait, c’est la lutte entre les possesseurs du pétrole et ceux qui en sont dépourvus et le convoitent. Les rois sont en alerte. Pour faire face à Nasser, ils cherchent à rassembler en une fédération tous les maîtres du pétrole, y compris les Cheikhs de Kuwait et de Bahreïn. Les Anglais ne voient pas cette ébauche d’association d’un œil favorable. Ils ont peur pour leur pétrole de Kuwait qui représente 10% de leurs rentrées en Sterling, le Sheik versant ses royalties à Londres. Comme on le voit, les affaires du Moyen-Orient n’ont pas tendance à se simplifier. Elles tiennent le monde Occidental en haleine, qui a là des intérêts primordiaux. Heureusement, entre la mèche et le baril de poudre, il y a toujours un petit espace.

 

La Guerre Civile en Indonésie

En Indonésie malheureusement les antagonistes n’ont pas les mêmes ressources d’éloquence et d’imagination. C’est bien vers la guerre civile qu’on va. Elle a déjà commencé. Derrière les deux gouvernements, le « rebelle » de Padang à Sumatra et « l’officiel » de Djakarta, se tiennent face à face les deux Blocs. Soekarno a pris l’offensive avec des armes fournies par l’U.R.S.S. Les Américains attendent d’en avoir la preuve pour en accorder aux rebelles. Il se fait tellement de propagande dans ces détroits de Singapour qu’il sera bien difficile de s’y reconnaître. Les Etats-Unis ont fait évacuer leurs nationaux, en l’espèce les techniciens de la « Caltex » qui exploite les pétroles du centre de Sumatra. Ce qui leur permet d’avoir des navires de guerre dans les parages.

Nous avons déjà souligné l’importance de l’affaire. Le point obscur demeure l’attitude des Japonais qui convoitent les richesses des îles et aussi des Anglais qui sont en posture délicate à Singapour et en Malaisie et ne voudraient pas compromettre leurs relations avec la nouvelle République malaisienne.

Le jeu des Orientaux du Sud-Est asiatique est très différent, mais tout aussi complexe et encore plus difficile à démêler que celui des maîtres du Moyen-Orient. En attendant M. Ngo Dim Diem va venir en visite officielle à Paris, ce qui montre que l’on tient à Saïgon à maintenir l’équilibre des influences. Qui sait si Bourguiba ne reviendra pas dans quatre ans saluer notre Président de la République ?

 

La Dépression aux Etats-Unis

La dépression américaine suit son cours ; on en est officiellement à 5.200.000 chômeurs. Dépression curieuse et déconcertante puisqu’en même temps l’indice des prix aux Etats-Unis a battu en janvier tous les précédents records. Les économistes sont divisés sur les mesures à prendre ; les responsables, encore davantage. Grands travaux ou réduction des impôts ? Mais cela ne va-t-il pas relancer l’inflation qu’on combat depuis trois ans ; l’abaissement du taux d’escompte et l’élargissement du crédit n’ont pas donné les résultats attendus.

Hasardons-nous à un pronostic : la dépression américaine n’ira pas beaucoup plus bas parce que la situation économique est saine et que le niveau actuel est près du minimum indispensable au maintien de l’activité normale des affaires que le pouvoir d’achat toujours aussi élevé entretient. Mais l’expansion est finie pour assez longtemps, et la reprise sera lente et n’ira pas très haut. La dépression est d’ordre moral.

 

La Crise Morale Anglaise

C’est en Angleterre que le désarroi intérieur est le plus aigu. L’article de J. Alsop sur le défaitisme britannique que nous citions l’autre jour a fait effectivement grand bruit. Les personnalités les plus en vue ont protesté, mais les faits demeurent ; la peur atomique étreint les Anglais et ils veulent qu’on fasse quelque chose à n’importe quel prix : désengagement en Europe centrale et occidentale, renonciation unilatérale, au besoin, aux engins nucléaires. Il faut que cela change. Au moment où nous cherchons en France, avec notre sens juridique que le monde nous envie, la formule magique pour ne pas changer de ministère tous les six mois, tout en conservant le droit de le faire, en Angleterre comme aux Etats-Unis d’ailleurs on verrait volontiers de nouvelles têtes au pouvoir. Eisenhower, Dulles, MacMillan et Selwin Lloyd ne sont plus du tout populaires. Malheureusement, on n’a pas les moyens parlementaires de les mettre à l’écart et on ne voit pas non plus l’homme ou les hommes qui les remplaceraient avantageusement. Les opposants désignés n’inspirent pas plus de confiance que les titulaires. Vous voyez à quel point, nous Français, qui n’avons pas ce souci mais plutôt l’embarras du choix, méconnaissons notre bonheur.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1958-03-08 – Conflit d’Intérêts

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Le Courrier d’Aix – 1958-03-08 – La Vie Internationale.

 

Conflit d’Intérêts

 

L’évolution réelle de la conjoncture internationale est peu perceptible parce que, d’une part les manœuvres et contre-manœuvres pour la préparation de la Conférence « au sommet », de l’autre, les allées et venues de Messieurs « bons offices » entre Londres, Paris et Tunis, forment le gros plan de l’information. Pour nous, l’intérêt n’est pas là.

 

Les Soviets et l’Impérialisme Arabe

Nous avons cru noter, en effet, du côté soviétique, à certains indices légers mais précis, une modification à l’égard du nationalisme arabe, et cela est important. Car au fond, le problème d’Afrique du Nord est dominé par l’aide de Moscou. Les armes et l’argent ne peuvent continuer à affluer que si le Bloc communiste les fournit ; les autres sources, à la longue du moins, seraient taries.

Or, il n’y a jamais eu, comme nous l’avons noté à l’époque, unanimité au Kremlin sur l’appui à fournir à Nasser. Molotov était hostile à une politique offensive en Moyen-Orient. Chepilov au contraire, avait avec l’aide de l’ambassadeur russe au Caire, Kisselev, (et alors en accord avec Krouchtchev) monté le réarmement de l’Egypte et appuyé le nationalisme arabe. Après Suez et la campagne du Sinaï, revirement ; Chepilov commença à tomber en disgrâce et Krouchtchev tint Nasser à l’écart pour concentrer ses efforts sur la Syrie, tenant ainsi sur les Russes un gage et un moyen de chantage. Dans ce genre d’exercice, les levantins sont imbattables, et Staline qui les connaissait bien, préférait mystifier les Occidentaux ce qui réussissait toujours. La fusion Egypto-syrienne n’a pas été du goût des Soviets. On comprend pourquoi.

Si le panarabisme enflammé gagne par étapes tout l’Orient et finit par s’agréger en empire, si après le Yémen, la Lybie – qui serait dit-on sur le point d’adhérer à la nouvelle république arabe – et le Soudan la rejoignent, l’Irak et la Jordanie tomberont à leur tour et le Liban devra suivre. Ibn Saoud lui-même, isolé, recherchera un compromis. C’est le rêve de Nasser et il est décidé à le réaliser. Alors, la question des colonies islamiques des Soviets se poserait ; un huitième de la population soviétique est musulmane. Cela pourrait aller loin et la flambée du nationalisme partout triomphant, ne s’arrêterait pas davantage en Europe centrale. Quant à la Tunisie, Nasser n’en ferait qu’une bouchée.

Tout cela n’est évidemment pas pour demain, mais les Russes sentent la menace. Il est clair, d’autre part, qu’ils n’ont rien à gagner à l’effondrement de la France en Afrique du Nord ; sans doute pour un temps, l’Alliance Atlantique subirait-elle une rude secousse favorable aux intérêts de Moscou. Par contre, les Soviets n’auraient aucun moyen d’empêcher les Anglo-Saxons de combler le vide dans la mesure où Nasser ne serait pas là le véritable vainqueur.

Pour toutes ces raisons, l’attitude russe évolue. N’auraient-ils pas, ne fut-ce que pour des besoins tactiques, souhaité que Bizerte restât français ? On voit venir le moment où ni les Russes ni les Anglo-Saxons, bien entendu, n’auront intérêt à voir s’étendre le nationalisme arabe ; les Américains en sont déjà convaincus. Il est certain que Bourguiba n’obtiendra d’aide américaine que s’il s’entend avec Paris. Et l’aide soviétique est loin d’être assurée. Quant à Nasser, il a Salah Ben Youssef, l’ennemi de Bourguiba, dans ses murs. Du point de vue diplomatique donc, la situation est moins désespérée qu’on ne le pouvait craindre.

 

Le Déclin du Crédit Français

Moralement, c’est autre chose. On s’est étonné qu’un incident comme celui de Sakieh ait soulevé contre la France une telle vague d’indignation. De la part des Anglais, cela se comprend, ils ont oublié qu’au Kenya, ils ont exécuté soixante mille Mao Mao entre 1950 et 1954. Mais les autres ? Si notre cote a baissé à ce point, ce n’est pas tant notre politique outre-mer que notre politique financière qui en est la cause profonde. Nos perpétuels emprunts extérieurs et surtout nos dévaluations successives ont atteint, dans leurs intérêts, la plupart de nos voisins et de nos alliés. Le retrait des billets de 5.000 en 1948, la chute régulière du Franc, la dernière opération 20%, ont laissé de cruels souvenirs sur toutes les places financières où, par nécessité professionnelle on détient constamment des avoirs importants en francs. De grosses pertes ont indisposé à notre égard précisément les gens qui font l’opinion internationale. Cela n’est peut-être pas explicite, mais inconsciemment ou non, on nous tient rancune, et surtout on craint que cela ne se renouvelle. De là à mal juger nos actes et à souhaiter que nous en finissions avec nos guerres outre-mer, ce qui consoliderait nos finances, il n’y a qu’un pas. Un incident suffit pour qu’on le franchisse.

 

Les Surplus Agricoles des Etats-Unis

Passons à un sujet moins pénible : on s’est gaussé récemment dans la grande presse, de ce que le président Eisenhower a reçu un chèque de 2.000 dollars de la Banque du Sol pour n’avoir pas semé de blé dans sa ferme de Gettysburg. On s’est indigné même ; pratiquer ainsi le malthusianisme quand tant d’humains par le monde souffrent la faim ! La question est moins simple. D’abord, la Banque du sol n’a pas pour seul objet de réduire les emblavements, mais aussi de parer à l’érosion du sol qui dégrade aux Etats-Unis les terres labourées à un rythme inquiétant. Les Américains sont, en effet, encombrés depuis longtemps d’excédents agricoles dont ils souhaitent se débarrasser, ne fut-ce que pour économiser le million de dollars que leur coûte chaque jour le stockage. Ils ont réussi cette année à en distribuer pour la première fois une part importante, mais ils devront recommencer à la prochaine récolte, car si l’acréage ensemencé diminue, les rendements augmentent.

En principe, il n’y a qu’à les donner. Mais c’est là précisément la difficulté. Il y a d’abord les principaux affamés, les Chinois de Pékin qui les refusent pour des raisons politiques. Et puis il y a les autres pays exportateurs, le Canada surtout et l’Australie, encombrés eux aussi de surplus invendables, qui protestent parce qu’on leur ferme des débouchés et qu’on fait s’effondrer les cours mondiaux et ce sont des amis qu’il faut ménager. Mais ce n’est pas tout. Le blé ne se consomme pas en nature. Il faut le moudre et les pays comme l’Inde qui ont des affamés, n’ont pas les moyens d’écrasement adéquats. Rien au surplus n’est plus difficile que de faire parvenir à destination un chargement de nourriture. Il y a d’abord les marchands du pays qui font pression sur leur gouvernement parce qu’on les ruine, l’administration inefficace et souvent corrompue, s’arrange pour que les cargaisons se perdent en route et trouvent le chemin du marché noir, ou, ce qui est pire, du marché international déjà déprimé. Enfin, il faut payer le producteur, c’est l’Etat, c’est-à-dire le contribuable, qui en a la charge, cela ne va pas sans récriminations.

Ce n’est qu’à grand peine et à la suite de négociations laborieuses, que les Etats-Unis ont pu, soit sous forme de dons, soit de prêts, qui sont des dons indirects, écouler une partie de leurs surplus : l’Inde, récemment la Pologne, la Yougoslavie, la Grèce, la Tunisie, le Pakistan, le Pérou, pour ne pas citer que les principaux, ont pu absorber les produits américains dont l’exportation représente, en 1957, 2 milliards et demi de dollars, un septième de la totalité des exportations américaines. Encore ces pays ont-ils estimé qu’ils rendaient service aux Etats-Unis en les soulageant de denrées encombrantes. On souhaiterait, en effet, que tous les pays riches produisent pour les pauvres. Mais en pratique, la tâche n’est pas aisée. On a tôt fait de parler d’égoïsme. Les meilleures intentions ne sont pas toujours d’une réalisation facile.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1958-03-01 – Un Cas de Conscience

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Le Courrier d’Aix – 1958-03-01 – La Vie Internationale.

 

Un Cas de Conscience

 

En cette fin de février 1958, il nous semble impossible de différer à présenter à nos lecteurs un cas de conscience personnel : la situation du Monde libre est grave, non seulement celle de la France qui se trouve aux premières lignes de la lutte qu’il contient, mais elle l’est peut-être davantage pour les autres, Anglo-Saxons en particulier. Les Français ont, aux heures périlleuses, un courage et un sang-froid que, contrairement aux apparences, nos alliés n’ont pas ou, pour mieux dire, n’ont plus. On n’a pas été sans remarquer que nos chroniques, depuis quelques mois, n’étaient pas optimistes ? Faut-il continuer ? Ne risque-t-on pas en faisant un tableau aussi exact et objectif que possible des événements, de répandre une inquiétude qui n’a que trop de raisons de se manifester ? D’autre part, il nous est impossible de changer de méthode dans l’exposé des faits internationaux, au risque d’en dénaturer le sens et la portée. Nous avons eu depuis la fin de la guerre, l’ambition, peut-être présomptueuse d’écrire l’histoire à mesure qu’elle se fait. L’épreuve méritait d’être tentée, ne fut-ce que pour juger des résultats.

Dès la fin d’août dernier dans un article intitulé « Tournant », nous signalions les premiers symptômes d’un changement dans la situation mondiale, aussi bien dans l’ordre économique – dépression – que politique, un renversement du rapport des forces. Depuis, les événements se sont développés à un rythme dont nous n’avions pas prévu la rapidité. Car, s’il nous paraît possible – et c’est là notre but – de déceler presque immédiatement l’orientation d’une conjoncture et d’en saisir assez exactement les implications futures (ce qui manque hélas à beaucoup d’hommes d’État), il est par contre impossible de préciser l’allure à laquelle le processus se déroulera. Nous nous trouvons donc devant ce dilemme d’ordre moral : ou informer exactement au risque d’affaiblir une confiance plus que jamais nécessaire, ou se taire. Au lecteur de décider.

 

Affaiblissement de la Solidarité Atlantique

Tenons-nous en pour aujourd’hui à notre revue coutumière. Ce qui frappe actuellement l’observateur, ce sont les tendances à la désintégration de la solidarité du monde occidental dans les diverses opinions, tendances dont les dirigeants sentent les dangers, mais qu’ils n’ont pas assez d’autorité, de volonté, ni de courage pour combattre. C’est une mentalité de « sauve qui peut » qui se précise, accrue par la montée des périls et l’égoïsme national ; les opinions, a-t-on dit, sont la somme des incompétences, c’est aussi la cristallisation de réflexes élémentaires d’ambition ou de peur.

 

La Dépression aux U.S.A.

Aux Etats-Unis, d’abord, malgré l’optimisme officiel, la dépression économique s’accentue. Les moyens classiques prévus pour redresser la situation se révèlent impuissants. Répétons-le, l’économie est commandée par des facteurs humains qui échappent à la technique. Celle-ci n’est efficace que lorsque ces facteurs n’ont qu’une faible incidence, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Pour retourner la situation, il faudrait un choc psychologique. Cela est possible. Nous avons ici même indiqué de quelles mesures il s’agirait. Malheureusement, l’état d’esprit aux U.S.A. et, disons-le, la médiocrité des dirigeants s’oppose à des moyens qui impliqueraient de grands sacrifices. Il y a des élections importantes en novembre, ce qui paralyse les initiatives hardies. On assiste au contraire aux U.S.A. à un renouveau des tendances protectionnistes que la politique exploite. Or, un repli sur soi de l’Amérique en ce moment, tendrait à paralyser le commerce international déjà menacé. La dépression américaine commence à se faire sentir au dehors. Les signes en sont nombreux, l’effondrement du taux des frêts maritimes, tombés au-dessous du niveau de rentabilité à peine au-dessus de 50% de la normale. Significatif aussi, la baisse des exportations allemandes, la chute brusque aux bourses de ce pays, l’accumulation des stocks de charbon sur le carreau des mines en Angleterre et dans toute l’Europe occidentale, la faiblesse croissante du prix des matières premières malgré les restrictions à la production, le ralentissement de la consommation du pétrole, la fin du suremploi en Grande-Bretagne, et ailleurs, etc.

 

Les Débats de Politique Étrangère en Angleterre

Sur le plan politique de grands débats qui ne sont pas académiques, se déroulent ou vont se dérouler à Londres et à Bonn.

En Angleterre, le Gouvernement vient d’essuyer une défaite totale dans l’élection de Rochdale. M. Selwin Lloyd, ministre des Affaires étrangères a été hué par les Travaillistes et entendu dans un silence réprobateur par les Conservateurs eux-mêmes parce qu’il avait manifesté avec sa froideur un peu hautaine, son scepticisme sur l’opportunité de la fameuse Conférence au sommet. Tout le monde sent à Londres que le gouvernement MacMillan a perdu la confiance de l’électorat, mais l’on ne verrait pas sans angoisse venir au pouvoir le leader d’extrême gauche, M. Bevan, partisan du désengagement européen et hostile au fond à l’Alliance Atlantique et à la coopération militaire avec les Etats-Unis, antifrançais par surcroît et germanophobe au plus haut point.

L’opinion est en outre sensible – quelle que soit sa tendance – au refus du Gouvernement de jouer les règles de la démocratie qui veut qu’après une série d’échecs aux élections partielles, le pouvoir change de main après une dissolution du Parlement et des élections générales. Joseph Alsop, le journaliste américain dont nous parlions l’autre jour, et qui se trouve à Londres, ne dissimule pas le désarroi de l’opinion britannique « qui pue le défaitisme », dit-il.

 

La Discussion au Bundestag

Le chancelier Adenauer va se trouver aussi dans le prochain débat de politique étrangère au Bundestag devant la plus difficile épreuve de sa carrière. L’opposition, sociaux-démocrates et libéraux, est déchainée et au sein de la Démocratie chrétienne, on perçoit beaucoup d’hésitation. On voudrait que soient rétablies les relations diplomatiques avec la Pologne et un examen du Plan Rapacki pour la désatomisation de l’Europe Centrale que les Soviets ont eu l’habileté de faire proposer directement à Bonn par Gomulka. Enfin, à mots couverts, une exploration nouvelle des rapports germano-russes. Le vieil homme d’Etat pourra-t-il méconnaître ce courant ? Malgré sa résolution et son habileté, il devra en tenir compte.

 

Nasser à Rome

Résurrection brusque du « néo-atlantisme » italien que Pella avait réussi à mettre en sommeil. Nasser va être accueilli à Rome officiellement, malgré les protestations des libéraux de la Péninsule. Il sera même reçu par le Souverain Pontife, non certes de gaieté de cœur mais à cause de la situation tragique des religieux en Egypte. Il ira aussi à Madrid voir Franco malgré les déboires de celui-ci au Maroc. L’Italie retrouve l’occasion de jouer de son instinct diplomatique traditionnel. La place laissée vide par les Français et les Anglais en Moyen-Orient, en Egypte surtout, est si tentante ! Et puis chassez le naturel .., il revient tôt ou tard. La politique des hommes d’Etat est toujours, dans une certaine mesure, le reflet du tempérament national, le rôle du président Gronchi a été décisif dans cet épisode, – et dans d’autres : voyage en Perse, etc. – de la politique italienne.

 

La Flambée Nationaliste

Troisième aspect du tableau, la flambée des nationalismes s’exaspère. Nasser s’est fait plébisciter en Egypte et en Syrie et a été accueilli en triomphateur à Damas. Il a fait un faux pas au Soudan, mais ce n’est que partie remise. L’appétit du dictateur n’est pas apaisé.

 

Les Élections en Argentine

Enfin, c’est la victoire écrasante en Argentine de M. Frondizi, sous la double poussée des Péronistes et des Communistes. Collusion, une fois de plus, de la démagogie dite fasciste et de l’autre. Heureusement, Frondizi est un habile. Il est plus italien qu’argentin. Le problème sera de maintenir un certain équilibre politique en se débarrassant plus ou moins de ceux qui l’ont élu. Sinon, la gabegie péroniste revenue, l’Argentine, dont l’économie est malsaine, ferait faillite en quelques mois : l’aide extérieure lui est plus que jamais nécessaire. Frondizi ne l’ignore pas. Pour éviter de s’adresser aux U.S.A., il va frapper à Bonn, à Londres et à Paris. Mais les fonds sont bas en Europe.

 

Crise en P.D.R.

Pour terminer, ne négligeons pas de signaler la nouvelle crise politique en Allemagne orientale. Tandis qu’on fête le départ de quelques bataillons russes, le « barbu » Walter Ulrich demeure seul au pouvoir, faute de volontaires collaborateurs, même le fidèle Grotewohl est allé se soigner en U.R.S.S. Si tous les pays pouvaient goûter quelques semaines du régime de la P.D.R., la face  du monde serait peut-être changée.

 

                                                                                                       CRITON

 

Criton – 1958-02-22 – Liberté Chérie

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Le Courrier d’Aix – 1958-02-22 – La Vie Internationale

Liberté Chérie

Les Américains et tous les Occidentaux doivent aujourd’hui mesurer ce qu’il en coûte de laisser aux nouveaux dictateurs arabes les moyens d’exercer leur habileté diplomatique et leur appétit de puissance. Nasser ayant à peine attaché à son char la Syrie et le Yémen reprend sa poussée vers le Sud en cherchant querelle au Soudan. Bourguiba a réussi à contraindre Français et Anglo-Saxons à une négociation difficile dont il est assuré de tirer de substantiels avantages. La diplomatie russe elle-même montre un certain embarras. Les Soviets se demandent si le chantage qu’ils ont donné les moyens d’exercer ne va pas tourner au seul profit des dictatures arabes, qui après s’être servi de leur appui matériel et moral vont s’employer à refouler leur influence ; ce qui se passe en Syrie leur donne à réfléchir.

Le fond du drame demeure : des pays riches et évolués comme les grandes puissances occidentales pratiquent la politique de leur civilisation, tandis que les autres en sont à peine au XVème siècle. Et si l’une d’elle essaye maladroitement de se servir de la force, elle est aussitôt désavouée par ses partenaires parce qu’elle a manqué aux règles de droit et de la morale. Les autres ont alors beau jeu et ils ne s’en privent pas. La partie n’étant pas égale, les civilisés sont assurés de toujours perdre. Le dilemme réapparaîtra constamment jusqu’au jour où, qu’on le veuille ou non, la parole risque d’être rendue au canon.

 

Nasser et le Soudan

Le conflit entre Nasser et le Soudan n’en est qu’à ses débuts. Il peut aussi bien tourner court au moins pour un temps, comme devenir une source de complications internationales. Le Soudan a en effet –les Français l’ignorent-ils ? – une immense frontière commune avec nos territoires africains. Il touche au Sud à l’Empire britannique avec le Kenya et au Congo Belge, ensuite à l’Ouest, à l’Éthiopie sur laquelle veillent les Etats-Unis. Au début de la révolution égyptienne, le Soudan paraissait pour Le Caire une proie facile. Depuis, grâce aux efforts britanniques le Soudan a maintenu et développé son indépendance et ses relations avec l’Egypte sont devenues tendues. Les émissaires de Nasser ont même été expulsés. L’affaire du barrage d’Assouan qui aurait provoqué l’inondation de l’extrémité du territoire soudanais aujourd’hui en litige a entretenu l’antagonisme.

En fait, c’est tout le problème du Nil, vital pour l’Egypte, qui est posé. Le Soudan et derrière lui le Kenya et l’Ethiopie, tiennent les sources du fleuve et peuvent à volonté priver l’Egypte de ses élus. C’est là un moyen de pression, agité de temps en temps pour faire comprendre au dictateur du Caire, que son indépendance a des limites. C’est ce qui l’irrite, mais aussi doit le faire hésiter à pousser à  fond contre Khartoum. Ni l’Angleterre ni le Négus ne le laisseraient faire ni sans doute les U.S.A. Mais le conflit peut devenir sérieux et à Londres on se montre préoccupé.

 

L’Insurrection en Indonésie

Nous écrivions ici, récemment que l’Indonésie allait devenir l’enjeu d’une lutte serrée. Les événements se sont précipités et un gouvernement insurrectionnel s’est établi à Sumatra contre le gouvernement Soekarno à Java. Les dessous de l’affaire sont compliqués et nous ne pouvons faire que des recoupements curieux mais bien problématiques.

C’est à Tokyo, comme nous le pensions, que le drame s’est joué. Il y avait là Soekarno et aussi les émissaires des Colonels qui ont formé le Gouvernement insurgé de Padang. Les Japonais, après avoir intrigué avec les uns et les autres, ont dû se prononcer en faveur de Soekarno qui est prêt, après avoir chassé les Hollandais, à ouvrir l’accès aux richesses de son pays à l’industrie japonaise qui doit y investir 300 millions de dollars. Les militaires de Sumatra, déçus, ont alors formé leur gouvernement et s’appuient sur l’Angleterre qui verrait volontiers la riche île de Sumatra s’intégrer à la Malaisie devenue indépendante. Nettement pro-occidentaux, les gens de Sumatra se sont assuré le concours des Compagnies pétrolières anglo-hollandaises et américaines et des Sociétés caoutchoutières. Ils réprouvent l’éviction des Hollandais et protègent leurs propriétés. Ils ont en main un atout majeur : sans les richesses de Sumatra, le gouvernement de Java ferait rapidement faillite. Les communistes sont naturellement du côté javanais. Ils sont puissants dans l’île et influencent fortement le Gouvernement. Mais ils ont contre eux, non seulement les rebelles voisins auxquels se joignent les gouverneurs militaires des Célèbes et des Moluques, mais aussi les Japonais qui veulent barrer la route à Moscou.

On voit à quel point la situation est compliquée. La position des Etats-Unis demeure obscure. Favorisent-ils les plans japonais de M. Kishi ? Comme nous l’avons dit, l’enjeu est d’importance ; le pétrole, l’étain, le caoutchouc sont à l’arrière-plan des querelles politiques. La diplomatie ou la guerre civile résoudront-elles le conflit ? On en est encore qu’aux escarmouches. Derrière les autochtones, quatre grandes puissances intriguent. La Hollande, l’Australie voisine et même la Chine rouge ne sont pas indifférentes.

 

L’Expérience de la Liberté

Pauvres peuples délivrés du colonialisme qui font l’expérience de la liberté ! Il y a quatre cent mille chômeurs en Tunisie sur quatre millions d’habitants. Les fellahs de la Vallée du Nil sont aussi misérables qu’auparavant. A Java, le prix du riz a triplé depuis l’expulsion des Hollandais, et la famine touche un tiers de l’Ile, faute de moyens de transport. La monnaie, la Rupiah, n’a plus guère de valeur. Les aventuriers qui exploitent les passions populaires ne s’en soucient guère.

 

Les Deux Fédérations Arabes

Le Moyen-Orient est décidément le point mouvant de la politique mondiale. Après la fusion Egypto-Syrienne, les deux rois d’Irak et de Jordanie ont à leur tour uni leurs trônes. Le temps pressait pour Hussein qui, pris en tenaille entre Le Caire et Damas et menacé par la formation d’une Palestine arabe composée des réfugiés, ses sujets, n’aurait pas conservé son trône sans le secours de son cousin Fayçal. Le Roi Saoud a donné sa bénédiction à l’alliance, mais rien de plus ; l’appartenance de l’Irak au Pacte de Bagdad le gêne et il attend peut-être que l’Irak s’en dégage. Mais il y a les intérêts pétroliers de ce pays et il n’est pas opportun, au moment où l’on parle d’un pipeline qui relierait les gisements iraniens au Golfe d’Alexandrette en passant par l’Irak, de rompre la solidarité avec les Turcs et les Persans.

La nouvelle alliance des deux rois soulage le Liban qui se sentait menacé par le Bloc Egypto-syrien. Les Russes, par contre, font grise mine. Le premier acte de Nasser a été de faire bannir le Parti communiste de Syrie et l’unique député communiste au Parlement de Damas s’est réfugié à Moscou. De plus, la Jordanie se trouve reprise par l’Occident par l’intermédiaire de Bagdad et Israël se sent plutôt protégé qu’inquiété par la formation de deux blocs arabes rivaux.

Tout cela est bien compliqué, dira-t-on. Le Moyen-Orient n’est pas pour le chroniqueur un sujet de tout repos, comme le désarmement ou la réforme électorale, notre pain quotidien depuis l’enfance quand le canon se tait.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1958-02-15 – Réactions Émotionnelles

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Le Courrier d’Aix – 1958-02-15 – La Vie Internationale.

 

Réactions Émotionnelles

 

Il est impossible de ne pas parler de l’affaire de Sakieh-Sidi-Youssef. Elle a pris une importance internationale qui rappelle fâcheusement le drame de Suez en novembre 1956. Ses répercussions risquent de connaître la même ampleur.

 

Le Bombardement et l’Opinion

Il ne nous appartient pas de juger de l’événement, mais d’examiner les réactions de l’opinion étrangère à son sujet. Il est affligeant de constater qu’elles ont été très défavorables à notre endroit. Pourquoi ? Le Monde libre vit, depuis les Spoutniks, dans l’angoisse d’une troisième guerre. Les Soviets jouent très habilement de cette peur. Les Etats-Unis qui jusqu’ici se croyaient hors d’atteinte sont touchés à leur tour, avec leur émotivité propre : l’Europe, pensent-ils, va une nouvelle fois nous conduire au drame. Si bien que n’importe quelle forme de violence, si légitime qu’elle soit, apparait comme le prodrome d’une catastrophe. On ne raisonne pas avec des gens dont les nerfs sont tendus. Les Gouvernements eux-mêmes sont obligés d’en tenir compte.

Les Russes auront leur conférence au sommet parce que les opinions veulent qu’on fasse quelque chose sans savoir si cela est possible ou utile. On veut croire, malgré l’évidence contraire, qu’une conférence apportera un répit peut-être un soulagement. Au moment de Suez où la tension était pourtant moins élevée qu’aujourd’hui, on avait pu se rendre compte à quel point les opinions condamnaient sans réfléchir toute action militaire des grandes puissances. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’avant d’engager une opération en Tunisie, on aurait pu mesurer la force de cet état d’esprit, injustifié et absurde sans doute, mais néanmoins très puissant.

 

L’Internationalisation du problème d’Afrique du Nord

La seule conséquence de l’affaire, c’est que le problème d’Afrique du Nord va être internationalisé, ce que l’on s’est obstinément refusé à admettre jusqu’ici, et cela dans des conditions désavantageuses. Il eut certes mieux valu que nous puissions le résoudre par nous-mêmes. Mais il est déjà internationalisé de fait, non seulement par le rôle qu’y jouent deux Etats voisins indépendants, le Maroc et la Tunisie, mais surtout derrière l’Egypte et la Syrie, l’U.R.S.S. et ses Satellites qui fournissent d’armes la rébellion, armes sans lesquelles, quoi qu’en disent les Anglo-Saxons, elle serait aujourd’hui réduite.

Si l’on y réfléchit, la situation est analogue à celle de l’Indochine. Les armes des Viets venaient du Bloc communiste. La Chine servait d’appui et de refuge aux combattants. Pendant deux ans, nous avons ici même estimé que l’internationalisation du conflit indochinois était le seul moyen d’obtenir une solution qui ne soit pas désastreuse. Quand on s’y serait enfin résigné, il était trop tard. La politique est l’art de choisir entre des inconvénients. Le choix est toujours pénible, moins cependant que d’avoir à subir une solution imposée de l’extérieur.

 

La Controverse J. Alsop-Pineau

Un incident des plus fâcheux s’est élevé entre notre Ministre des Affaires étrangères et un des plus célèbres journalistes américains, l’un des frères Alsop, Joseph. Celui-ci s’était entretenu avec M. Pineau d’une façon officielle et non privée, et a publié dans le « New-York Herald » le compte-rendu de cette entrevue où le Ministre français désavoue explicitement l’action de Sakieh. M. Pineau a démenti. J. Alsop a maintenu expressément ses affirmations. L’affaire fera du bruit car la probité de J. Alsop, qui a vingt-six ans de métier, est indiscutable et indiscutée dans le public.

Depuis qu’il écrit au « Herald » nous n’avons jamais manqué un de ses articles. Il a parcouru le monde, dont l’U.R.S.S. récemment, et nous n’avons qu’un regret, c’est de ne pas avoir tenu plus grand compte de son jugement, le trouvant systématiquement alarmiste. Il a surtout une très large audience au Pentagone et connaît à fond les secrets militaires des Etats-Unis. Les événements de ces derniers mois ont malheureusement justifié ses prévisions. Cela pour dire à quel point est solide son crédit aux U.S.A. et rappeler avec quelle prudence les Grands qu’il a visités – dont Krouchtchev récemment – ont mesuré leurs paroles avant de répondre à ses questions.

Nous n’exposons pas cette pénible affaire dans un but polémique, mais pour faire comprendre à nos lecteurs ce que représente le fait, pour un Ministre des Affaires étrangères, de taxer de mensonge un publiciste aussi considéré. C’est notre crédit même qui est en cause. On s’inquiète de notre instabilité ministérielle. Il y a des stabilités, même en France, qui coûtent cher.

 

L’Avenir de la Stratégie Air-Force

C’est ce même Joseph Alsop qui ces jours derniers publiait un article assez alarmant sur l’avenir de l’aviation américaine. Les Russes auraient mis au point et seraient en train d’installer autour de leur empire, un système de radars plus perfectionné que celui que les Etats-Unis et le Canada ont établi en trois cercles, des régions polaires à la périphérie des U.S.A., système que les Américains vont d’ailleurs remplacer par un plus perfectionné encore, de telle sorte que la capacité de représailles atomiques par l’aviation de bombardement serait annulée d’ici peu. Les Russes auraient renoncé à construire ces appareils, alors que les U.S.A. continuent à en fabriquer de plus puissants. Selon notre auteur, ce sont les fusées qui seraient à l’avenir les seules armes efficaces. Il se peut qu’il ait raison car il représente l’avis d’experts très qualifiés.

 

Les Lettres de Boulganine

Pour nous distraire d’une situation qui n’est manifestement pas confortable, essayons une petite discussion sur les lettres de Boulganine, ouverte récemment par un autre publiciste américain Roscoe Drummond. Il se demande qui les a écrites. Le vieux Maréchal policier n’en est certainement pas l’auteur. Disons même qu’il ne les a probablement jamais lues. Drummond étudiant le style, la stratégie politique et surtout, dit-il, « la connaissance judicieuse des moyens d’en appeler aux idées et aux émotions de l’Occident » attribue ces lettres à des transfuges comme les diplomates anglais Mac Lean et Burgess qui travaillent à Moscou. Il est exact, en effet, que dans le texte anglais, certaines expressions ne peuvent être employées que par des Britanniques éduqués à Oxford.

Notre avis est qu’effectivement le texte russe a été traduit et revu par des étrangers. Par contre, nous ne croyons pas qu’ils en soient les auteurs. Ce qui nous a toujours frappés dans les notes russes, c’est la constance de leur style. Au temps de Molotov, comme aujourd’hui, ce sont les mêmes habitudes de langage, les expressions stéréotypées, les arguments repris au même arsenal. Ils ont l’air de sortir d’une usine. Notre impression est que les dirigeants se contentent d’établir un thème et qu’un mystérieux aréopage rédige, combine l’effet demandé non sans habileté mais avec une grande monotonie. En les écoutant à la radio, on peut s’amuser à exprimer les mots d’avance, souvent avec succès. Nous sommes à l’âge de la diplomatie industrielle ; les officiels ne sont souvent aux U.S.A., et à Moscou encore plus, que les porte-paroles d’une stratégie élaborée dans le silence par des spécialistes en conseil. Les Européens ne sont pas habitués à cette méthode. Elle a ses avantages et ses défauts ; ses avantages surtout dans le cas des Soviets où la diplomatie ne signifie pas « business » mais propagande.

 

                                                                                                       CRITON

 

 

Criton – 1958-02-08 – Le Club Atomique et l’Europe

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Le Courrier d’Aix – 1958-02-08 – La Vie Internationale.

 

Le Club Atomique et l’Europe

 

Les Etats-Unis ont lancé leur satellite ; la course à la conquête des espaces intersidéraux se resserre. Après la crise morale de ces derniers mois, les Américains se sentent fortifiés. Et les échanges épistoliers se poursuivent : Boulganine a envoyé à Eisenhower une lettre de dix-sept pages. Les Russes comptent qu’en insistant sans répit, ils obtiendront une réunion au sommet. Rien d’ailleurs dans les thèmes de discussion qu’ils proposent ne laisse espérer un accord, même limité. Mais l’essentiel pour eux est d’amener les dirigeants du Bloc Atlantique autour d’une table et d’effacer ainsi le souvenir des événements de Hongrie. Pour l’opinion internationale cela est peu, mais beaucoup pour l’homme communiste, tant en U.R.S.S. qu’au dehors. La propagande en a besoin. N’oublions pas la signature en grande pompe de la fusion syro-égyptienne. Le tout forme le décor de la scène internationale.

Voyons la pièce.

 

La Nouvelle Triplice

A Bonn, les Ministres de la guerre MM. Strauss, Chaban-Delmas et Taviani se sont réunis pour constituer un Comité Franco-Italo-Allemand de coordination et de standardisation des armements des trois pays. Cette réunion n’a pas fait grand bruit. On a décidé de faire coopérer les trois industries à la fabrication d’un tank d’une qualité supérieure à ce qui se fait ailleurs, aux Etats-Unis en particulier. Mais l’objectif est plus vaste. Il s’agit de préparer une collaboration dans le domaine nucléaire. La France veut devenir une puissance atomique et avoir ses bombes A et H au plus tôt. L’entreprise coûte for cher. La participation financière de l’Allemagne est indispensable ; son apport technique également. Pour l’obtenir, on a proposé une association militaire complète dont les bases ont été fixées. Bien des difficultés politiques et financières subsistent. Mais il n’est pas douteux que cette alliance militaire répond au désir des Etats-majors, comme des hommes politiques. Cette nouvelle triplice marquerait un tournant dans l’histoire du continent, treize ans après la défaite hitlérienne ; ce qui explique que les relations franco-anglaises sont si mauvaises. Les Britanniques ont fait beaucoup de sacrifices pour partager avec les Américains et les Russes la puissance nucléaire. Au surplus, ils n’ont pu obtenir jusqu’ici de l’Allemagne, les 50 milliards qu’ils réclament pour l’entretien de leurs troupes stationnées autour du Rhin. Ils en ont retiré une partie. C’est avec dépit qu’ils voient se dessiner une alliance continentale dont ils seraient exclus. Ce qu’ils ont toujours réussi à éviter dans le passé.

 

Les U.S.A. et la Bombe A française

L’attitude des Etats-Unis dans cette affaire est obscure. Ils viennent d’accorder à la France un crédit de plus de 400 millions de dollars, supérieur aux prévisions les plus optimistes, ce qui montre l’importance qu’ils attachent à notre santé économique. Ils auraient été moins libéraux s’ils avaient voulu restreindre nos initiatives. Par ailleurs, il n’est pas douteux que la France souhaite l’installation de rampes de lancement de fusées par les Etats-Unis. Ceux-ci donc, selon toute apparence, ne s’opposent pas à ce que la France, et par voie de conséquence l’Allemagne et l’Italie, deviennent des puissances nucléaires. Est-ce pour faire pression sur l’U.R.S.S. qui le redoute et ne voudrait certainement pas élargir le monopole des trois puissances : elle-même, les Etats-Unis et l’Angleterre ? On peut le penser. Par contre, on estime à Washington que les chances de maintenir la paix seront plus grandes si l’U.R.S.S. voit ses engins nucléaires contrebalancés par un nombre croissant de pays qui les possèdent. N’est-ce pas pour cela que les Russes ont mis en garde les États membres du Pacte de Bagdad contre l’installation de bases atomiques sur leurs territoires, sans d’ailleurs offrir en contre-partie de renoncer aux leurs dans la même région du globe. Qu’ils le veuillent ou non, le développement de l’armement atomique, comme ce fut toujours, ne pourrait être arrêté que par un désarmement général, et les Soviets seraient évidemment, quoiqu’ils en disent, les derniers à y consentir. La force militaire leur est beaucoup plus nécessaire qu’à l’Occident. A notre avis, la course aux armements n’augmente ni ne réduit les risques de guerre. Ceux-ci demeurent dans l’esprit des hommes et non dans le nombre et la qualité des engins disponibles.

 

Les Premiers Pas du Marché Commun

L’aide financière américaine augmentée des prêts de l’U.E.P. va permettre à la France de poursuivre les étapes de la réalisation du Marché Commun ; en particulier la libération des échanges à 60% promise par notre pays cette année. Les Etats-Unis ont pris grand intérêt à son succès, bien que certains milieux industriels craignent la concurrence du nouvel ensemble économique. Mais les grandes entreprises américaines ont les moyens financiers d’installer à l’intérieur du Marché Commun des filiales qui participeront à son expansion. Elles sont déjà à pied d’œuvre. Les Anglais eux, ne les ont pas, et c’est pourquoi ils s’acharnent à faire accepter des six partenaires la constitution d’une zone de libre échange qui leur donnerait les mêmes avantages sans aucun risque en retour.

Les Allemands, mieux placés que nous, n’y seraient pas opposés. Mais la plupart des groupes industriels français et en particulier celui de l’automobile, ont montré les dangers qu’une zone de libre-échange en marge du Marché Commun leur ferait courir. En outre, le plan soulève des difficultés techniques difficilement surmontables. Les possibilités d’un accord anglo-continental sont donc, dans l’immédiat, très faibles.

 

Les Chances de l’Allemagne

D’autre part, les chances de l’Allemagne de Bonn, tant dans l’ordre économique à cause de l’Afrique, que dans l’ordre politique, sont du côté de la France et de l’Italie. Son choix non sans hésitation peut-être, ni regret, paraît maintenant fait. On pouvait encore en douter l’an passé, plus aujourd’hui. Quel sera l’avenir de ce nouveau groupement, jusqu’où ira-t-il dans la voie de l’intégration ? On ne saurait le dire. Bien des événements peuvent en contrarier l’essor.

Mais quels sont, dira-t-on, les avantages que la France peut en attendre ? Sans nul doute, dans l’ordre économique nous offrons plus que nous ne recevrons. Dans l’ordre moral au contraire, les avantages apparaissent considérables. Nous serons contraints à la discipline et à l’effort et en politique, à une certaine stabilité sinon apparente, car on ne change pas les mœurs, du moins sous-jacente. Même l’homme de la rue comprend que l’ère de la France seule, de l’économie fermée de l’indépendance diplomatique, des chasses gardées outre-mer est révolue. Malgré les difficultés énormes d’une intégration européenne qui peuvent faire douter encore – et nous en doutons – de sa réalisation, le seul fait de la tenter et d’y croire, est dans l’immédiat, un facteur sérieux de redressement intérieur. Soutenus par le double corset du Marché Commun et des crédits en dollars, nous pourrons peut-être résister aux surenchères des démagogues. On en a déjà le sentiment.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1958-02-01 – Les Calculs et les Faits

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Le Courrier d’Aix – 1958-02-01 – La Vie Internationale.

 

Les Calculs et les Faits

 

L’activité diplomatique demeure intense, mais surtout verbale. M. Krouchtchev est aussi intarissable en paroles que Boulganine en épitres. Nasser n’est pas en reste. Son ambition panarabe a trouvé dans l’intégration Egypto-Syrienne une première satisfaction. A Bagdad, les pays musulmans du Pacte présentent leurs revendications financières. Tout cela ne change pas grand-chose.

 

Prétentions Soviétiques

Krouchtchev sait battre le fer tant qu’il est chaud. Les Spoutniks ont ébranlé le scepticisme qui demeurait sur le savoir- faire des Soviétiques. La situation est si bien retournée, qu’on les croit sur parole capables de changer la face du monde et du ciel. Pas un jour où les savants russes, de muets devenus diserts, ne nous préparent à des sensations. Nous recevons en même temps les statistiques de la production de l’U.R.S.S. dont les progrès, comme toujours, dépassent les espérances : nous n’avons jamais accordé une confiance absolue aux statistiques, surtout soviétiques.

A côté de chiffres de rendement record, il nous faut bien constater que l’abondance ne règne pas. Les Russes ont acheté 400.000 tonnes de blé au Canada, 200.000 de sucre à Cuba ces derniers temps et de la viande où il s’en trouve encore. Il y a beaucoup à faire pour rejoindre les U.S.A. qui eux n’arrivent pas à se débarrasser de leurs surplus. On dit même à Moscou que le défrichement des terres vierges de l’Asie a été ralenti sinon arrêté, la sécheresse de 1957 n’ayant laissé que des récoltes infimes. Après la décentralisation industrielle, Krouchtchev s’attaque à la structure agricole. Les stations de tracteurs qui contrôlaient la production des Kolkhoses vont être liquidées et les machines vendues aux exploitations collectives, ce qui n’ira pas non plus sans à-coups. Si tout allait pour le mieux …..

 

La Situation en Pologne

Par ailleurs, Krouchtchev a fait une visite en Pologne auprès de Gomulka dont les difficultés deviennent sérieuses. Il vient de solliciter un nouveau prêt des Etats-Unis qui hésitent à soutenir le régime, mais entendent cependant soulager la misère du peuple. Des grèves ont éclaté à Breslau. Un correspondant italien qui vient de visiter les usines d’automobiles de Praha, faubourg de Varsovie, décrit en termes sombres la condition des travailleurs. Le vol est le seul moyen de compléter un salaire qui ne permet pas d’acheter l’essentiel. Les ouvriers sont fouillés chaque soir à la sortie de l’usine.

Pour donner une idée précise de leur niveau de vie, disons qu’il faudrait 10 ans de salaire à un monteur mécanicien pour acheter la voiture qu’il fabrique, l’équivalent d’une « Dauphine ». Celle-ci vaut 120.000 zlotys et il en gagne12.000. Son collègue chez Renault l’aurait au bout d’un an ; chez Ford aux U.S.A.,  au bout de quatre mois. La différence entre le Polonais et le Russe des usines de Moscou est d’ailleurs sensible : plus du double en faveur de ce dernier ; encore est-ce fort loin du niveau occidental. Mais cela indique assez comme l’U.R.S.S. a réalisé l’exploitation des Satellites et comment elle pratique « l’aide fraternelle ».

 

La Fusion Syro-Egyptienne

La fusion des deux Etats Syrien et Egyptien est imminente. Un chef Nasser, un seul parlement, un ministère, etc., et une même armée, naturellement. Succès évidemment, mais peut-être plus apparent que réel. Une alliance entre deux Etats de race, d’institutions, de développements économiques différents, peut fonctionner sans trop de heurts, surtout si elle est dirigée contre un ennemi et Israël est là pour la souder. Mais on voit mal comment les Syriens, relativement prospères, s’intègreront à l’économie égyptienne ; comment aussi les rivalités de personnes et de clans s’effaceront devant un maître étranger. « Wait and see ».

 

La Conférence du Pacte de Bagdad

L’affaire n’en indispose pas moins les autres pays arabes, surtout l’Irak qui regardait la Syrie comme une annexion possible. C’est pourquoi M. Dulles est allé à Ankara assister à la réunion des pays du Pacte de Bagdad. Ceux-ci voudraient que leurs liens avec l’Occident soient d’un bon rapport. Dulles ne semble avoir rien promis, faisant valoir avec raison que les dons américains déjà octroyés n’avaient pu être encore pleinement utilisés.

Il faut en effet du temps et beaucoup de conditions pour qu’un crédit se traduise en travaux, en routes, en canaux, en usines. De plus, les Etats-Unis se trouvent comme partout devant des dilemmes. Ils ne peuvent fournir des armes au Pakistan sans irriter l’Inde qui craint qu’elles ne servent à l’attaquer plutôt qu’à  impressionner les Soviets. L’Inde est en effet un des plus forts enjeux de la rivalité économique Est-Ouest. Lancé dans des plans ambitieux, Nehru a de gros besoins. Les Etats-Unis viennent de lui consentir 225 millions de dollars, c’est peu en regard des 1.400 qu’il réclame, beaucoup pour les Pakistanais qui trouvent le neutralisme plus avantageux que l’alliance occidentale. Et il y a la querelle du Cachemire qui est loin de s’apaiser.

 

La Situation à Chypre

A Chypre non plus ;  la rivalité turco-grecque demeure violente ; jusqu’ici c’était la majorité grecque qui s’attaquait aux Anglais ; depuis, la lutte a cessé, mais communistes et nationalistes se battent entre eux. Et c’est la minorité turque qui à son tour se révolte contre les soldats britanniques. Des morts et blessés de part et d’autre. Une solution du problème chypriote était en vue, et il semble qu’Athènes et l’archevêque Makarios sont prêts à l’accepter. Les Turcs veulent-ils ou non le partage de l’Île ? On ne sait trop.

 

La Dépression aux U.S.A.

Tout cela est d’importance mineure. La dépression économique aux Etats-Unis est plus préoccupante. On en est à quatre millions de chômeurs et on en prévoit six. Les bénéfices des entreprises diminuent sans que les prix baissent. Les Américains avaient prévu une série de mesures pour combattre tant l’inflation que la dépression. Ils s’aperçoivent que leur efficacité n’est pas assurée. Depuis deux ans, ils ont combattu l’inflation par une politique d’argent cher. Ils pensaient qu’en renversant la vapeur, la dépression cèderait. Malheureusement la politique d’argent cher et les restrictions de crédit ont contrarié les progrès de la productivité qui sont le fondement de l’expansion économique. Ne pouvant emprunter à des conditions rentables, les chefs d’entreprises ont renoncé à se procurer l’équipement nécessaire pour abaisser les prix de revient. En sorte qu’ils ne peuvent ni augmenter les salaires, ni réduire les prix, ni gagner assez pour financer eux-mêmes leurs nouvelles installations. Et les ventes ne peuvent s’accroître, freinées d’une part par les prix, de l’autre par la stagnation du pouvoir d’achat. A ce mécanisme s’ajoute un facteur psychologique dont l’importance dépasse tous les autres. Depuis octobre, le public américain est inquiet et cette humeur freine les initiatives et le goût de la dépense. En économie, les chiffres proposent, mais c’est le facteur humain qui dispose. Les artifices techniques ont peu de prise sur lui.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1958-01-25 – Le Colonialisme et le Droit

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Le Courrier d’Aix – 1958-01-25 – La Vie Internationale.

 

Le Colonialisme et le Droit

 

L’affaire de l’arraisonnement du « Slovenia » par la Marine française est venue opportunément rompre la monotonie des réponses aux lettres de Boulganine. Cet épisode de la lutte engagée par le Bloc communiste pour prolonger la guerre d’Algérie mérite quelques observations.

 

La Responsabilité de Tito

La position juridique et politique d’un navire chargé d’armes diffère selon qu’il arbore le pavillon d’un pays libre où le commerce extérieur n’est pas sous le contrôle de l’Etat, ou d’un pays totalitaire comme la Yougoslavie dont les bâtiments sont, sauf erreur, propriété de l’Etat. C’est en fait, comme en droit, le Gouvernement du maréchal Tito qui expédie la cargaison. Il doit en être tenu personnellement responsable. Que le chargement ait eu pour destination le F.L.N. qui combat contre la France ou le Yémen qui guerroie contre les Anglais, le fait demeure que le Maréchal a renié sa propre doctrine de neutralité active en se faisant l’exécuteur des desseins de Moscou par l’intermédiaire de Prague. Ajoutons que parmi les armes trouvées sur le « Slovenia » certaines étaient de provenance yougoslave, sinon fournies du moins payées par les dollars si généreusement accordés par M. Dulles au maréchal Tito. Nous n’avons cessé ici de signaler l’inutilité, l’absurdité même, de cette politique des Etats-Unis, question sur laquelle, aujourd’hui d’ailleurs, tous les Américains, sauf le Département d’Etat, sont d’accord.

 

La fin des Rêves de Tito

A la rigueur, il serait injuste d’accuser aujourd’hui Tito qui est la grande victime du lancement des « Spoutniks ». Il avait de grandes ambitions, celle en particulier de devenir le fédérateur de l’Europe Centrale, dégagée de la tutelle moscovite pour devenir une union d’Etats sous un régime de communisme national. Les révoltes de Pologne et de Hongrie, la venue au pouvoir de Nagy et de Gomulka ont paru un instant lui ouvrir les voies. La déception a été rude et il est obligé aujourd’hui de subir la pression du Kremlin, sans illusion sur l’avenir. S’il disparaissait, la Yougoslavie serait la prochaine proie de Moscou, et peut-être même avant cela. Son rôle de neutre n’est plus qu’une apparence qu’il tient à conserver en recevant ses confrères en neutralisme, mais il a perdu toute influence réelle.

 

Les Japonais en Indonésie

Un autre événement qui mérite l’attention est la visite du Ministre des Affaires étrangères japonais à Djakarta, en l’absence de Soekarno, et la hâte avec laquelle a été signé le traité de paix Nippo-Indonésien et le règlement des dommages de guerre dus par les Japonais dont la discussion durait depuis plusieurs années. Mieux même, un accord d’assistance économique a été conclu qui prévoit des investissements considérables du Japon en Indonésie. La place toute chaude laissée par les Hollandais n’a pas tardé à être prise. La course a été serrée entre les Russes qui ont offert à l’Indonésie 100 millions de dollars et le Japon qui en promet beaucoup plus. (On se demande s’il ne s’agit pas de dollars camouflés, car les Japonais manquent de capitaux). Dès qu’un vide s’ouvre, il est vite rempli par l’un des deux Grands, directement ou par intermédiaire.

 

Une longue Préparation

Car l’action japonaise, préparée depuis plus d’un an par les visites en Indonésie de M. Kishi, premier ministre de Tokyo, a l’appui complet des Etats-Unis. Nous avons fait remarquer ici avec quelle indifférence M. Dulles avait assisté à l’éviction brutale des Hollandais. Pas un pays libre d’ailleurs n’a protesté sérieusement contre cette violation des droits les plus élémentaires des personnes et de leurs biens, ni à l’O.T.A.N. où ils ont essayé de plaider leur cause, ni à l’O.N.U. où ils ont même renoncé à la porter, les Hollandais n’ont rencontré le moindre appui. Nous insistons sur cette carence car elle montre à quel point la morale internationale et le respect du droit comptent peu aujourd’hui devant les entreprises de la force.

Pourquoi les Etats-Unis et particulièrement MM. Eisenhower et Dulles, si attachés aux valeurs morales en d’autres circonstances, n’ont-ils pas eu, ne fut-ce qu’un mot, en faveur des spoliés et expulsés d’Indonésie ?

Leur complicité dans l’affaire, comme les faits ci-dessus le montrent assez, paraît établie.

 

Les Relations Nippo-Américaines

Le Japon, complètement dépouillé par la défaite de ses possessions sur le continent asiatique, réduit à faire vivre 90 millions d’habitants sur un territoire exigu, en partie infertile et pauvrement doté de matières premières, n’a pu subsister que par les subventions américaines ; charge très lourde pour les Etats-Unis, de l’ordre de 500 millions de dollars par an. De plus, l’expansion soviétique oblige les Américains, non seulement à s’assurer l’alliance du Japon, mais à lui donner les moyens de devenir un facteur important sur l’échiquier mondial, donc de favoriser son expansion ; l’essentiel pour Washington était de le détourner de l’attraction continentale, et de renouer avec la Chine Rouge des liens économiques séculaires. Il fallait lui trouver des débouchés et des ressources ailleurs.

Pas question de la Corée où l’occupation japonaise malgré de brillants succès matériels a laissé un ressentiment ineffaçable. Au Vietnam du Sud où l’occupation n’a pas davantage laissé de bons souvenirs, on risquait en outre de ruiner ce qui reste de l’influence et des intérêts français, auxquels d’ailleurs les pays libres de la Péninsule indochinoise sont encore attachés. Formose et les Philippines sont chasse gardée des Etats-Unis. Reste l’Indonésie où l’occupation japonaise, au contraire, n’a pas été fâcheusement ressentie – Soekarno a été un peu le Gauleiter de Tokyo. – Les Nippons ont là une opportunité considérable. Pays aux vastes ressources en matières premières et sous-développé, l’Indonésie offre à un pays industrialisé comme le Japon un champ d’action étendu.

Pour les Américains, l’intérêt majeur est d’empêcher les Russes, qui sont déjà en place, et par un puissant Parti communiste et par un groupe nombreux diplomates et de techniciens, de s’assurer la mainmise sur le pays. L’enjeu est considérable : premier producteur de caoutchouc, troisième d’étain, important exportateur, en temps normal, de corps gras et de pétrole, autrefois de sucre, une Indonésie mise en valeur par une grande puissance industrielle pourrait lui fournir beaucoup de ressources. On sait ce que les Japonais ont su faire en Corée et en Mandchourie.

 

Un Champ de Lutte

Voilà donc un aspect de la guerre froide dont on n’a pas mesuré l’importance, mais qui n’a pas échappé à Tokyo et à Washington, pas plus qu’à Moscou. L’Indonésie va être l’enjeu d’une compétition économique et politique très sévère, où vont se mesurer les deux Blocs. Ajoutons que le prétexte de l’opération contre les Hollandais était la possession de la Nouvelle-Guinée occidentale, l’Irian, que les Indonésiens revendiquent, sans aucun droit d’ailleurs sinon qu’elle est possession Hollandaise. Aucune revendication n’a été formulée contre l’autre partie de l’île qui est aux Australiens, ni contre les possessions portugaises de Timor beaucoup plus proches de Java. Il y a, comme on le voit, des accommodements avec le colonialisme, même à Washington, à l’occasion.

 

                                                                                                       CRITON

 

Criton – 1958-01-18 – Offensive de Paix ou Propagande

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Le Courrier d’Aix – 1958-01-18 – La Vie Internationale.

 

Offensive de Paix ou Propagande

 

L’actualité est dominée par les lettres de Boulganine. Une seconde avalanche a succédé à la première. Aucun pays, engagé ou non, n’a été omis. Le contenu n’apporte rien de nouveau, mais cette offensive diplomatique elle-même marque-t-elle le début d’une nouvelle phase dans l’histoire des rapports Est-Ouest ? A première vue, l’objectif demeure identique : chercher à exploiter toutes les divergences de vues ou d’intérêt dans la coalition disparate des Occidentaux, leur enlever toute possibilité d’initiative diplomatique en les obligeant à répondre devant les opinons publiques à des propositions habilement embarrassantes. Enfin contraindre les pays, grands et petits, à reprendre le dialogue pour faire oublier les événements de Hongrie et rétablir une sorte d’égalité morale entre l’U.R.S.S. et les Etats-Unis, si Moscou pouvait amener Krouchtchev à un tête-à-tête officiel, et spectaculaire.

Certains ont voulu voir autre chose qu’une propagande plus bruyante destinée à effrayer les masses pour qu’elles fassent pression sur les gouvernants et les obliger à tenter par quelque concession à éloigner les périls sans doute imaginaires.

 

Autre Hypothèse

Tant que les Russes, dit-on, étaient les plus faibles ils ont cherché à gagner du temps, tandis que les Américains auraient eu intérêt à profiter de leur force pour les contraindre à céder sur quelques points essentiels, la réunification de l’Allemagne, la libération des Satellites, le respect des positions occidentales en Moyen-Orient. Durant cette période, les Russes ont conservé l’initiative, fait échouer toutes les Conférences, sauf celle qui concernait l’Autriche, y compris celles du désarmement. Devenus forts, les Soviets ont un intérêt inverse. Arrêter la course aux armements au point actuel où la situation leur est favorable, et empêcher les Américains de les rattraper. Ceux-ci au contraire, ont maintenant besoin de gagner du temps pour rétablir l’équilibre, ce qui explique les conditions que met Eisenhower à une confrontation diplomatique au sommet.

 

Discussion

Cette hypothèse ne manque pas d’arguments. Cependant, les Russes sont trop avertis pour croire qu’ils réussiront à faire accepter le statu-quo par les Etats-Unis. Pour les contraindre, il faudrait que les Soviets consentent de sérieuses concessions, comme l’inspection générale et réciproque des installations militaires qui est la condition préalable à tout accord.

Ils ne semblent pas, à notre avis, disposés à mettre un tel prix à des avantages qui seraient peut-être éphémères, à moins que le coût de la course aux armements ne soit, en définitive, trop lourd pour eux, ce qui jusqu’ici, contrairement à ce que l’on croyait, n’apparaît pas évident. Si les sommes énormes consacrées aux Spoutniks ont retardé le relèvement du niveau de vie des Russes, il ne s’en est pas trouvé non plus abaissé. Il reste donc probable, jusqu’à nouvel avis, que nous assistons à une manœuvre de propagande de prestige qui donne la fièvre aux diplomates, mais ne change absolument rien à la situation.

Deux aspects de la politique russe nous semblent au contraire d’un tout autre intérêt.

 

Le Nouveau Kominform Afro-Asiatique

On sait que s’est réunie au Caire, il y a une quinzaine, une Conférence Afro-asiatique qui voulait être la suite de celle de Bandung. A la différence de cette dernière, les Gouvernements intéressés n’y assistaient pas ; certains n’y étaient même pas représentés. Ces délégués étaient sans mandat et par conséquent n’engageaient qu’eux-mêmes ; la signification de cette Conférence était donc très réduite. Par contre les Soviets, cette fois, s’y trouvaient et officiellement. Ils ont dirigé les débats et inspiré les résolutions. En sorte qu’au lieu d’une conférence des pays afro-asiatiques, on a assisté à la réunion d’un nouveau Kominform constitué presque uniquement des délégués sympathisants communistes de la plupart des peuples de couleur.

Les quinze résolutions adoptées sont toutes l’expression de la politique soviétique et chinoise, en particulier : l’appui au F.L.N. d’Algérie, aux revendications de l’Indonésie sur la Nouvelle-Guinée, aux rebelles d’Oman et du Yémen contre l’Angleterre, et la dénonciation d’Israël comme base impérialiste et menace contre la paix et la sécurité des pays arabes. Rien n’y manque, jusqu’à l’agitation à Madagascar, au Togo et au Cameroun qui avaient là ses porte-paroles.

La résolution peut-être la plus redoutable, est l’encouragement donné à tous les pays à exercer leur pouvoir de nationaliser leurs richesses naturelles, sans égard aux intérêts et aux droits de ceux qui les ont mis en valeur. Car le but des Soviets est non seulement d’avoir en mains dans chaque pays nouvellement indépendant ou encore dépendant, un parti puissant à son service, mais d’engager tous les Gouvernements à affirmer leur autorité en prenant en main toutes les activités et les ressources de leurs pays.

En soufflant sur les nationalismes, les Soviets visent un double avantage : dresser les peuples contre l’Occident et les préparer par l’étatisation des moyens de production, à revêtir une structure économique qui rende possible l’avènement du « socialisme », c’est-à-dire à se soumettre à la dictature du communisme universel dirigé par Moscou. La création de ce nouveau Kominform n’est évidemment pas du goût de tous les gouvernants d’Asie et d’Afrique. Ils en sentent la menace, mais ils ne pourront pas ne pas en tenir compte, l’effet sur des masses émotives et ignorantes étant d’autant plus vif que le nationalisme et la xénophobie règnent du haut en bas de l’échelle sociale.

 

Les Soviets et les Élections Italiennes

Une autre manœuvre russe ne manque pas d’habileté ; des élections italiennes sont proches et l’on sait que nulle part plus qu’en Italie, le Parti communiste n’a souffert des événements de Hongrie. Il a perdu le contrôle de beaucoup de syndicats, de la plupart des intellectuels et de nombreux militants, même dans ses fiefs électoraux comme l’Emilie et la Romagne. La lutte s’annonce difficile. Aussi Gromyko a-t-il reçu opportunément une délégation dite des « Partisans de la paix », pour leur exposer, comme moyen de propagande, une offre d’étendre à l’Italie la garantie de l’U.R.S S.  en faveur de la neutralisation atomique, déjà proposée par la Pologne pour elle-même, la Tchécoslovaquie et les deux Allemagnes. Il a même parlé de prendre, s’il y consentait, des contacts officiels avec le Vatican. Il s’agit évidemment d’agir sur les masses catholiques d’Italie et sur tous ceux qui ont peur de la guerre atomique et ne veulent pas des rampes de fusées sur le sol italien.

La Démocratie chrétienne italienne qui cherche par des avances à gauche à mordre sur les masses abusées par le communisme, se trouve mal à l’aise devant les tentations du neutralisme. Elle a déjà consenti, très imprudemment, à renier le libéralisme économique en favorisant toutes les entreprises de l’Etatisme de plus en plus dévorant en Italie. Elle risque, pour gagner des voix, de chercher à se désolidariser du Bloc Atlantique comme on en avait vu une tentative à l’automne. Cependant, dans la course à la démagogie, les suppôts des Soviets seront toujours les plus forts.

 

                                                                                            CRITON