Criton – 1958-02-01 – Les Calculs et les Faits

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Le Courrier d’Aix – 1958-02-01 – La Vie Internationale.

 

Les Calculs et les Faits

 

L’activité diplomatique demeure intense, mais surtout verbale. M. Krouchtchev est aussi intarissable en paroles que Boulganine en épitres. Nasser n’est pas en reste. Son ambition panarabe a trouvé dans l’intégration Egypto-Syrienne une première satisfaction. A Bagdad, les pays musulmans du Pacte présentent leurs revendications financières. Tout cela ne change pas grand-chose.

 

Prétentions Soviétiques

Krouchtchev sait battre le fer tant qu’il est chaud. Les Spoutniks ont ébranlé le scepticisme qui demeurait sur le savoir- faire des Soviétiques. La situation est si bien retournée, qu’on les croit sur parole capables de changer la face du monde et du ciel. Pas un jour où les savants russes, de muets devenus diserts, ne nous préparent à des sensations. Nous recevons en même temps les statistiques de la production de l’U.R.S.S. dont les progrès, comme toujours, dépassent les espérances : nous n’avons jamais accordé une confiance absolue aux statistiques, surtout soviétiques.

A côté de chiffres de rendement record, il nous faut bien constater que l’abondance ne règne pas. Les Russes ont acheté 400.000 tonnes de blé au Canada, 200.000 de sucre à Cuba ces derniers temps et de la viande où il s’en trouve encore. Il y a beaucoup à faire pour rejoindre les U.S.A. qui eux n’arrivent pas à se débarrasser de leurs surplus. On dit même à Moscou que le défrichement des terres vierges de l’Asie a été ralenti sinon arrêté, la sécheresse de 1957 n’ayant laissé que des récoltes infimes. Après la décentralisation industrielle, Krouchtchev s’attaque à la structure agricole. Les stations de tracteurs qui contrôlaient la production des Kolkhoses vont être liquidées et les machines vendues aux exploitations collectives, ce qui n’ira pas non plus sans à-coups. Si tout allait pour le mieux …..

 

La Situation en Pologne

Par ailleurs, Krouchtchev a fait une visite en Pologne auprès de Gomulka dont les difficultés deviennent sérieuses. Il vient de solliciter un nouveau prêt des Etats-Unis qui hésitent à soutenir le régime, mais entendent cependant soulager la misère du peuple. Des grèves ont éclaté à Breslau. Un correspondant italien qui vient de visiter les usines d’automobiles de Praha, faubourg de Varsovie, décrit en termes sombres la condition des travailleurs. Le vol est le seul moyen de compléter un salaire qui ne permet pas d’acheter l’essentiel. Les ouvriers sont fouillés chaque soir à la sortie de l’usine.

Pour donner une idée précise de leur niveau de vie, disons qu’il faudrait 10 ans de salaire à un monteur mécanicien pour acheter la voiture qu’il fabrique, l’équivalent d’une « Dauphine ». Celle-ci vaut 120.000 zlotys et il en gagne12.000. Son collègue chez Renault l’aurait au bout d’un an ; chez Ford aux U.S.A.,  au bout de quatre mois. La différence entre le Polonais et le Russe des usines de Moscou est d’ailleurs sensible : plus du double en faveur de ce dernier ; encore est-ce fort loin du niveau occidental. Mais cela indique assez comme l’U.R.S.S. a réalisé l’exploitation des Satellites et comment elle pratique « l’aide fraternelle ».

 

La Fusion Syro-Egyptienne

La fusion des deux Etats Syrien et Egyptien est imminente. Un chef Nasser, un seul parlement, un ministère, etc., et une même armée, naturellement. Succès évidemment, mais peut-être plus apparent que réel. Une alliance entre deux Etats de race, d’institutions, de développements économiques différents, peut fonctionner sans trop de heurts, surtout si elle est dirigée contre un ennemi et Israël est là pour la souder. Mais on voit mal comment les Syriens, relativement prospères, s’intègreront à l’économie égyptienne ; comment aussi les rivalités de personnes et de clans s’effaceront devant un maître étranger. « Wait and see ».

 

La Conférence du Pacte de Bagdad

L’affaire n’en indispose pas moins les autres pays arabes, surtout l’Irak qui regardait la Syrie comme une annexion possible. C’est pourquoi M. Dulles est allé à Ankara assister à la réunion des pays du Pacte de Bagdad. Ceux-ci voudraient que leurs liens avec l’Occident soient d’un bon rapport. Dulles ne semble avoir rien promis, faisant valoir avec raison que les dons américains déjà octroyés n’avaient pu être encore pleinement utilisés.

Il faut en effet du temps et beaucoup de conditions pour qu’un crédit se traduise en travaux, en routes, en canaux, en usines. De plus, les Etats-Unis se trouvent comme partout devant des dilemmes. Ils ne peuvent fournir des armes au Pakistan sans irriter l’Inde qui craint qu’elles ne servent à l’attaquer plutôt qu’à  impressionner les Soviets. L’Inde est en effet un des plus forts enjeux de la rivalité économique Est-Ouest. Lancé dans des plans ambitieux, Nehru a de gros besoins. Les Etats-Unis viennent de lui consentir 225 millions de dollars, c’est peu en regard des 1.400 qu’il réclame, beaucoup pour les Pakistanais qui trouvent le neutralisme plus avantageux que l’alliance occidentale. Et il y a la querelle du Cachemire qui est loin de s’apaiser.

 

La Situation à Chypre

A Chypre non plus ;  la rivalité turco-grecque demeure violente ; jusqu’ici c’était la majorité grecque qui s’attaquait aux Anglais ; depuis, la lutte a cessé, mais communistes et nationalistes se battent entre eux. Et c’est la minorité turque qui à son tour se révolte contre les soldats britanniques. Des morts et blessés de part et d’autre. Une solution du problème chypriote était en vue, et il semble qu’Athènes et l’archevêque Makarios sont prêts à l’accepter. Les Turcs veulent-ils ou non le partage de l’Île ? On ne sait trop.

 

La Dépression aux U.S.A.

Tout cela est d’importance mineure. La dépression économique aux Etats-Unis est plus préoccupante. On en est à quatre millions de chômeurs et on en prévoit six. Les bénéfices des entreprises diminuent sans que les prix baissent. Les Américains avaient prévu une série de mesures pour combattre tant l’inflation que la dépression. Ils s’aperçoivent que leur efficacité n’est pas assurée. Depuis deux ans, ils ont combattu l’inflation par une politique d’argent cher. Ils pensaient qu’en renversant la vapeur, la dépression cèderait. Malheureusement la politique d’argent cher et les restrictions de crédit ont contrarié les progrès de la productivité qui sont le fondement de l’expansion économique. Ne pouvant emprunter à des conditions rentables, les chefs d’entreprises ont renoncé à se procurer l’équipement nécessaire pour abaisser les prix de revient. En sorte qu’ils ne peuvent ni augmenter les salaires, ni réduire les prix, ni gagner assez pour financer eux-mêmes leurs nouvelles installations. Et les ventes ne peuvent s’accroître, freinées d’une part par les prix, de l’autre par la stagnation du pouvoir d’achat. A ce mécanisme s’ajoute un facteur psychologique dont l’importance dépasse tous les autres. Depuis octobre, le public américain est inquiet et cette humeur freine les initiatives et le goût de la dépense. En économie, les chiffres proposent, mais c’est le facteur humain qui dispose. Les artifices techniques ont peu de prise sur lui.

 

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