Criton – 1958-01-25 – Le Colonialisme et le Droit

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Le Courrier d’Aix – 1958-01-25 – La Vie Internationale.

 

Le Colonialisme et le Droit

 

L’affaire de l’arraisonnement du « Slovenia » par la Marine française est venue opportunément rompre la monotonie des réponses aux lettres de Boulganine. Cet épisode de la lutte engagée par le Bloc communiste pour prolonger la guerre d’Algérie mérite quelques observations.

 

La Responsabilité de Tito

La position juridique et politique d’un navire chargé d’armes diffère selon qu’il arbore le pavillon d’un pays libre où le commerce extérieur n’est pas sous le contrôle de l’Etat, ou d’un pays totalitaire comme la Yougoslavie dont les bâtiments sont, sauf erreur, propriété de l’Etat. C’est en fait, comme en droit, le Gouvernement du maréchal Tito qui expédie la cargaison. Il doit en être tenu personnellement responsable. Que le chargement ait eu pour destination le F.L.N. qui combat contre la France ou le Yémen qui guerroie contre les Anglais, le fait demeure que le Maréchal a renié sa propre doctrine de neutralité active en se faisant l’exécuteur des desseins de Moscou par l’intermédiaire de Prague. Ajoutons que parmi les armes trouvées sur le « Slovenia » certaines étaient de provenance yougoslave, sinon fournies du moins payées par les dollars si généreusement accordés par M. Dulles au maréchal Tito. Nous n’avons cessé ici de signaler l’inutilité, l’absurdité même, de cette politique des Etats-Unis, question sur laquelle, aujourd’hui d’ailleurs, tous les Américains, sauf le Département d’Etat, sont d’accord.

 

La fin des Rêves de Tito

A la rigueur, il serait injuste d’accuser aujourd’hui Tito qui est la grande victime du lancement des « Spoutniks ». Il avait de grandes ambitions, celle en particulier de devenir le fédérateur de l’Europe Centrale, dégagée de la tutelle moscovite pour devenir une union d’Etats sous un régime de communisme national. Les révoltes de Pologne et de Hongrie, la venue au pouvoir de Nagy et de Gomulka ont paru un instant lui ouvrir les voies. La déception a été rude et il est obligé aujourd’hui de subir la pression du Kremlin, sans illusion sur l’avenir. S’il disparaissait, la Yougoslavie serait la prochaine proie de Moscou, et peut-être même avant cela. Son rôle de neutre n’est plus qu’une apparence qu’il tient à conserver en recevant ses confrères en neutralisme, mais il a perdu toute influence réelle.

 

Les Japonais en Indonésie

Un autre événement qui mérite l’attention est la visite du Ministre des Affaires étrangères japonais à Djakarta, en l’absence de Soekarno, et la hâte avec laquelle a été signé le traité de paix Nippo-Indonésien et le règlement des dommages de guerre dus par les Japonais dont la discussion durait depuis plusieurs années. Mieux même, un accord d’assistance économique a été conclu qui prévoit des investissements considérables du Japon en Indonésie. La place toute chaude laissée par les Hollandais n’a pas tardé à être prise. La course a été serrée entre les Russes qui ont offert à l’Indonésie 100 millions de dollars et le Japon qui en promet beaucoup plus. (On se demande s’il ne s’agit pas de dollars camouflés, car les Japonais manquent de capitaux). Dès qu’un vide s’ouvre, il est vite rempli par l’un des deux Grands, directement ou par intermédiaire.

 

Une longue Préparation

Car l’action japonaise, préparée depuis plus d’un an par les visites en Indonésie de M. Kishi, premier ministre de Tokyo, a l’appui complet des Etats-Unis. Nous avons fait remarquer ici avec quelle indifférence M. Dulles avait assisté à l’éviction brutale des Hollandais. Pas un pays libre d’ailleurs n’a protesté sérieusement contre cette violation des droits les plus élémentaires des personnes et de leurs biens, ni à l’O.T.A.N. où ils ont essayé de plaider leur cause, ni à l’O.N.U. où ils ont même renoncé à la porter, les Hollandais n’ont rencontré le moindre appui. Nous insistons sur cette carence car elle montre à quel point la morale internationale et le respect du droit comptent peu aujourd’hui devant les entreprises de la force.

Pourquoi les Etats-Unis et particulièrement MM. Eisenhower et Dulles, si attachés aux valeurs morales en d’autres circonstances, n’ont-ils pas eu, ne fut-ce qu’un mot, en faveur des spoliés et expulsés d’Indonésie ?

Leur complicité dans l’affaire, comme les faits ci-dessus le montrent assez, paraît établie.

 

Les Relations Nippo-Américaines

Le Japon, complètement dépouillé par la défaite de ses possessions sur le continent asiatique, réduit à faire vivre 90 millions d’habitants sur un territoire exigu, en partie infertile et pauvrement doté de matières premières, n’a pu subsister que par les subventions américaines ; charge très lourde pour les Etats-Unis, de l’ordre de 500 millions de dollars par an. De plus, l’expansion soviétique oblige les Américains, non seulement à s’assurer l’alliance du Japon, mais à lui donner les moyens de devenir un facteur important sur l’échiquier mondial, donc de favoriser son expansion ; l’essentiel pour Washington était de le détourner de l’attraction continentale, et de renouer avec la Chine Rouge des liens économiques séculaires. Il fallait lui trouver des débouchés et des ressources ailleurs.

Pas question de la Corée où l’occupation japonaise malgré de brillants succès matériels a laissé un ressentiment ineffaçable. Au Vietnam du Sud où l’occupation n’a pas davantage laissé de bons souvenirs, on risquait en outre de ruiner ce qui reste de l’influence et des intérêts français, auxquels d’ailleurs les pays libres de la Péninsule indochinoise sont encore attachés. Formose et les Philippines sont chasse gardée des Etats-Unis. Reste l’Indonésie où l’occupation japonaise, au contraire, n’a pas été fâcheusement ressentie – Soekarno a été un peu le Gauleiter de Tokyo. – Les Nippons ont là une opportunité considérable. Pays aux vastes ressources en matières premières et sous-développé, l’Indonésie offre à un pays industrialisé comme le Japon un champ d’action étendu.

Pour les Américains, l’intérêt majeur est d’empêcher les Russes, qui sont déjà en place, et par un puissant Parti communiste et par un groupe nombreux diplomates et de techniciens, de s’assurer la mainmise sur le pays. L’enjeu est considérable : premier producteur de caoutchouc, troisième d’étain, important exportateur, en temps normal, de corps gras et de pétrole, autrefois de sucre, une Indonésie mise en valeur par une grande puissance industrielle pourrait lui fournir beaucoup de ressources. On sait ce que les Japonais ont su faire en Corée et en Mandchourie.

 

Un Champ de Lutte

Voilà donc un aspect de la guerre froide dont on n’a pas mesuré l’importance, mais qui n’a pas échappé à Tokyo et à Washington, pas plus qu’à Moscou. L’Indonésie va être l’enjeu d’une compétition économique et politique très sévère, où vont se mesurer les deux Blocs. Ajoutons que le prétexte de l’opération contre les Hollandais était la possession de la Nouvelle-Guinée occidentale, l’Irian, que les Indonésiens revendiquent, sans aucun droit d’ailleurs sinon qu’elle est possession Hollandaise. Aucune revendication n’a été formulée contre l’autre partie de l’île qui est aux Australiens, ni contre les possessions portugaises de Timor beaucoup plus proches de Java. Il y a, comme on le voit, des accommodements avec le colonialisme, même à Washington, à l’occasion.

 

                                                                                                       CRITON