Criton – 1958-02-08 – Le Club Atomique et l’Europe

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Le Courrier d’Aix – 1958-02-08 – La Vie Internationale.

 

Le Club Atomique et l’Europe

 

Les Etats-Unis ont lancé leur satellite ; la course à la conquête des espaces intersidéraux se resserre. Après la crise morale de ces derniers mois, les Américains se sentent fortifiés. Et les échanges épistoliers se poursuivent : Boulganine a envoyé à Eisenhower une lettre de dix-sept pages. Les Russes comptent qu’en insistant sans répit, ils obtiendront une réunion au sommet. Rien d’ailleurs dans les thèmes de discussion qu’ils proposent ne laisse espérer un accord, même limité. Mais l’essentiel pour eux est d’amener les dirigeants du Bloc Atlantique autour d’une table et d’effacer ainsi le souvenir des événements de Hongrie. Pour l’opinion internationale cela est peu, mais beaucoup pour l’homme communiste, tant en U.R.S.S. qu’au dehors. La propagande en a besoin. N’oublions pas la signature en grande pompe de la fusion syro-égyptienne. Le tout forme le décor de la scène internationale.

Voyons la pièce.

 

La Nouvelle Triplice

A Bonn, les Ministres de la guerre MM. Strauss, Chaban-Delmas et Taviani se sont réunis pour constituer un Comité Franco-Italo-Allemand de coordination et de standardisation des armements des trois pays. Cette réunion n’a pas fait grand bruit. On a décidé de faire coopérer les trois industries à la fabrication d’un tank d’une qualité supérieure à ce qui se fait ailleurs, aux Etats-Unis en particulier. Mais l’objectif est plus vaste. Il s’agit de préparer une collaboration dans le domaine nucléaire. La France veut devenir une puissance atomique et avoir ses bombes A et H au plus tôt. L’entreprise coûte for cher. La participation financière de l’Allemagne est indispensable ; son apport technique également. Pour l’obtenir, on a proposé une association militaire complète dont les bases ont été fixées. Bien des difficultés politiques et financières subsistent. Mais il n’est pas douteux que cette alliance militaire répond au désir des Etats-majors, comme des hommes politiques. Cette nouvelle triplice marquerait un tournant dans l’histoire du continent, treize ans après la défaite hitlérienne ; ce qui explique que les relations franco-anglaises sont si mauvaises. Les Britanniques ont fait beaucoup de sacrifices pour partager avec les Américains et les Russes la puissance nucléaire. Au surplus, ils n’ont pu obtenir jusqu’ici de l’Allemagne, les 50 milliards qu’ils réclament pour l’entretien de leurs troupes stationnées autour du Rhin. Ils en ont retiré une partie. C’est avec dépit qu’ils voient se dessiner une alliance continentale dont ils seraient exclus. Ce qu’ils ont toujours réussi à éviter dans le passé.

 

Les U.S.A. et la Bombe A française

L’attitude des Etats-Unis dans cette affaire est obscure. Ils viennent d’accorder à la France un crédit de plus de 400 millions de dollars, supérieur aux prévisions les plus optimistes, ce qui montre l’importance qu’ils attachent à notre santé économique. Ils auraient été moins libéraux s’ils avaient voulu restreindre nos initiatives. Par ailleurs, il n’est pas douteux que la France souhaite l’installation de rampes de lancement de fusées par les Etats-Unis. Ceux-ci donc, selon toute apparence, ne s’opposent pas à ce que la France, et par voie de conséquence l’Allemagne et l’Italie, deviennent des puissances nucléaires. Est-ce pour faire pression sur l’U.R.S.S. qui le redoute et ne voudrait certainement pas élargir le monopole des trois puissances : elle-même, les Etats-Unis et l’Angleterre ? On peut le penser. Par contre, on estime à Washington que les chances de maintenir la paix seront plus grandes si l’U.R.S.S. voit ses engins nucléaires contrebalancés par un nombre croissant de pays qui les possèdent. N’est-ce pas pour cela que les Russes ont mis en garde les États membres du Pacte de Bagdad contre l’installation de bases atomiques sur leurs territoires, sans d’ailleurs offrir en contre-partie de renoncer aux leurs dans la même région du globe. Qu’ils le veuillent ou non, le développement de l’armement atomique, comme ce fut toujours, ne pourrait être arrêté que par un désarmement général, et les Soviets seraient évidemment, quoiqu’ils en disent, les derniers à y consentir. La force militaire leur est beaucoup plus nécessaire qu’à l’Occident. A notre avis, la course aux armements n’augmente ni ne réduit les risques de guerre. Ceux-ci demeurent dans l’esprit des hommes et non dans le nombre et la qualité des engins disponibles.

 

Les Premiers Pas du Marché Commun

L’aide financière américaine augmentée des prêts de l’U.E.P. va permettre à la France de poursuivre les étapes de la réalisation du Marché Commun ; en particulier la libération des échanges à 60% promise par notre pays cette année. Les Etats-Unis ont pris grand intérêt à son succès, bien que certains milieux industriels craignent la concurrence du nouvel ensemble économique. Mais les grandes entreprises américaines ont les moyens financiers d’installer à l’intérieur du Marché Commun des filiales qui participeront à son expansion. Elles sont déjà à pied d’œuvre. Les Anglais eux, ne les ont pas, et c’est pourquoi ils s’acharnent à faire accepter des six partenaires la constitution d’une zone de libre échange qui leur donnerait les mêmes avantages sans aucun risque en retour.

Les Allemands, mieux placés que nous, n’y seraient pas opposés. Mais la plupart des groupes industriels français et en particulier celui de l’automobile, ont montré les dangers qu’une zone de libre-échange en marge du Marché Commun leur ferait courir. En outre, le plan soulève des difficultés techniques difficilement surmontables. Les possibilités d’un accord anglo-continental sont donc, dans l’immédiat, très faibles.

 

Les Chances de l’Allemagne

D’autre part, les chances de l’Allemagne de Bonn, tant dans l’ordre économique à cause de l’Afrique, que dans l’ordre politique, sont du côté de la France et de l’Italie. Son choix non sans hésitation peut-être, ni regret, paraît maintenant fait. On pouvait encore en douter l’an passé, plus aujourd’hui. Quel sera l’avenir de ce nouveau groupement, jusqu’où ira-t-il dans la voie de l’intégration ? On ne saurait le dire. Bien des événements peuvent en contrarier l’essor.

Mais quels sont, dira-t-on, les avantages que la France peut en attendre ? Sans nul doute, dans l’ordre économique nous offrons plus que nous ne recevrons. Dans l’ordre moral au contraire, les avantages apparaissent considérables. Nous serons contraints à la discipline et à l’effort et en politique, à une certaine stabilité sinon apparente, car on ne change pas les mœurs, du moins sous-jacente. Même l’homme de la rue comprend que l’ère de la France seule, de l’économie fermée de l’indépendance diplomatique, des chasses gardées outre-mer est révolue. Malgré les difficultés énormes d’une intégration européenne qui peuvent faire douter encore – et nous en doutons – de sa réalisation, le seul fait de la tenter et d’y croire, est dans l’immédiat, un facteur sérieux de redressement intérieur. Soutenus par le double corset du Marché Commun et des crédits en dollars, nous pourrons peut-être résister aux surenchères des démagogues. On en a déjà le sentiment.

 

                                                                                                       CRITON