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Le Courrier d’Aix – 1958-02-15 – La Vie Internationale.
Réactions Émotionnelles
Il est impossible de ne pas parler de l’affaire de Sakieh-Sidi-Youssef. Elle a pris une importance internationale qui rappelle fâcheusement le drame de Suez en novembre 1956. Ses répercussions risquent de connaître la même ampleur.
Le Bombardement et l’Opinion
Il ne nous appartient pas de juger de l’événement, mais d’examiner les réactions de l’opinion étrangère à son sujet. Il est affligeant de constater qu’elles ont été très défavorables à notre endroit. Pourquoi ? Le Monde libre vit, depuis les Spoutniks, dans l’angoisse d’une troisième guerre. Les Soviets jouent très habilement de cette peur. Les Etats-Unis qui jusqu’ici se croyaient hors d’atteinte sont touchés à leur tour, avec leur émotivité propre : l’Europe, pensent-ils, va une nouvelle fois nous conduire au drame. Si bien que n’importe quelle forme de violence, si légitime qu’elle soit, apparait comme le prodrome d’une catastrophe. On ne raisonne pas avec des gens dont les nerfs sont tendus. Les Gouvernements eux-mêmes sont obligés d’en tenir compte.
Les Russes auront leur conférence au sommet parce que les opinions veulent qu’on fasse quelque chose sans savoir si cela est possible ou utile. On veut croire, malgré l’évidence contraire, qu’une conférence apportera un répit peut-être un soulagement. Au moment de Suez où la tension était pourtant moins élevée qu’aujourd’hui, on avait pu se rendre compte à quel point les opinions condamnaient sans réfléchir toute action militaire des grandes puissances. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’avant d’engager une opération en Tunisie, on aurait pu mesurer la force de cet état d’esprit, injustifié et absurde sans doute, mais néanmoins très puissant.
L’Internationalisation du problème d’Afrique du Nord
La seule conséquence de l’affaire, c’est que le problème d’Afrique du Nord va être internationalisé, ce que l’on s’est obstinément refusé à admettre jusqu’ici, et cela dans des conditions désavantageuses. Il eut certes mieux valu que nous puissions le résoudre par nous-mêmes. Mais il est déjà internationalisé de fait, non seulement par le rôle qu’y jouent deux Etats voisins indépendants, le Maroc et la Tunisie, mais surtout derrière l’Egypte et la Syrie, l’U.R.S.S. et ses Satellites qui fournissent d’armes la rébellion, armes sans lesquelles, quoi qu’en disent les Anglo-Saxons, elle serait aujourd’hui réduite.
Si l’on y réfléchit, la situation est analogue à celle de l’Indochine. Les armes des Viets venaient du Bloc communiste. La Chine servait d’appui et de refuge aux combattants. Pendant deux ans, nous avons ici même estimé que l’internationalisation du conflit indochinois était le seul moyen d’obtenir une solution qui ne soit pas désastreuse. Quand on s’y serait enfin résigné, il était trop tard. La politique est l’art de choisir entre des inconvénients. Le choix est toujours pénible, moins cependant que d’avoir à subir une solution imposée de l’extérieur.
La Controverse J. Alsop-Pineau
Un incident des plus fâcheux s’est élevé entre notre Ministre des Affaires étrangères et un des plus célèbres journalistes américains, l’un des frères Alsop, Joseph. Celui-ci s’était entretenu avec M. Pineau d’une façon officielle et non privée, et a publié dans le « New-York Herald » le compte-rendu de cette entrevue où le Ministre français désavoue explicitement l’action de Sakieh. M. Pineau a démenti. J. Alsop a maintenu expressément ses affirmations. L’affaire fera du bruit car la probité de J. Alsop, qui a vingt-six ans de métier, est indiscutable et indiscutée dans le public.
Depuis qu’il écrit au « Herald » nous n’avons jamais manqué un de ses articles. Il a parcouru le monde, dont l’U.R.S.S. récemment, et nous n’avons qu’un regret, c’est de ne pas avoir tenu plus grand compte de son jugement, le trouvant systématiquement alarmiste. Il a surtout une très large audience au Pentagone et connaît à fond les secrets militaires des Etats-Unis. Les événements de ces derniers mois ont malheureusement justifié ses prévisions. Cela pour dire à quel point est solide son crédit aux U.S.A. et rappeler avec quelle prudence les Grands qu’il a visités – dont Krouchtchev récemment – ont mesuré leurs paroles avant de répondre à ses questions.
Nous n’exposons pas cette pénible affaire dans un but polémique, mais pour faire comprendre à nos lecteurs ce que représente le fait, pour un Ministre des Affaires étrangères, de taxer de mensonge un publiciste aussi considéré. C’est notre crédit même qui est en cause. On s’inquiète de notre instabilité ministérielle. Il y a des stabilités, même en France, qui coûtent cher.
L’Avenir de la Stratégie Air-Force
C’est ce même Joseph Alsop qui ces jours derniers publiait un article assez alarmant sur l’avenir de l’aviation américaine. Les Russes auraient mis au point et seraient en train d’installer autour de leur empire, un système de radars plus perfectionné que celui que les Etats-Unis et le Canada ont établi en trois cercles, des régions polaires à la périphérie des U.S.A., système que les Américains vont d’ailleurs remplacer par un plus perfectionné encore, de telle sorte que la capacité de représailles atomiques par l’aviation de bombardement serait annulée d’ici peu. Les Russes auraient renoncé à construire ces appareils, alors que les U.S.A. continuent à en fabriquer de plus puissants. Selon notre auteur, ce sont les fusées qui seraient à l’avenir les seules armes efficaces. Il se peut qu’il ait raison car il représente l’avis d’experts très qualifiés.
Les Lettres de Boulganine
Pour nous distraire d’une situation qui n’est manifestement pas confortable, essayons une petite discussion sur les lettres de Boulganine, ouverte récemment par un autre publiciste américain Roscoe Drummond. Il se demande qui les a écrites. Le vieux Maréchal policier n’en est certainement pas l’auteur. Disons même qu’il ne les a probablement jamais lues. Drummond étudiant le style, la stratégie politique et surtout, dit-il, « la connaissance judicieuse des moyens d’en appeler aux idées et aux émotions de l’Occident » attribue ces lettres à des transfuges comme les diplomates anglais Mac Lean et Burgess qui travaillent à Moscou. Il est exact, en effet, que dans le texte anglais, certaines expressions ne peuvent être employées que par des Britanniques éduqués à Oxford.
Notre avis est qu’effectivement le texte russe a été traduit et revu par des étrangers. Par contre, nous ne croyons pas qu’ils en soient les auteurs. Ce qui nous a toujours frappés dans les notes russes, c’est la constance de leur style. Au temps de Molotov, comme aujourd’hui, ce sont les mêmes habitudes de langage, les expressions stéréotypées, les arguments repris au même arsenal. Ils ont l’air de sortir d’une usine. Notre impression est que les dirigeants se contentent d’établir un thème et qu’un mystérieux aréopage rédige, combine l’effet demandé non sans habileté mais avec une grande monotonie. En les écoutant à la radio, on peut s’amuser à exprimer les mots d’avance, souvent avec succès. Nous sommes à l’âge de la diplomatie industrielle ; les officiels ne sont souvent aux U.S.A., et à Moscou encore plus, que les porte-paroles d’une stratégie élaborée dans le silence par des spécialistes en conseil. Les Européens ne sont pas habitués à cette méthode. Elle a ses avantages et ses défauts ; ses avantages surtout dans le cas des Soviets où la diplomatie ne signifie pas « business » mais propagande.
CRITON