Criton – 1958-02-22 – Liberté Chérie

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Le Courrier d’Aix – 1958-02-22 – La Vie Internationale

Liberté Chérie

Les Américains et tous les Occidentaux doivent aujourd’hui mesurer ce qu’il en coûte de laisser aux nouveaux dictateurs arabes les moyens d’exercer leur habileté diplomatique et leur appétit de puissance. Nasser ayant à peine attaché à son char la Syrie et le Yémen reprend sa poussée vers le Sud en cherchant querelle au Soudan. Bourguiba a réussi à contraindre Français et Anglo-Saxons à une négociation difficile dont il est assuré de tirer de substantiels avantages. La diplomatie russe elle-même montre un certain embarras. Les Soviets se demandent si le chantage qu’ils ont donné les moyens d’exercer ne va pas tourner au seul profit des dictatures arabes, qui après s’être servi de leur appui matériel et moral vont s’employer à refouler leur influence ; ce qui se passe en Syrie leur donne à réfléchir.

Le fond du drame demeure : des pays riches et évolués comme les grandes puissances occidentales pratiquent la politique de leur civilisation, tandis que les autres en sont à peine au XVème siècle. Et si l’une d’elle essaye maladroitement de se servir de la force, elle est aussitôt désavouée par ses partenaires parce qu’elle a manqué aux règles de droit et de la morale. Les autres ont alors beau jeu et ils ne s’en privent pas. La partie n’étant pas égale, les civilisés sont assurés de toujours perdre. Le dilemme réapparaîtra constamment jusqu’au jour où, qu’on le veuille ou non, la parole risque d’être rendue au canon.

 

Nasser et le Soudan

Le conflit entre Nasser et le Soudan n’en est qu’à ses débuts. Il peut aussi bien tourner court au moins pour un temps, comme devenir une source de complications internationales. Le Soudan a en effet –les Français l’ignorent-ils ? – une immense frontière commune avec nos territoires africains. Il touche au Sud à l’Empire britannique avec le Kenya et au Congo Belge, ensuite à l’Ouest, à l’Éthiopie sur laquelle veillent les Etats-Unis. Au début de la révolution égyptienne, le Soudan paraissait pour Le Caire une proie facile. Depuis, grâce aux efforts britanniques le Soudan a maintenu et développé son indépendance et ses relations avec l’Egypte sont devenues tendues. Les émissaires de Nasser ont même été expulsés. L’affaire du barrage d’Assouan qui aurait provoqué l’inondation de l’extrémité du territoire soudanais aujourd’hui en litige a entretenu l’antagonisme.

En fait, c’est tout le problème du Nil, vital pour l’Egypte, qui est posé. Le Soudan et derrière lui le Kenya et l’Ethiopie, tiennent les sources du fleuve et peuvent à volonté priver l’Egypte de ses élus. C’est là un moyen de pression, agité de temps en temps pour faire comprendre au dictateur du Caire, que son indépendance a des limites. C’est ce qui l’irrite, mais aussi doit le faire hésiter à pousser à  fond contre Khartoum. Ni l’Angleterre ni le Négus ne le laisseraient faire ni sans doute les U.S.A. Mais le conflit peut devenir sérieux et à Londres on se montre préoccupé.

 

L’Insurrection en Indonésie

Nous écrivions ici, récemment que l’Indonésie allait devenir l’enjeu d’une lutte serrée. Les événements se sont précipités et un gouvernement insurrectionnel s’est établi à Sumatra contre le gouvernement Soekarno à Java. Les dessous de l’affaire sont compliqués et nous ne pouvons faire que des recoupements curieux mais bien problématiques.

C’est à Tokyo, comme nous le pensions, que le drame s’est joué. Il y avait là Soekarno et aussi les émissaires des Colonels qui ont formé le Gouvernement insurgé de Padang. Les Japonais, après avoir intrigué avec les uns et les autres, ont dû se prononcer en faveur de Soekarno qui est prêt, après avoir chassé les Hollandais, à ouvrir l’accès aux richesses de son pays à l’industrie japonaise qui doit y investir 300 millions de dollars. Les militaires de Sumatra, déçus, ont alors formé leur gouvernement et s’appuient sur l’Angleterre qui verrait volontiers la riche île de Sumatra s’intégrer à la Malaisie devenue indépendante. Nettement pro-occidentaux, les gens de Sumatra se sont assuré le concours des Compagnies pétrolières anglo-hollandaises et américaines et des Sociétés caoutchoutières. Ils réprouvent l’éviction des Hollandais et protègent leurs propriétés. Ils ont en main un atout majeur : sans les richesses de Sumatra, le gouvernement de Java ferait rapidement faillite. Les communistes sont naturellement du côté javanais. Ils sont puissants dans l’île et influencent fortement le Gouvernement. Mais ils ont contre eux, non seulement les rebelles voisins auxquels se joignent les gouverneurs militaires des Célèbes et des Moluques, mais aussi les Japonais qui veulent barrer la route à Moscou.

On voit à quel point la situation est compliquée. La position des Etats-Unis demeure obscure. Favorisent-ils les plans japonais de M. Kishi ? Comme nous l’avons dit, l’enjeu est d’importance ; le pétrole, l’étain, le caoutchouc sont à l’arrière-plan des querelles politiques. La diplomatie ou la guerre civile résoudront-elles le conflit ? On en est encore qu’aux escarmouches. Derrière les autochtones, quatre grandes puissances intriguent. La Hollande, l’Australie voisine et même la Chine rouge ne sont pas indifférentes.

 

L’Expérience de la Liberté

Pauvres peuples délivrés du colonialisme qui font l’expérience de la liberté ! Il y a quatre cent mille chômeurs en Tunisie sur quatre millions d’habitants. Les fellahs de la Vallée du Nil sont aussi misérables qu’auparavant. A Java, le prix du riz a triplé depuis l’expulsion des Hollandais, et la famine touche un tiers de l’Ile, faute de moyens de transport. La monnaie, la Rupiah, n’a plus guère de valeur. Les aventuriers qui exploitent les passions populaires ne s’en soucient guère.

 

Les Deux Fédérations Arabes

Le Moyen-Orient est décidément le point mouvant de la politique mondiale. Après la fusion Egypto-Syrienne, les deux rois d’Irak et de Jordanie ont à leur tour uni leurs trônes. Le temps pressait pour Hussein qui, pris en tenaille entre Le Caire et Damas et menacé par la formation d’une Palestine arabe composée des réfugiés, ses sujets, n’aurait pas conservé son trône sans le secours de son cousin Fayçal. Le Roi Saoud a donné sa bénédiction à l’alliance, mais rien de plus ; l’appartenance de l’Irak au Pacte de Bagdad le gêne et il attend peut-être que l’Irak s’en dégage. Mais il y a les intérêts pétroliers de ce pays et il n’est pas opportun, au moment où l’on parle d’un pipeline qui relierait les gisements iraniens au Golfe d’Alexandrette en passant par l’Irak, de rompre la solidarité avec les Turcs et les Persans.

La nouvelle alliance des deux rois soulage le Liban qui se sentait menacé par le Bloc Egypto-syrien. Les Russes, par contre, font grise mine. Le premier acte de Nasser a été de faire bannir le Parti communiste de Syrie et l’unique député communiste au Parlement de Damas s’est réfugié à Moscou. De plus, la Jordanie se trouve reprise par l’Occident par l’intermédiaire de Bagdad et Israël se sent plutôt protégé qu’inquiété par la formation de deux blocs arabes rivaux.

Tout cela est bien compliqué, dira-t-on. Le Moyen-Orient n’est pas pour le chroniqueur un sujet de tout repos, comme le désarmement ou la réforme électorale, notre pain quotidien depuis l’enfance quand le canon se tait.

 

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