Criton – 1958-03-01 – Un Cas de Conscience

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Le Courrier d’Aix – 1958-03-01 – La Vie Internationale.

 

Un Cas de Conscience

 

En cette fin de février 1958, il nous semble impossible de différer à présenter à nos lecteurs un cas de conscience personnel : la situation du Monde libre est grave, non seulement celle de la France qui se trouve aux premières lignes de la lutte qu’il contient, mais elle l’est peut-être davantage pour les autres, Anglo-Saxons en particulier. Les Français ont, aux heures périlleuses, un courage et un sang-froid que, contrairement aux apparences, nos alliés n’ont pas ou, pour mieux dire, n’ont plus. On n’a pas été sans remarquer que nos chroniques, depuis quelques mois, n’étaient pas optimistes ? Faut-il continuer ? Ne risque-t-on pas en faisant un tableau aussi exact et objectif que possible des événements, de répandre une inquiétude qui n’a que trop de raisons de se manifester ? D’autre part, il nous est impossible de changer de méthode dans l’exposé des faits internationaux, au risque d’en dénaturer le sens et la portée. Nous avons eu depuis la fin de la guerre, l’ambition, peut-être présomptueuse d’écrire l’histoire à mesure qu’elle se fait. L’épreuve méritait d’être tentée, ne fut-ce que pour juger des résultats.

Dès la fin d’août dernier dans un article intitulé « Tournant », nous signalions les premiers symptômes d’un changement dans la situation mondiale, aussi bien dans l’ordre économique – dépression – que politique, un renversement du rapport des forces. Depuis, les événements se sont développés à un rythme dont nous n’avions pas prévu la rapidité. Car, s’il nous paraît possible – et c’est là notre but – de déceler presque immédiatement l’orientation d’une conjoncture et d’en saisir assez exactement les implications futures (ce qui manque hélas à beaucoup d’hommes d’État), il est par contre impossible de préciser l’allure à laquelle le processus se déroulera. Nous nous trouvons donc devant ce dilemme d’ordre moral : ou informer exactement au risque d’affaiblir une confiance plus que jamais nécessaire, ou se taire. Au lecteur de décider.

 

Affaiblissement de la Solidarité Atlantique

Tenons-nous en pour aujourd’hui à notre revue coutumière. Ce qui frappe actuellement l’observateur, ce sont les tendances à la désintégration de la solidarité du monde occidental dans les diverses opinions, tendances dont les dirigeants sentent les dangers, mais qu’ils n’ont pas assez d’autorité, de volonté, ni de courage pour combattre. C’est une mentalité de « sauve qui peut » qui se précise, accrue par la montée des périls et l’égoïsme national ; les opinions, a-t-on dit, sont la somme des incompétences, c’est aussi la cristallisation de réflexes élémentaires d’ambition ou de peur.

 

La Dépression aux U.S.A.

Aux Etats-Unis, d’abord, malgré l’optimisme officiel, la dépression économique s’accentue. Les moyens classiques prévus pour redresser la situation se révèlent impuissants. Répétons-le, l’économie est commandée par des facteurs humains qui échappent à la technique. Celle-ci n’est efficace que lorsque ces facteurs n’ont qu’une faible incidence, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Pour retourner la situation, il faudrait un choc psychologique. Cela est possible. Nous avons ici même indiqué de quelles mesures il s’agirait. Malheureusement, l’état d’esprit aux U.S.A. et, disons-le, la médiocrité des dirigeants s’oppose à des moyens qui impliqueraient de grands sacrifices. Il y a des élections importantes en novembre, ce qui paralyse les initiatives hardies. On assiste au contraire aux U.S.A. à un renouveau des tendances protectionnistes que la politique exploite. Or, un repli sur soi de l’Amérique en ce moment, tendrait à paralyser le commerce international déjà menacé. La dépression américaine commence à se faire sentir au dehors. Les signes en sont nombreux, l’effondrement du taux des frêts maritimes, tombés au-dessous du niveau de rentabilité à peine au-dessus de 50% de la normale. Significatif aussi, la baisse des exportations allemandes, la chute brusque aux bourses de ce pays, l’accumulation des stocks de charbon sur le carreau des mines en Angleterre et dans toute l’Europe occidentale, la faiblesse croissante du prix des matières premières malgré les restrictions à la production, le ralentissement de la consommation du pétrole, la fin du suremploi en Grande-Bretagne, et ailleurs, etc.

 

Les Débats de Politique Étrangère en Angleterre

Sur le plan politique de grands débats qui ne sont pas académiques, se déroulent ou vont se dérouler à Londres et à Bonn.

En Angleterre, le Gouvernement vient d’essuyer une défaite totale dans l’élection de Rochdale. M. Selwin Lloyd, ministre des Affaires étrangères a été hué par les Travaillistes et entendu dans un silence réprobateur par les Conservateurs eux-mêmes parce qu’il avait manifesté avec sa froideur un peu hautaine, son scepticisme sur l’opportunité de la fameuse Conférence au sommet. Tout le monde sent à Londres que le gouvernement MacMillan a perdu la confiance de l’électorat, mais l’on ne verrait pas sans angoisse venir au pouvoir le leader d’extrême gauche, M. Bevan, partisan du désengagement européen et hostile au fond à l’Alliance Atlantique et à la coopération militaire avec les Etats-Unis, antifrançais par surcroît et germanophobe au plus haut point.

L’opinion est en outre sensible – quelle que soit sa tendance – au refus du Gouvernement de jouer les règles de la démocratie qui veut qu’après une série d’échecs aux élections partielles, le pouvoir change de main après une dissolution du Parlement et des élections générales. Joseph Alsop, le journaliste américain dont nous parlions l’autre jour, et qui se trouve à Londres, ne dissimule pas le désarroi de l’opinion britannique « qui pue le défaitisme », dit-il.

 

La Discussion au Bundestag

Le chancelier Adenauer va se trouver aussi dans le prochain débat de politique étrangère au Bundestag devant la plus difficile épreuve de sa carrière. L’opposition, sociaux-démocrates et libéraux, est déchainée et au sein de la Démocratie chrétienne, on perçoit beaucoup d’hésitation. On voudrait que soient rétablies les relations diplomatiques avec la Pologne et un examen du Plan Rapacki pour la désatomisation de l’Europe Centrale que les Soviets ont eu l’habileté de faire proposer directement à Bonn par Gomulka. Enfin, à mots couverts, une exploration nouvelle des rapports germano-russes. Le vieil homme d’Etat pourra-t-il méconnaître ce courant ? Malgré sa résolution et son habileté, il devra en tenir compte.

 

Nasser à Rome

Résurrection brusque du « néo-atlantisme » italien que Pella avait réussi à mettre en sommeil. Nasser va être accueilli à Rome officiellement, malgré les protestations des libéraux de la Péninsule. Il sera même reçu par le Souverain Pontife, non certes de gaieté de cœur mais à cause de la situation tragique des religieux en Egypte. Il ira aussi à Madrid voir Franco malgré les déboires de celui-ci au Maroc. L’Italie retrouve l’occasion de jouer de son instinct diplomatique traditionnel. La place laissée vide par les Français et les Anglais en Moyen-Orient, en Egypte surtout, est si tentante ! Et puis chassez le naturel .., il revient tôt ou tard. La politique des hommes d’Etat est toujours, dans une certaine mesure, le reflet du tempérament national, le rôle du président Gronchi a été décisif dans cet épisode, – et dans d’autres : voyage en Perse, etc. – de la politique italienne.

 

La Flambée Nationaliste

Troisième aspect du tableau, la flambée des nationalismes s’exaspère. Nasser s’est fait plébisciter en Egypte et en Syrie et a été accueilli en triomphateur à Damas. Il a fait un faux pas au Soudan, mais ce n’est que partie remise. L’appétit du dictateur n’est pas apaisé.

 

Les Élections en Argentine

Enfin, c’est la victoire écrasante en Argentine de M. Frondizi, sous la double poussée des Péronistes et des Communistes. Collusion, une fois de plus, de la démagogie dite fasciste et de l’autre. Heureusement, Frondizi est un habile. Il est plus italien qu’argentin. Le problème sera de maintenir un certain équilibre politique en se débarrassant plus ou moins de ceux qui l’ont élu. Sinon, la gabegie péroniste revenue, l’Argentine, dont l’économie est malsaine, ferait faillite en quelques mois : l’aide extérieure lui est plus que jamais nécessaire. Frondizi ne l’ignore pas. Pour éviter de s’adresser aux U.S.A., il va frapper à Bonn, à Londres et à Paris. Mais les fonds sont bas en Europe.

 

Crise en P.D.R.

Pour terminer, ne négligeons pas de signaler la nouvelle crise politique en Allemagne orientale. Tandis qu’on fête le départ de quelques bataillons russes, le « barbu » Walter Ulrich demeure seul au pouvoir, faute de volontaires collaborateurs, même le fidèle Grotewohl est allé se soigner en U.R.S.S. Si tous les pays pouvaient goûter quelques semaines du régime de la P.D.R., la face  du monde serait peut-être changée.

 

                                                                                                       CRITON