Criton – 1958-03-08 – Conflit d’Intérêts

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Le Courrier d’Aix – 1958-03-08 – La Vie Internationale.

 

Conflit d’Intérêts

 

L’évolution réelle de la conjoncture internationale est peu perceptible parce que, d’une part les manœuvres et contre-manœuvres pour la préparation de la Conférence « au sommet », de l’autre, les allées et venues de Messieurs « bons offices » entre Londres, Paris et Tunis, forment le gros plan de l’information. Pour nous, l’intérêt n’est pas là.

 

Les Soviets et l’Impérialisme Arabe

Nous avons cru noter, en effet, du côté soviétique, à certains indices légers mais précis, une modification à l’égard du nationalisme arabe, et cela est important. Car au fond, le problème d’Afrique du Nord est dominé par l’aide de Moscou. Les armes et l’argent ne peuvent continuer à affluer que si le Bloc communiste les fournit ; les autres sources, à la longue du moins, seraient taries.

Or, il n’y a jamais eu, comme nous l’avons noté à l’époque, unanimité au Kremlin sur l’appui à fournir à Nasser. Molotov était hostile à une politique offensive en Moyen-Orient. Chepilov au contraire, avait avec l’aide de l’ambassadeur russe au Caire, Kisselev, (et alors en accord avec Krouchtchev) monté le réarmement de l’Egypte et appuyé le nationalisme arabe. Après Suez et la campagne du Sinaï, revirement ; Chepilov commença à tomber en disgrâce et Krouchtchev tint Nasser à l’écart pour concentrer ses efforts sur la Syrie, tenant ainsi sur les Russes un gage et un moyen de chantage. Dans ce genre d’exercice, les levantins sont imbattables, et Staline qui les connaissait bien, préférait mystifier les Occidentaux ce qui réussissait toujours. La fusion Egypto-syrienne n’a pas été du goût des Soviets. On comprend pourquoi.

Si le panarabisme enflammé gagne par étapes tout l’Orient et finit par s’agréger en empire, si après le Yémen, la Lybie – qui serait dit-on sur le point d’adhérer à la nouvelle république arabe – et le Soudan la rejoignent, l’Irak et la Jordanie tomberont à leur tour et le Liban devra suivre. Ibn Saoud lui-même, isolé, recherchera un compromis. C’est le rêve de Nasser et il est décidé à le réaliser. Alors, la question des colonies islamiques des Soviets se poserait ; un huitième de la population soviétique est musulmane. Cela pourrait aller loin et la flambée du nationalisme partout triomphant, ne s’arrêterait pas davantage en Europe centrale. Quant à la Tunisie, Nasser n’en ferait qu’une bouchée.

Tout cela n’est évidemment pas pour demain, mais les Russes sentent la menace. Il est clair, d’autre part, qu’ils n’ont rien à gagner à l’effondrement de la France en Afrique du Nord ; sans doute pour un temps, l’Alliance Atlantique subirait-elle une rude secousse favorable aux intérêts de Moscou. Par contre, les Soviets n’auraient aucun moyen d’empêcher les Anglo-Saxons de combler le vide dans la mesure où Nasser ne serait pas là le véritable vainqueur.

Pour toutes ces raisons, l’attitude russe évolue. N’auraient-ils pas, ne fut-ce que pour des besoins tactiques, souhaité que Bizerte restât français ? On voit venir le moment où ni les Russes ni les Anglo-Saxons, bien entendu, n’auront intérêt à voir s’étendre le nationalisme arabe ; les Américains en sont déjà convaincus. Il est certain que Bourguiba n’obtiendra d’aide américaine que s’il s’entend avec Paris. Et l’aide soviétique est loin d’être assurée. Quant à Nasser, il a Salah Ben Youssef, l’ennemi de Bourguiba, dans ses murs. Du point de vue diplomatique donc, la situation est moins désespérée qu’on ne le pouvait craindre.

 

Le Déclin du Crédit Français

Moralement, c’est autre chose. On s’est étonné qu’un incident comme celui de Sakieh ait soulevé contre la France une telle vague d’indignation. De la part des Anglais, cela se comprend, ils ont oublié qu’au Kenya, ils ont exécuté soixante mille Mao Mao entre 1950 et 1954. Mais les autres ? Si notre cote a baissé à ce point, ce n’est pas tant notre politique outre-mer que notre politique financière qui en est la cause profonde. Nos perpétuels emprunts extérieurs et surtout nos dévaluations successives ont atteint, dans leurs intérêts, la plupart de nos voisins et de nos alliés. Le retrait des billets de 5.000 en 1948, la chute régulière du Franc, la dernière opération 20%, ont laissé de cruels souvenirs sur toutes les places financières où, par nécessité professionnelle on détient constamment des avoirs importants en francs. De grosses pertes ont indisposé à notre égard précisément les gens qui font l’opinion internationale. Cela n’est peut-être pas explicite, mais inconsciemment ou non, on nous tient rancune, et surtout on craint que cela ne se renouvelle. De là à mal juger nos actes et à souhaiter que nous en finissions avec nos guerres outre-mer, ce qui consoliderait nos finances, il n’y a qu’un pas. Un incident suffit pour qu’on le franchisse.

 

Les Surplus Agricoles des Etats-Unis

Passons à un sujet moins pénible : on s’est gaussé récemment dans la grande presse, de ce que le président Eisenhower a reçu un chèque de 2.000 dollars de la Banque du Sol pour n’avoir pas semé de blé dans sa ferme de Gettysburg. On s’est indigné même ; pratiquer ainsi le malthusianisme quand tant d’humains par le monde souffrent la faim ! La question est moins simple. D’abord, la Banque du sol n’a pas pour seul objet de réduire les emblavements, mais aussi de parer à l’érosion du sol qui dégrade aux Etats-Unis les terres labourées à un rythme inquiétant. Les Américains sont, en effet, encombrés depuis longtemps d’excédents agricoles dont ils souhaitent se débarrasser, ne fut-ce que pour économiser le million de dollars que leur coûte chaque jour le stockage. Ils ont réussi cette année à en distribuer pour la première fois une part importante, mais ils devront recommencer à la prochaine récolte, car si l’acréage ensemencé diminue, les rendements augmentent.

En principe, il n’y a qu’à les donner. Mais c’est là précisément la difficulté. Il y a d’abord les principaux affamés, les Chinois de Pékin qui les refusent pour des raisons politiques. Et puis il y a les autres pays exportateurs, le Canada surtout et l’Australie, encombrés eux aussi de surplus invendables, qui protestent parce qu’on leur ferme des débouchés et qu’on fait s’effondrer les cours mondiaux et ce sont des amis qu’il faut ménager. Mais ce n’est pas tout. Le blé ne se consomme pas en nature. Il faut le moudre et les pays comme l’Inde qui ont des affamés, n’ont pas les moyens d’écrasement adéquats. Rien au surplus n’est plus difficile que de faire parvenir à destination un chargement de nourriture. Il y a d’abord les marchands du pays qui font pression sur leur gouvernement parce qu’on les ruine, l’administration inefficace et souvent corrompue, s’arrange pour que les cargaisons se perdent en route et trouvent le chemin du marché noir, ou, ce qui est pire, du marché international déjà déprimé. Enfin, il faut payer le producteur, c’est l’Etat, c’est-à-dire le contribuable, qui en a la charge, cela ne va pas sans récriminations.

Ce n’est qu’à grand peine et à la suite de négociations laborieuses, que les Etats-Unis ont pu, soit sous forme de dons, soit de prêts, qui sont des dons indirects, écouler une partie de leurs surplus : l’Inde, récemment la Pologne, la Yougoslavie, la Grèce, la Tunisie, le Pakistan, le Pérou, pour ne pas citer que les principaux, ont pu absorber les produits américains dont l’exportation représente, en 1957, 2 milliards et demi de dollars, un septième de la totalité des exportations américaines. Encore ces pays ont-ils estimé qu’ils rendaient service aux Etats-Unis en les soulageant de denrées encombrantes. On souhaiterait, en effet, que tous les pays riches produisent pour les pauvres. Mais en pratique, la tâche n’est pas aisée. On a tôt fait de parler d’égoïsme. Les meilleures intentions ne sont pas toujours d’une réalisation facile.

 

                                                                                            CRITON