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Le Courrier d’Aix – 1958-03-15 – La Vie Internationale.
Heur et Malheur
Les conversations de MM. « Bons Offices » à Paris et à Tunis, le plan Gaillard du Pacte Méditerranéen, les déclarations et échanges de notes sur la procédure préalable à la « rencontre au sommet », la Conférence à Manille de l’O.T.A.S.E. où MM. Dulles, Selwin Lloyd et Pineau ont beaucoup de choses à se dire, voilà pour les chroniqueurs une matière abondante. Renvoyons là-dessus le lecteur à son quotidien habituel.
Les Tours du Colonel Nasser
Nous disions l’autre jour que le Kremlin n’était pas satisfait de l’Anschluss syro-égyptien. Un communiqué du Ministre des finances de Nasser nous apprend que « la Livre égyptienne sera désormais la seule base de toutes les transactions extérieures, importations et exportations. »
Cela n’a l’air de rien mais signifie beaucoup. En effet, le bloc soviétique avait, grâce aux accords de troc, armes contre coton, acquis sur le marché égyptien, une position privilégiée ; près de la moitié du coton passait aux pays de l’Est. Ils l’avaient acquis à un prix supérieur au cours mondial (mais les marchandises qu’ils livraient en échange étaient aussi coptées au prix fort), ce qui leur permettait de revendre le coton égyptien à un taux inférieur, aux pays d’Occident. C’est ainsi que nos exportateurs achetaient le coton égyptien à la Tchécoslovaquie qui se procurait des devises par ce moyen. Désormais, les pays des deux Blocs payeront leurs achats directement en monnaie égyptienne.
En fait, les Russes seront évincés. Mais cela ira plus loin. Les Soviets avaient conclu des accords de troc similaires avec la Syrie et avaient entrepris par ce moyen un vaste programme d’industrialisation dont nous avons donné les détails en son temps. La Syrie faisant maintenant partie de la nouvelle République arabe unie, il se pourrait que les Soviets soient obligés de réviser leur politique. Si la Syrie refuse aussi de payer en marchandises, ils devront ou renoncer à leurs plans ou le réaliser à fonds perdus. Leur désintéressement sera mis à l’épreuve.
La République Palestinienne
Nasser, par ailleurs, ne perd pas son temps. Il ferait proclamer, dans l’enclave de Gaza où sont rassemblés des réfugiés palestiniens qui ont quitté Israël après la guerre de 1948, une nouvelle République palestinienne, fédérée à la République arabe unie ; ce qui va créer de sérieux embarras à la Jordanie qui abrite le reste desdits réfugiés. L’exploitation des réfugiés est décidément un moyen politique où les Arabes excellent.
Il y a aussi celle des complots : tandis que Bourguiba accusait Nasser de le vouloir faire assassiner, Nasser, lui, montait un complot semblable dont l’instigateur était le roi Ibn Saoud d’Arabie lui-même, avec l’aide, bien entendu, de quelques agents britanniques et américains, et chèques à l’appui ; une histoire assez feuilletonesque, mais propre à soulever l’indignation des masses arabes.
L’Alliance des Rois
La lutte entre Nasser, aidé du colonel Saraj de Syrie, contre le club des rois Fayçal, Hussein, Saoud devient chaude. En fait, c’est la lutte entre les possesseurs du pétrole et ceux qui en sont dépourvus et le convoitent. Les rois sont en alerte. Pour faire face à Nasser, ils cherchent à rassembler en une fédération tous les maîtres du pétrole, y compris les Cheikhs de Kuwait et de Bahreïn. Les Anglais ne voient pas cette ébauche d’association d’un œil favorable. Ils ont peur pour leur pétrole de Kuwait qui représente 10% de leurs rentrées en Sterling, le Sheik versant ses royalties à Londres. Comme on le voit, les affaires du Moyen-Orient n’ont pas tendance à se simplifier. Elles tiennent le monde Occidental en haleine, qui a là des intérêts primordiaux. Heureusement, entre la mèche et le baril de poudre, il y a toujours un petit espace.
La Guerre Civile en Indonésie
En Indonésie malheureusement les antagonistes n’ont pas les mêmes ressources d’éloquence et d’imagination. C’est bien vers la guerre civile qu’on va. Elle a déjà commencé. Derrière les deux gouvernements, le « rebelle » de Padang à Sumatra et « l’officiel » de Djakarta, se tiennent face à face les deux Blocs. Soekarno a pris l’offensive avec des armes fournies par l’U.R.S.S. Les Américains attendent d’en avoir la preuve pour en accorder aux rebelles. Il se fait tellement de propagande dans ces détroits de Singapour qu’il sera bien difficile de s’y reconnaître. Les Etats-Unis ont fait évacuer leurs nationaux, en l’espèce les techniciens de la « Caltex » qui exploite les pétroles du centre de Sumatra. Ce qui leur permet d’avoir des navires de guerre dans les parages.
Nous avons déjà souligné l’importance de l’affaire. Le point obscur demeure l’attitude des Japonais qui convoitent les richesses des îles et aussi des Anglais qui sont en posture délicate à Singapour et en Malaisie et ne voudraient pas compromettre leurs relations avec la nouvelle République malaisienne.
Le jeu des Orientaux du Sud-Est asiatique est très différent, mais tout aussi complexe et encore plus difficile à démêler que celui des maîtres du Moyen-Orient. En attendant M. Ngo Dim Diem va venir en visite officielle à Paris, ce qui montre que l’on tient à Saïgon à maintenir l’équilibre des influences. Qui sait si Bourguiba ne reviendra pas dans quatre ans saluer notre Président de la République ?
La Dépression aux Etats-Unis
La dépression américaine suit son cours ; on en est officiellement à 5.200.000 chômeurs. Dépression curieuse et déconcertante puisqu’en même temps l’indice des prix aux Etats-Unis a battu en janvier tous les précédents records. Les économistes sont divisés sur les mesures à prendre ; les responsables, encore davantage. Grands travaux ou réduction des impôts ? Mais cela ne va-t-il pas relancer l’inflation qu’on combat depuis trois ans ; l’abaissement du taux d’escompte et l’élargissement du crédit n’ont pas donné les résultats attendus.
Hasardons-nous à un pronostic : la dépression américaine n’ira pas beaucoup plus bas parce que la situation économique est saine et que le niveau actuel est près du minimum indispensable au maintien de l’activité normale des affaires que le pouvoir d’achat toujours aussi élevé entretient. Mais l’expansion est finie pour assez longtemps, et la reprise sera lente et n’ira pas très haut. La dépression est d’ordre moral.
La Crise Morale Anglaise
C’est en Angleterre que le désarroi intérieur est le plus aigu. L’article de J. Alsop sur le défaitisme britannique que nous citions l’autre jour a fait effectivement grand bruit. Les personnalités les plus en vue ont protesté, mais les faits demeurent ; la peur atomique étreint les Anglais et ils veulent qu’on fasse quelque chose à n’importe quel prix : désengagement en Europe centrale et occidentale, renonciation unilatérale, au besoin, aux engins nucléaires. Il faut que cela change. Au moment où nous cherchons en France, avec notre sens juridique que le monde nous envie, la formule magique pour ne pas changer de ministère tous les six mois, tout en conservant le droit de le faire, en Angleterre comme aux Etats-Unis d’ailleurs on verrait volontiers de nouvelles têtes au pouvoir. Eisenhower, Dulles, MacMillan et Selwin Lloyd ne sont plus du tout populaires. Malheureusement, on n’a pas les moyens parlementaires de les mettre à l’écart et on ne voit pas non plus l’homme ou les hommes qui les remplaceraient avantageusement. Les opposants désignés n’inspirent pas plus de confiance que les titulaires. Vous voyez à quel point, nous Français, qui n’avons pas ce souci mais plutôt l’embarras du choix, méconnaissons notre bonheur.
CRITON