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Le Courrier d’Aix – 1958-06-07 – La Vie Internationale.
Détente
On conçoit avec quel soulagement l’Étranger a accueilli la fin de la crise française ; certains commentateurs sont un peu dépités de s’être laissé gagner par une émotion excessive. Cependant, il est rare qu’un événement de portée internationale comporte un dénouement aussi facile à prévoir, lorsqu’on en connaît les données essentielles. Le prestige français s’est accru, pour mieux dire, il s’est trouvé restauré.
En effet, par les réactions enregistrées à l’extérieur, on constate que l’on se représentait une France déchirée, dominée par des factions hostiles prêtes à s’affronter. On a, au contraire, été frappé par le calme exceptionnel de l’ensemble de la population, le caractère purement symbolique des manifestations et surtout l’échec des tentatives de grève parmi les travailleurs qu’on croyait dociles aux mots d’ordre du communisme. On a admiré, sans ironie, la parfaite ordonnance du processus constitutionnel et le jeu excellent des acteurs de ce mélodrame politique, un peu long mais si bien conduit. Alors que l’on prévoyait la fin de la Quatrième République, on reconnaît qu’après un entracte indispensable, le jeu des institutions reprendra son cours. Ce qui étonne et qui est même regretté par certains, c’est que, sauf événement extérieur, le retour aux rites du passé paraît certain. Le vieil ordre, avec ses apparences d’anarchie et de confusion a de solides assises. A cet égard, les prévisions les plus optimistes ou pessimistes, selon le point de vue, sont largement dépassées.
Les Craintes de l’Allemagne Fédérale
Donc nos amis du dehors se réjouissent et nos ennemis sont déçus. Une seule exception, l’Allemagne fédérale. On n’est pas rassuré. On craint que les traces des drames passés ne redeviennent sensibles, que la réconciliation franco-allemande ne soit remise en question et aussi la Communauté Européenne, surtout maintenant que l’Allemagne, par son extraordinaire essor économique, représente à elle seule une puissance aussi grande que tous ses partenaires réunis. Ces inquiétudes ne sont pas fondées, tout au moins à long terme. La collaboration franco-allemande est imposée à la fois par la géographie actuelle de l’Europe et par le sens même des relations économiques. Si l’on cherchait à modifier cette orientation, l’échec serait manifeste.
Le Dr Schneider, Ministre en Sarre
Si l’on en voulait la preuve, on la trouverait dans une récente interview du Dr Schneider, devenu Ministre de l’économie de la Sarre. On se souvient des discours enflammés de ce personnage, lors du plébiscite qui décida du rattachement du territoire à l’Allemagne. A l’entendre on croyait Hitler ressuscité.
Or, le voici devant des réalités déplaisantes, qui se demande comment faire face aux difficultés qui vont accabler l’économie sarroise quand l’intégration économique du pays à l’Allemagne sera définitive en 1960 : « l’économie sarroise va subir un gros choc, dit-il ; toutes nos industries de transformation vont perdre une partie de leurs clients qui se tourneront vers les marchés allemands. Nous craignons que l’industrie sarroise ne perde 30% de son activité. La situation serait pire encore si nous perdions nos débouchés sur la France. Nos industries de transformation vendent 40% de leurs produits à la France contre 5% à l’Allemagne. Nous demanderons à celle-ci un régime de faveur, mais l’Allemagne fédérale est dure (sic), dit-il ». Et de conclure en demandant l’institution d’une commission mixte sarroise qui aurait pour objet de conserver ce pourcentage de ventes en France à la Sarre, par la substitution de nouveaux articles à ceux qui ne trouveraient plus d’acheteurs dans le territoire. On voit où en est ce farouche adepte du nazisme. Décidément nous sommes à l’heure des grandes conversions !
Le Duel Tito-Krouchtchev
Le duel Tito-Krouchtchev continue. Au lendemain d’un télégramme aimable pour son anniversaire, Tito a reçu la nouvelle de la suspension pour cinq ans de l’aide soviétique à la Yougoslavie. Tito a pris très mal la chose et entend obliger la Russie à tenir ses engagements.
Comment, dit-il, vous refusez à un pays communiste une assistance que vous prodiguez à Nasser qui met les communistes en prison et si vous reniez les accords conclus, quelle confiance auront dans votre parole les autres pays auxquels vous multipliez les promesses. Et de demander à défaut des 280 millions de dollars stipulés, une indemnité compensatrice. Le coup portera. Nasser va venir à Belgrade et tous les arabo-asiatiques suivront avec intérêt leurs entretiens.
Les Soviets se sont mis dans un mauvais cas que les prétendues divergences idéologiques ne peuvent masquer. Nous avons expliqué pourquoi Krouchtchev s’était vu contraint à cette défection. Elle peut lui coûter cher chez les sous-développés qui hésitent entre l’assistance américaine et la sienne. Krouchtchev ne pourra pas prétendre qu’il n’attache au concours de l’U.R.S.S. aucune condition d’ordre politique.
Malaise Social en Angleterre
La situation sociale demeure tendue en Angleterre. La grève des autobus londoniens achève sa cinquième semaine ; 19.000 dockers refusent de décharger les navires qui ravitaillent la capitale. Les pourparlers interrompus puis repris à plusieurs reprises entre les administrations et les syndicats ont une fois de plus échoué. Le gouvernement MacMillan qui a amélioré au cours des derniers mois la position de la Livre, ne veut pas ranimer l’inflation par de nouvelles hausses de salaires et de prix. Le malaise social est fortement ressenti par l’ensemble de la population qui n’ose prendre parti.
En principe, les grèves ont une raison professionnelle, soit le relèvement des rémunérations, soit aussi des questions d’embauche comme chez les dockers. Elles ne sont pas politiques en ce sens que si le Gouvernement conservateur est critiqué, un gouvernement travailliste ne se trouverait pas à l’abri des mêmes difficultés. Cela s’est d’ailleurs produit dans le passé.
Ces grèves traduisent un mécontentement diffus que l’on retrouve dans d’autres couches sociales, la jeunesse universitaire et les intellectuels et même les gens d’affaires. Le poète Spender disait à propos de l’exode des réfugiés de Hongrie que dans son propre pays, l’Angleterre, ce n’était pas deux, mais cinquante pour cent des jeunes qui souhaiteraient émigrer si on leur en donnait les moyens. Le même phénomène existe en Suède avec des manifestations différentes, mais aussi symptomatiques d’un malaise social et moral difficile à définir.
Dans un colloque organisé pour étudier la question, un jeune Anglais déclarait en substance :
« On nous a donné un système d’assurance qui couvre tous les risques de la vie depuis le berceau jusqu’à la mort. Ce cadeau nous gêne. Nous n’avons pas l’impression de l’avoir gagné. Il ne nous reste rien d’essentiel à réaliser par nous-mêmes, et nous n’avons aucune chance, en exerçant nos talents, de dépasser une certaine médiocrité qui nous est imposée par les lois ».
L’égalitarisme n’est pas l’égalité, disait un de nos ex-ministres.
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