Criton – 1958-09-27 – Considérations Actuelles

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Le Courrier d’Aix – 1958-09-27 – La Vie Internationale.

 

Considérations Actuelles

 

Les événements sous les feux de la rampe suivent leur cours, tant en Extrême qu’en Moyen-Orient et à Chypre, c’est-à-dire qu’on n’enregistre rien d’imprévu ; un jour plus optimiste, le lendemain plus sombre ; l’opinion ne s’en détourne pas pour cela des petits problèmes quotidiens. La grande presse internationale lui en fait reproche : apathie du public ; ce n’est pas tout à fait juste. En politique extérieure, il ne croit pas à la guerre parce qu’il sent qu’aucun protagoniste n’y est pour le moment décidé. En politique intérieure, parce qu’il a dans sa majorité cessé de penser qu’un parti a tort et l’autre raison et qu’ils apportent aux grands problèmes une solution toute faite.

 

L’Opinion et la Politique

C’est ce que montre une récente enquête en Angleterre auprès des jeunes que l’on accuse d’indifférence. La plupart des réponses se résument en ceci. Nous ne nous désintéressons pas de la politique parce que nous n’adhérons à aucun parti. Nous cherchons à penser par nous-mêmes et nous constatons que Conservateurs et Travaillistes réagissent en fonction de leurs préjugés et que la réalité est tout autre.

Cette constatation est intéressante à plus d’un titre. Elle nous ramène à nos précédentes réflexions : le monde actuel évolue de plus en plus dans des directives diamétralement opposées. D’un côté en Occident, le citoyen cherche à former sa propre opinion en dehors de tout conformisme, d’où une diversité de plus en plus marquée des attitudes personnelles sur lesquelles la propagande a de moins en moins de prise. De l’autre, au contraire, le lavage des cerveaux est de règle et la contrainte physique interdit à l’individu toute réaction propre. Il pense et agit par ordre. Cela sans doute n’est pas nouveau, mais l’abîme entre deux humanités se creuse chaque jour davantage. Dans un monde aux communications si rapides et faciles où les contacts se multiplient, il n’est rien de plus tragique.

 

Divergence des Idées et des Mœurs

Ce ne sont pas seulement les idées, mais aussi les mœurs qui divergent. Les derniers incidents entre l’Est et l’Ouest le montrent. La lettre de Krouchtchev à Eisenhower était rédigée en des termes d’une telle insolence, que le Président pour la première fois dans les annales diplomatiques modernes en a fait retour à l’envoyeur. Les propos du même Krouchtchev sur le Général de Gaulle et le Chancelier Adenauer révèlent la même goujaterie. Dans l’ordre moral encore, on voit en Chine, après l’U.R.S.S., la délation élevée à la hauteur d’une institution et considérée comme un devoir, alors qu’elle est pour nous la dernière abjection.

Comment réagissent au fond d’eux-mêmes les hommes ?

 

Le Rire et le Silence

Ce qui frappe tous les observateurs non prévenus, quand ils franchissent le rideau de fer ou de bambou, c’est la tristesse et le silence qui y règnent. Passé la limite, on n’entend plus rire, et cela particulièrement en Chine. Ce peuple insouciant et gai n’est plus qu’un troupeau muet et apeuré. Aucune race cependant n’était mieux portée à former des capitalistes. Aussi avide qu’honnête et poli, le commerçant chinois est le plus habile du monde. Il a fait partout sa fortune ; et individualiste par surcroit. A aucun peuple dans l’histoire, on n’a fait subir une pareille violence. Les Occidentaux au contraire, suivent librement leurs penchants naturels qui sont loin d’être tous bons et louables mais qui les rendent satisfaits, même quand ils prétendent le contraire. Et d’ailleurs, l’émigration est à sens unique. Personne de ce côté-ci, pas même et surtout pas les fidèles, ne demandent à vivre de l’autre. On va aux Amériques, même si souvent qu’on s’y ennuie, pour y jouir d’un meilleur sort. Cette violence faite à la nature humaine, pourra-t-elle durer indéfiniment ? L’instinct de ces peuples opprimés ne les forcera-t-il pas à se débarrasser de leurs maîtres ? A moins qu’il n’y ait pas de nature humaine, comme le veulent les biologistes officiels du marxisme léninisme, et que l’homme ne soit qu’un animal dressable comme le chien et ses compagnons de cirque. L’avenir nous répondra-t-il ?

Nous nous excusons de ces réflexions en marge de la politique internationale. Elles nous paraissent toucher un problème fondamental dont dépend l’avenir de l’humanité et il nous semble qu’il n’a jamais été aussi évident qu’aujourd’hui.

 

Le Pool de l’Étain

Revenons aux faits. Beaucoup de choses intéressantes en dehors des grands titres, et d’abord l’effondrement du Pool de l’étain. Les grands producteurs de ce métal avaient établi une entente pour ajuster leurs offres à la demande décroissante due à l’affaiblissement de l’économie américaine et à un moindre emploi de cette matière par l’industrie. A grand peine, le comité maintenait un prix plancher de 730 livres la tonne. Pour l’acculer à la faillite, les Russes ont déversé sur le marché mondial des quantités croissantes d’étain à des prix inférieurs. Les stocks grossissaient et leur financement devint intolérable. Les Gouvernements anglais et hollandais avaient récemment contingenté les ventes russes, mais celles-ci trouvaient preneur ailleurs. Cette chute des cours atteindra surtout la Malaisie et sérieusement aussi l’Indonésie et la Bolivie, dont les communistes avaient essayé à diverses reprises de faire des satellites. Des mines devront fermer et le chômage s’ensuivra. Les Soviets espèrent tirer une revanche par la misère. Ils avaient intérêt à montrer qu’ils avaient intérêt à montrer qu’ils étaient en mesure de faire échec à toute entente internationale visant à maintenir les prix de matières produites par les pays sous-développés qui demandent une stabilisation indispensable au maintien de leur économie. Il sera intéressant de voir comment les grands pays industriels réagiront pour les tirer d’affaire.

 

Le Sauvetage financier de l’Inde

Dans un domaine voisin, l’Occident vient de se décider à sauver l’Inde d’une faillite inéluctable. Le plan quinquennal hindou trop ambitieux ne pouvait  être réalisé que par un crédit de l’extérieur de l’ordre d’un milliard de dollars. La politique neutraliste de Nehru faisait hésiter les Etats-Unis, et les Anglais n’ont pas de moyens suffisants. Pour la première fois, la solidarité internationale jouera : les Américains ajouteront 300 millions aux 300 déjà accordés au début de l’année. Les Anglais un peu plus de cent, l’Allemagne de l’Ouest, le Canada et même le Japon consentiront des crédits, et la Banque internationale qui coordonnera ces prêts fournira 85 millions. Le tout pare au plus pressé en attendant que le Congrès des Etats-Unis vote davantage.

L’enjeu est d’importance, car l’échec du plan hindou aurait renforcé la position des communistes déjà installés dans un Etat de la presqu’ile, le Kerala, au Sud. Au contraire, le progrès d’ailleurs difficile, de ce grand pays de 400 millions d’âmes, grâce à la collaboration du capital international servira d’exemple à ceux de l’Asie du Sud-Est qui oscillent entre les méthodes de Pékin et l’aide de l’Occident. Par ailleurs, les relations de l’Inde avec le Bloc sino-russe se sont relâchées. Les Soviets n’ont pas continué l’aide promise et il semble que la compétition économique entre les deux blocs intéresse moins les Soviets. Sans doute réalisent-ils qu’ils n’ont pas les moyens de poursuivre.

 

La Conférence de Montréal

Très intéressant aussi, toujours pour l’aide aux sous-développés, la Conférence du Commonwealth qui s’est tenue à Montréal. Les Anglais, malgré leurs difficultés financières se sont engagés à fournir aux membres de la Communauté, pays libres et colonies, des crédits annuels de 200 millions de livres (240 milliards de francs). Un effort nouveau est fait pour resserrer les liens de solidarité économique entre les pays sous-développés et les nations industrielles. Le Fonds Monétaire et la Banque Internationale vont, sur l’initiative d’Eisenhower, doubler leurs moyens de crédit. On espère par …………………………………………………………………………………. (à compléter)

 

 

                                                                                                       CRITON

 

Criton – 1958-09-20 – Problèmes Sociaux

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Le Courrier d’Aix – 1958-09-20 – La Vie Internationale.

 

Problèmes Sociaux

 

Le conflit de Formose demeure au bord de l’abîme. Ni les Chinois, ni les Américains ne paraissent prêts à le franchir. L’attitude russe, véhémente en paroles, reste au fond énigmatique.

 

Une Réforme Sociale en Chine

Cependant, un événement peu commenté jusqu’ici jette sur la situation une certaine lumière. C’est la publication par la presse de Pékin d’une vaste réorganisation intérieure qui doit, une fois de plus, transformer l’existence de ces 600 millions d’êtres humains. Il ne s’agit de rien moins que de la réalisation du communisme, qui n’était jusqu’ici qu’ébauché. Système politico-social qui dépasse de loin l’organisation soviétique. En voici les traits principaux :

Au cours des six prochaines années, la totalité du peuple chinois sera divisée en « Communes du peuple » ; chacune d’elles comprendra dix mille familles, en moyenne 50.000 individus. Ils seront « soumis à une discipline militaire, comme s’ils étaient en guerre » et mèneront une « vie collective » ; cela concerne les paysans. Ils étaient jusqu’ici groupés sur le modèle russe des Kolkhoses ; ceux-ci, contrôlés par l’Etat, étaient en principe autonomes et ses membres se partageaient les produits de la récolte. Le paysan chinois avait comme le russe, un petit lopin de terre qu’il cultivait lorsqu’il avait exécuté le travail imposé par la collectivité. Ces Kolkhoses vont être supprimés : de la forme coopérative, ils passeront à la propriété d’Etat. De plus, la nouvelle commune devra contribuer à l’industrialisation du pays. Ses habitants seront, selon les besoins, tantôt paysans, tantôt ouvriers.

Mais cette révolution sera encore plus profonde socialement. Les femmes, libérées du travail domestique, seront, comme les hommes, employées aux champs et à l’usine ; les enfants seront confiés à des asiles-écoles, tandis que des équipes spécialisées s’occuperont de la préparation des repas pris en commun dans des restaurants municipaux. Les familles ne seront plus réunies que pour dormir. De plus, les travailleurs ne toucheront que 80% du salaire prévu, le reste étant réparti sous forme de prime entre ceux qui se seront distingués par leur zèle (système stakhanoviste du travail aux pièces en honneur en U.R.S.S.).

Enfin, pour achever ce tableau du paradis communiste, chaque commune de 50.000 habitants sera encadrée par 2.400 policiers qui veilleront à la bonne marche de la Société, un pour vingt personnes.

Espérons que les fidèles du régime en Occident, pourront s’inscrire pour goûter le bonheur des Chinois.

 

Un Plan déjà ancien

Le nouveau pas en avant du collectivisme chinois était préparé de longue date. Rappelons pour mémoire l’enquête de Robert Guillain sur la Chine, « La fourmilière bleue » que nous avions commentée ici. Rappelons aussi que lorsque fut proclamée la « doctrine des cent fleurs » selon laquelle plusieurs voies pouvaient mener au socialisme, nous pensions que ce libéralisme inattendu n’avait d’autre but que de faire sortir de la clandestinité tous les opposants au régime pour les décapiter plus aisément, ce qui fut fait d’ailleurs.

L’attaque actuelle de la Chine rouge contre Quemoy n’a sans doute pas d’autre but que d’étouffer l’effroi que cette réforme doit provoquer dans les masses par une exaltation de nationalisme effréné et de xénophobie violente. Elle est d’ailleurs organisée par des parades monstres où des millions de Chinois ont dû manifester leur haine des Américains et de la « clique Chang Kaï Chek », ces derniers jours. La tactique n’est pas nouvelle. Les Soviets en ont abondamment usé, un peu trop peut-être.

 

Le Péril jaune et les Soviets

On peut se demander ce que pensent les Russes, et particulièrement Krouchtchev, aujourd’hui seul maître de toutes les Russies, de cette Chine qui s’annonce ? Le péril jaune n’est plus un mythe et Staline ne le méconnaissait pas. On applaudira, bien sûr, à cette réalisation du communisme intégral, mais la politique et la doctrine sont deux. On dit que les Chinois, eux aussi, s’intéressent à l’arme nucléaire et qu’ils ne sont pas éloignés de la produire. C’est alors, si tout va au gré de Mao Tsé Tung, que l’on pourrait assister à un changement de l’attitude soviétique dans le monde.

Nous n’irons pas jusqu’à dire que l’aube de cette transformation s’est déjà levée. Cependant, à certains signes que rapportent de bons observateurs à Moscou, la chose n’est pas impossible.

 

L’Évolution Sociale en U.R.S.S.

En outre, sur le seul plan social, la Russie soviétique ne s’oriente nullement vers le collectivisme intégral. Krouchtchev promet de rattraper les Américains en production de biens de consommation. Le niveau de vie en Russie, quoiqu’encore très bas, se relève peu à peu et par là même se forme une classe moyenne qui constitue le noyau d’une bourgeoisie nouvelle. Les classes, au lieu de se fondre, se divisent de plus en plus largement. Le chemin sera long, mais il est irréversible. Pour fixer les idées, nous relevions dans une étude technique un fait très révélateur. Tandis qu’en France la quantité de monnaie en circulation représente 152 dollars par habitant (en pouvoir d’achat), elle n’est en Russie que de 24 … 10.000 francs contre 60, chiffres ronds, écart d’autant plus significatif qu’aucun paiement entre particuliers ne se fait par chèque en U.R.S.S.

 

L’Exemple Danois

Ceci nous amène, puisque l’actualité ne présente pas d’événement d’importance, à d’autres considérations d’ordre social international. A l’autre extrémité de l’échelle des niveaux de vie, (les Etats-Unis mis à part), nous trouvons les Pays scandinaves où les réformes sociales ont atteint leur but. Récemment, le cerveau du Parti socialiste danois au pouvoir, Viggo Kampmann, ministre des finances, tenait à un correspondant italien des propos d’un grand intérêt : il reconnaissait que son Parti était en crise et que la population n’était pas satisfaite. Il l’expliquait ainsi : notre programme social est maintenant épuisé : on ne peut aller au-delà. Le problème est celui-ci : que va faire l’Etat providence ? C’est un grand problème. Nous avons, nous socialistes, dit-il, un objectif précis. Nous voulons élever le niveau de vie par une augmentation de la productivité – et il ajouta, ce qui peut surprendre dans la bouche d’un socialiste -, nous devons d’abord encourager dans toute la mesure possible l’initiative privée. Nous sommes hostiles à toute nationalisation, ce processus qui a fait son temps, car l’entrepreneur privé est plus efficace sur le plan économique que l’administration de l’Etat. A cette supériorité économique s’ajoute un meilleur équilibre social. De plus, « quand l’économie tombe entre les mains de l’Etat, la liberté individuelle est en péril » (sic). Sans doute, il y a des cas où l’Etat doit intervenir parce que les particuliers, dans un petit état comme le Danemark, ne disposent pas de capitaux suffisants. Il faut, dit alors le Ministre, séparer rigoureusement les deux secteurs en évitant de créer une concurrence entre l’Etat et l’entreprise privée, et cela dans l’intérêt général.

Rien de plus significatif que ces propos, que nous reproduisons en substance. Ce retour au libéralisme qui est perceptible également chez les Socialistes de pays les plus avancés, en Allemagne occidentale et même en Angleterre (le récent Congrès des Trade-Unions le dissimule à peine) est imposé par l’expérience et surtout par la pression puissante de l’opinion des particuliers, dont l’initiative est paralysée par des impôts trop lourds et des restrictions douanières qui pèsent sur le bien-être de chacun et brise son élan vers une vie plus large. Ceux qui veulent comprendre où va le Monde, et où il veut aller, méditeront ces exemples divergents, la Chine rouge, le Danemark. Ils verront où tend le progrès si aucune catastrophe n’en entrave la marche.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1958-09-13 – Coup d’Arrêt

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Le Courrier d’Aix – 1958-09-13 – La Vie Internationale.

 

Coup d’Arrêt

 

La guerre d’Extrême-Orient n’aura pas lieu. Telle est aujourd’hui l’impression générale qui confirme notre sentiment. La crise n’en est pas pour cela résolue. Elle promet des épisodes divers, simultanément diplomatiques, à Varsovie et à l’O.N.U., et militaires autour des îles et du détroit de Formose.

 

Le Repli Chinois

Le schéma est simple : les Chinois de Pékin appuyés, avec quelque réticence par Krouchtchev, ont sondé la détermination américaine qui s’est peu à peu raidie. La propagande sino-russe a donné de tous ses moyens, sans grand résultat d’ailleurs. C’est le fait le plus caractéristique de ces derniers mois : dans aucun domaine l’opinion ne s’émeut. On est saturé de propagande et l’on ne croit plus aux menaces communistes. Les Chinois vont donc essayer de la négociation, tout en bombardant les îles côtières. Les incidents continueront, savamment équilibrés, mais on évitera le duel ouvert.

 

La Résistance des Etats-Unis

La fermeté des Américains qui a réussi en Moyen-Orient, comme en Extrême-Orient, n’a pas désarmé pour cela les capitulards de toujours, plus par passion partisane, espérons-le, que par conviction. Les Travaillistes anglais et, aux Etats-Unis certains Démocrates, comme l’ex-secrétaire d’Etat Acheson, voudraient qu’on restitua les îles côtières à Mao Tsé Tung, qu’on neutralise Formose sous l’égide de l’O.N.U. et que l’on admette la Chine communiste à l’assemblée internationale, c’est-à-dire que l’on liquide Chang Kaï Chek. Inutile de dire qu’aucun Gouvernement américain, fut-il démocrate, ne se résoudrait à ce qui équivaut à une capitulation. Les Travaillistes anglais et même M. Bevan s’il était au Foreign-Office accepteraient-ils une solution dont la première conséquence serait la livraison de Hong-Kong à la Chine rouge. Celle-ci a d’ailleurs, juste avant d’entreprendre le bombardement de Quemoy, lancé des attaques verbales contre l’Administration britannique du grand port, dernier bastion anglais dans les mers de Chine. Quel gouvernement anglais risquerait devant ses électeurs un tel abandon ? Sans doute personne ne se soucie de mourir pour Quemoy, comme jadis pour Dantzig. Mais on est mort par la suite pour bien autre chose, pour Londres et Paris, par exemple.

Le gouvernement Eisenhower est certainement mal engagé dans l’affaire, mais il ne peut reculer. Il ne peut abandonner ni Formose, ni Chang Kaï Chek, sans ouvrir la voie à d’autres invasions. Corée du Sud, Vietnam, Laos, etc. En cédant, il étendrait le pouvoir de Mao à tout ce qui est chinois, sur tous ceux qui en Chine même résistent et sur les vingt-cinq millions d’autres Chinois répandus dans le monde pour lesquels la Chine nationaliste représente, pour les uns un espoir, pour les autres une raison de rester neutres ou prudents. Ralliés à la Chine rouge, ces masses plus ou moins compactes et puissantes dans le Sud asiatique, prépareraient la conquête de toute cette région du monde par le communisme. L’enjeu de ces petits îlots côtiers est donc d’une importance hors de proportion avec leur intérêt stratégique.

 

En Moyen-Orient

En Moyen-Orient, rien de nouveau. M. H. a fait sa tournée sans résultat. Anglais et Américains sont toujours en place et en force. La Ligue arabe ressuscitée a rallié le Maroc et la Tunisie. C’est bien l’Irak, comme nous le pensions, qui a pris l’initiative de lui rendre l’activité. Nasser continue à vitupérer les Anglo-Américains, mais on ne sait trop si ses relations avec la Ligue Arabe vont à souhait. N’envisage-t-elle pas de proposer pour la Présidence de l’O.N.U. le Ministre soudanais des Affaires étrangères qui n’est pas précisément de ses amis ? En attendant, le calme relatif est revenu à Beyrouth et le roi Hussein tient toujours à Amman sous la protection des parachutistes anglais ; la partie continue, l’O.N.U. est là pour accueillir le prochain épisode.

 

A Chypre

A Chypre, par contre, les affaires vont toujours mal. Enregistrons notre erreur : nous avions l’impression, au début de l’été, que le Gouvernement d’Athènes, malgré les pressions intérieures, avait hâte d’arriver à un compromis au moins provisoire. Il a besoin de crédits, particulièrement à l’O.E.C.E. et il n’en peut obtenir qu’en mettant l’affaire cypriote en sommeil. Les Britanniques ont tout essayé : le gouverneur Foot a échoué. Il est rentré à Londres pour proposer de faire revenir l’archevêque Makarios dans l’Île ; celui-ci ne paraît pas disposé à accepter, et au sein du Cabinet anglais cette éventualité est susceptible de provoquer une crise que les Conservateurs, peut-être, à la veille d’élections, ont intérêt à éviter.

Nous persistons d’ailleurs, malgré de loyaux efforts, à ne pas comprendre pourquoi les parties en cause refusent de s’entendre. Le problème paraît simple. Les Anglais n’ont aucun intérêt à gouverner l’Île. Il leur suffit d’y conserver leurs bases militaires et ni Athènes, ni Makarios ne leur ont contesté ce droit. Par ailleurs, le conflit entre Grecs et Turcs pourrait être résolu par la ségrégation, seule solution durable ; sans admettre le partage entre Grèce et Turquie qu’Athènes ne veut pas, il suffirait que les deux communautés isolées reçoivent leur autonomie propre. Pour quelques 80.000 Turcs, la question matérielle n’est pas insoluble. Sont-ce les passions politiques et raciales ou des combinaisons d’intérêts qui s’y opposent ?

 

Les Conflits Raciaux en Grande-Bretagne

Il est certain que les antagonismes raciaux si profitables au communisme, ne font que s’exaspérer. Après Little Rock aux U.S.A., voici que les Anglais ont affaire à des rixes entre noirs et blancs à Nottingham et à Londres. Il y a longtemps du reste que les Britanniques supportent mal l’immigration croissante des noirs antillais dans leur pays. Les Anglais ne sont pas xénophobes lorsqu’ils sont hors de leur île. Mais, on l’a vu pour les mineurs italiens, ils n’aiment pas qu’on s’installe chez eux. On accuse de ces rixes la jeunesse dévoyée, les « teddy boys », les fascistes, s’il en est encore, de Sir Mosley et aussi les communistes qui évidemment soufflent le feu. Mais il y a là une réaction proprement britannique, qui couvait depuis longtemps. Le Gouvernement se résoudra-t-il à limiter l’entrée des sujets du Commonwealth ? ceux de couleur bien entendu. C’est une très grave question tant morale que politique, un cas de conscience qui soulèvera les passions. Il y a cependant dans les pays d’Europe et aux Etats-Unis, un problème de la préservation de l’intégrité de la race blanche. On évite de l’aborder. Convenons qu’honnêtement il se pose et pas seulement pour les Anglo-Saxons.

 

La Politique Extérieure Française

Le développement de la politique extérieure française va subir sa première épreuve sérieuse avec la rencontre Adenauer-De Gaulle. Ce n’est un mystère pour personne que l’orientation de notre diplomatie préoccupe nos partenaires européens. Deux faits récents les ont alertés. D’abord, l’accord conclu en hâte entre la France et l’Egypte, qui se traduit par l’octroi à Nasser de crédits importants ; 12 milliards au moins, peut-être 25. Les Anglais qui continuent à négocier avec Le Caire de façon serrée, n’ont pas caché leur dépit. Puis il y a eu à Genève la publication par nos experts de secrets français sur la technique employée dans le domaine nucléaire, secret que les Anglo-Saxons voulaient préserver. Quelques remarques amères du côté anglais, justifiées ou non, contre ce que l’on pense être le prélude à une bombe A française. Enfin, il y a surtout les plans plus vastes de coopération européenne,  Marché Commun et zone de libre-échange, qui sont en sommeil pour ne pas dire plus. Le malaise européen devant un renouveau de nationalisme français est certain. Ce préjugé défavorable perceptible dès l’avènement du nouveau gouvernement est-il fondé ? A tout le moins, il y a beaucoup d’obscurités à éclairer, là comme ailleurs. Il ne faudrait pas donner l’impression qu’on les entretient à dessein.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1958-09-06 – Rétrospective

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Le Courrier d’Aix – 1958-09-06 – La Vie Internationale.

 

Rétrospective

 

Il s’est passé beaucoup de choses au cours de ce mois d’Août. Rien sans doute qui change profondément le tableau international, mais assez pour en faire évoluer les aspects. Voyons l’essentiel.

 

Krouchtchev avec la Chine

D’abord la rencontre précipitée de Krouchtchev et de Mao Tsé Tung. Elle a duré quatre jours, ce qui en marque l’importance. Les hypothèses ont été bon train. Et comme toujours, les commentateurs les plus qualifiés, et les autres, ne sont pas d’accord.

Le point de départ de ce colloque, l’essentiel, a passé inaperçu : les Américains ont débarqué au Liban, les Anglais ont installé leurs parachutistes en Jordanie. Les uns et les autres y sont encore. Nous nous y attendions. Les missives menaçantes de Krouchtchev n’y ont rien fait. Et, comme prévu, les masses n’ont pas bougé. Krouchtchev pensait sans doute qu’il réussirait, par des notes comminatoires, à faire reculer les Anglo-Saxons, comme il avait réussi, du moins le croyait-il, à contraindre les Franco-Anglais à renoncer à  leur campagne de Suez en 1956. C’est ce qui a irrité les Chinois. En s’inclinant devant le fait accompli, les Russes avaient montré que leurs menaces étaient sans effet, et ce bluff inutile créait un précédent encourageant pour leurs adversaires. Comme Mao préparait son offensive contre Quemoy, il entendait que les Russes le soutiennent autrement que par des missives. Krouchtchev qui a beaucoup de difficultés chez lui n’est pas disposé à pousser les Américains à bout pour le moment. Et le peuple russe, dans la mesure où il peut se faire entendre, ne tient pas à mourir pour la Chine.

 

La Chine et la Guerre Nucléaire.

Mais il y a autre chose. Les Soviets craignent une guerre nucléaire. Même s’ils la gagnaient, ils en partiraient épuisés. Les Chinois, au contraire (les dirigeants bien entendu), ne la redoutent pas. Les premiers coups ne seraient pas pour eux, mais pour les Américains, les Russes et les Européens. Et même si la moitié de la population chinoise disparaissait, il en resterait encore assez pour s’assurer une domination mondiale sur les ruines de peuples blancs. Les antagonistes de race demeurent sous le couvert des plus solides alliances. C’est le cas ici.

 

La Résurrection de la Ligue Arabe

Plus complexe est l’autre coup de théâtre de ce mois d’Août. On sait que devant l’O.N.U., convoquée à la demande même de Krouchtchev, les frères ennemis du Monde arabe, la Jordanie et le Liban d’un côté, les Nassériens de l’autre devaient s’affronter. Au dernier moment, ils ont ressuscité la Ligue Arabe en la personne de son président le vieil Abdul Hassouna pour présenter une résolution commune qui mit fin à la réunion extraordinaire. Les pays arabes étaient d’accord pour résoudre eux-mêmes leur conflit. Cette surprise fut amère pour les Russes puisque le départ des troupes anglo-américaines n’était pas immédiatement exigé comme ils l’espéraient et que M. Hammarskoeld était chargé d’en négocier le retrait avec les parties intéressées, négociation qui continue, sans résultat pour aujourd’hui ni sans doute pour demain. Ce recul soviétique a dû indisposer Mao Tsé Tung.

Le changement d’attitude du Caire est la suite évidente de la politique suivie par Nasser depuis son voyage à Moscou : tenir la balance entre les deux Blocs et ne pas rompre avec l’Occident dont son économie précaire dépend plus que des Soviets.

Mais il y a autre chose : la révolution du 14 juillet en Irak, à laquelle Nasser est, dans une certaine mesure, étranger, a changé l’aspect du conflit du Moyen-Orient. Il y avait à Bagdad un ennemi, Nouri El Saïd, suppôt de l’Occident. Aujourd’hui, il y a un chef ami, le général Kassem. Mais si l’on lutte contre l’ennemi, il faut ménager l’ami et c’est un ami prudent. Par sa puissance économique, son développement rapide, l’Irak a infiniment plus de ressources que l’Egypte et la Syrie. Et c’est pourquoi il tient, quel que soit le gouvernement, à s’accorder avec les pays qui achètent son pétrole, les Occidentaux, sans lesquels il retournerait à sa misère. Le Gouvernement irakien l’a montré : il n’a aucun intérêt à confondre sa politique avec celle du Caire. Il se peut aussi qu’en bon nationaliste Kassem pense que Bagdad a plus de titre à orienter la politique arabe que Nasser et ses alliés.

Par un singulier paradoxe, l’orientation actuelle du nouveau régime irakien est plus favorable aux Occidentaux que celui du roi Fayçal qui leur était allié. Alors pour éviter des conflits internes, Nasser a ressuscité l’unité arabe sous le couvert de la Ligue qu’on croyait défunte, afin de présenter momentanément une unité de façade, tout en continuant sa propagande et en étendant son influence. Celle-ci se heurte d’ailleurs à plus d’une résistance. Il y a le Soudan qui ne se laisse pas absorber, l’Arabie Saoudite …(manque)…………………..

La Situation n’est pas sans analogie avec celle de 1939. Quand Staline, par son accord avec Hitler, donna à celui-ci les moyens de faire la guerre, il pensait qu’il s’épuiserait dans sa lutte contre les Franco-Anglais et que la domination russe s’étendrait alors à l’Europe, sans coup férir. Les Chinois pensent de même, avec plus de raison, d’un conflit russo-américain. Mais il est douteux que Krouchtchev se laisse entraîner. La suite du conflit de Formose nous en apportera la preuve.

 

Formose et les U.S.A.

C’est ce qui explique le calme avec lequel le Gouvernement des Etats-Unis suit la situation. Il ne se dissimule pas qu’elle est pour eux pleine de risques. S’ils laissent tomber les îles côtières Quemoy et Matsu, le régime de Tchang Kaï Chek en sortira très ébranlé. S’ils interviennent, ils obligeront les Russes à soutenir les communistes chinois, pas à fond, mais assez pour engager les Américains dans une petite guerre coûteuse et impopulaire, non seulement chez eux, mais aussi dans le monde entier. Comme cette éventualité est depuis longtemps prévue, il est probable que Dulles et Eisenhower ont choisi leur attitude, mais ils préfèrent qu’on l’ignore ; contrairement à l’opinion générale, nous pensons qu’ils ont raison. C’est de bonne guerre de laisser l’adversaire dans l’incertitude. De plus, qu’ils aient ou non l’intention d’intervenir, les Chinois de Mao n’en poursuivraient pas moins leurs plans, auxquels Krouchtchev a été obligé de souscrire.

 

L’abandon de la Conférence au Sommet

Quant à la renonciation subite par celui-ci de la Conférence au Sommet qui soulève tant de commentaires, elle est sans importance. La tactique du zigzag, avances, reculs, palinodies, est bien de sa manière et Staline lui-même l’a pratiquée et même érigée en théorie.

 

                                                                                                      CRITON

 

Criton – 1958-07-26 – Optimisme Provisoire

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Le Courrier d’Aix – 1958-07-26 – La Vie Internationale.

 

Optimisme Provisoire

 

Ce qu’il y a de frappant dans cette crise du Moyen-Orient, c’est le calme qui a suivi la première réaction de surprise, particulièrement aux Etats-Unis. La Bourse de New-York, après une journée de baisse, a atteint ses plus hauts niveaux depuis le début de la récession. Les marchés européens ont suivi, baromètre qui en général traduit bien les dispositions d’esprit du public. Puisque nous nous efforçons de rechercher ici le sens des événements, remarquons une fois de plus que nous sommes dans un domaine qui défie les calculs normaux du raisonnement scientifique : les mêmes causes au lieu de produire les mêmes effets, en déterminent de différents et parfois d’absolument contraires. C’est le cas aujourd’hui.

 

Les Dangers de la Situation

Il y a cependant des motifs d’inquiétude, voire de panique. La perte en un tournemain du bastion occidental en Irak, le voyage éclair de Nasser à Moscou, les menaces de Krouchtchev, les débarquements au Liban et en Lybie, le retour des Anglais en Jordanie, le colloque à Damas entre Nasser et le maréchal de l’aviation soviétique, tout ensemble pouvait faire craindre le pire. Mais l’opinion a senti que l’heure n’était pas venue. Il est difficile d’expliquer pourquoi, et pourtant tout le monde partage cet avis maintenant. Optimisme provisoire, disons-nous. Trop d’illusion ne serait pas de mise : Soviétiques et Occidentaux sont sur une ligne de démarcation instable et Moscou ne manquera aucune occasion de justifier les alarmes qu’elle diffuse.

 

La Résolution Américaine

Ce qui a soutenu le moral du Monde libre, c’est le caractère résolu de l’intervention américaine. Finis les défis qu’on ne relève pas. Et puis l’on sent, plus ou moins clairement, que dans la situation actuelle, il y a plus de danger à se laisser endormir par de faux apaisements qu’à maintenir un état d’alerte permanent. Les Américains craignent l’attaque surprise genre Pearl Harbour. Actuellement elle est impossible. S’il faut demeurer sur le qui-vive, les moyens ne manquent pas. L’adversaire hésitera à affronter un risque devant lequel on est prêt.

 

Le Dilemme des Anglo-Saxons

Cela dit, il s’en faut que la position des Anglo-Américains soit favorable. Ils ont une armée en Moyen-Orient, mais ils sont en face d’un dilemme : ou s’installer à demeure et faire figure d’occupant, ou s’en aller à un moment donné. Sitôt les soldats partis, les révolutions éclatent et la situation se trouve pire qu’avant. Quant à composer avec le nationalisme arabe, comme certains le souhaitent, c’est se payer d’assurances verbales. Il n’y a pas d’exemple que l’on puisse soutenir des impérialismes autrement que par la force. Les traités avec eux sont des chiffons de papier. Comme le disait un commentateur italien, les Américains sont arrivés à la treizième heure ; la onzième heure était à Suez en novembre 1955.

 

A l’O.N.U.

Pour le moment, l’O.N.U. est très utile, non pour régler le conflit, mais pour amuser le tapis. Les batailles de procédure sont inoffensives et permettent à celui qui perd la partie de sauver la face. Les ressources des juristes de l’Assemblée sont inépuisables. Krouchtchev se laissera-t-il entraîner dans ce milieu hostile ? Nous ne le savons pas encore. Il ne peut guère s’y refuser.

 

La Position de Nasser

Une fois encore tout dépend de Nasser. Il a réussi à Bagdad un joli coup à la barbe de l’Intelligence Service. Il lui faut l’exploiter avec prudence. Il n’a rien à gagner à une bagarre, c’est sans doute ce qu’il a expliqué à Krouchtchev l’autre jour. Ordre a été donné aux militaires de Bagdad de rassurer les Anglais pour le pétrole. Ceux-ci n’y croient guère, mais ces déclarations leur donnent un argument valable pour intervenir si les promesses de la Junte ne sont pas tenues. Et Nasser sait que l’obstination des Britanniques, quand un intérêt capital est en jeu, est difficile à ébranler, l’exemple de Chypre est là.

 

Les Plans Américains

Les Américains de leur côté, sont lents à se décider. Mais on sait que, les jeux faits, ils mettent le prix à les tenir. La guerre de Corée leur a servi d’avertissement. Ils ne lâcheront pas la proie pour l’ombre, et l’opinion toute puissante aux Etats-Unis n’accepterait pas une capitulation même déguisée. Nous sommes devant une position de force où tout est possible, sauf un compromis. Ceux qui s’attendent à un équilibre établi sur un partage des zones d’influence, prennent leurs désirs pour des réalités. Ce sont ces illusions que Moscou et Le Caire vont essayer de flatter. Ils se trompent s’ils croient qu’ils y parviendront, à moins d’y mettre le prix, c’est-à-dire d’accepter une limite infranchissable à leurs ambitions. Ce qui nous paraît improbable.

 

L’Attitude de la France

Où est dans tout cela la France ? A Rome et à Bonn où l’on n’est pas précisément gaulliste, on s’efforce de faire valoir les divergences entre notre pays et les Anglo-Saxons. Il y a eu un incident à Beyrouth, à l’arrivée de notre flotte. La radio française n’en a pas fait état.  En réalité, notre position est aisée, et elle s’imposerait à n’importe quel gouvernement français : être présent sans participer. Le pétrole du Moyen-Orient nous est trop indispensable pour que nous puissions contrarier l’opération de nos Alliés. Que notre diplomatie entende, au moment opportun, jouer un rôle propre, cela va de soi. Mais de là à parler comme on le fait d’une sorte de neutralisme, il y a plus qu’une erreur de jugement, un peu de mauvaise foi de la part de ceux qui voudraient bien – à Rome et à Bonn – jouer le rôle profitable d’honnêtes courtiers. Pour une fois que la solidarité occidentale s’affirme, il serait impardonnable de la compromettre.

 

Les Idées du Camarade Krouchtchev

D’intéressantes nouvelles nous sont parvenues de Moscou, grâce à l’imagination de l’intarissable camarade Krouchtchev. Il a parlé récemment de la création du rouble-or qui serait une monnaie convertible, au même titre que le Dollar et aurait, croit-il, l’avantage de ne pas se déprécier comme la devise américaine qui, comme on sait, ne vaut plus que 47% de son pouvoir d’achat de 1938. Ce qui montre que les Russes reconnaissent qu’ils ne peuvent prétendre à la domination mondiale, sans disposer d’une monnaie à circulation universelle. Mais il y a loin, nous en avons déjà parlé, de l’intention à la réalisation. Car une monnaie doit, non seulement être acceptée, mais aussi correspondre à des achats possibles. Les Russes ne manquent pas d’or, mais de marchandises à vendre.

Second point, Krouchtchev qui sollicitait, on s’en souvient, des crédits américains pour développer son industrie chimique, offre aujourd’hui aux techniciens du Monde libre et particulièrement aux Allemands, de leur faire un pont d’or en U.R.S.S. s’ils veulent venir y travailler. Peu importe qu’ils soient communistes ou hostiles. Ce qui implique un double aveu, que l’on ne peut plus enrôler de force les spécialistes étrangers et que l’U.R.S.S. en manque. Mais cela correspond aussi au désir de montrer au monde que le régime collectiviste ou prétendu tel, permet de faire aux hommes de science des situations supérieures à celles que le capitalisme leur offre. Y aura-t-il beaucoup d’amateurs ? Ce n’est pas sûr. Gagner de l’argent est tentant, même en U.R.S.S. mais encore faut-il que ce soit au sein d’une société où l’on puisse en jouir et n’en pas jouir seul. Sinon on ne pense qu’à s’en évader après fortune faite. On ne bâtit pas une société moderne en créant des privilèges. A notre avis, probablement parce que nous ne comprenons rien au communisme, ce serait plutôt faire machine arrière.

 

                                                                                                       CRITON

 

Criton – 1958-07-19 – Autour de la Poudrière

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Le Courrier d’Aix – 1958-07-19 – La Vie Internationale.

 

Autour de la Poudrière

 

Les pessimistes avaient raison : le coup d’État en Irak a éclaté au moment où les partenaires du Pacte de Bagdad allaient se réunir à Istanbul pour essayer de le sauver. Les Etats-Unis qui espéraient n’avoir pas à tenir leurs engagements envers le président Chamoun au Liban, ont sauté le pas. Les Marines sont à Beyrouth.

 

Les Prodromes du Coup d’État

La surprise est toute relative. Joseph Alsop, le journaliste américain, écrivait il y a plus d’un mois que les chances de Nouri el Saïd et du Roi Fayçal de tenir le pouvoir à Bagdad étaient bien faibles et qu’une révolte militaire était imminente. Nouri el Saïd était allé, il y a deux semaines, à Londres avertir le Foreign Office que son armée n’était pas sûre et qu’il était incapable d’agir au Liban.

Les événements ont été cependant plus rapides qu’on ne craignait. En moins d’une semaine tout un faisceau de nouvelles arrivait du Moyen-Orient, qui paraissait répondre à un plan général. Le Sultan du Lahey, aux portes du protectorat britannique d’Aden, était déposé par les Anglais, son armée avait fait défection au Yémen, base égypto-soviétique. Dans le Sultanat d’Oman, la révolte qui ne cessait de couver reprenait ; on signalait de nouveau de l’agitation à Bahreïn. Au Liban, la situation demeurait tendue. Un complot avait été éventé de justesse contre le roi Hussein de Jordanie. Enfin, à Chypre, la situation empirait entre terroristes grecs et turcs malgré les pressions d’Athènes et d’Ankara. Cette tension faisait suite au voyage de l’Archevêque Makarios au Caire, et celui-ci parlait hier de faire appel à l’Est pour obtenir l’indépendance de l’Île.

Le coup de Bagdad vient à point nommé au plus fort d’une crise générale. Cependant, l’attitude de Nasser demeure énigmatique. Pendant ce temps, il se promenait avec Tito sur les routes de Yougoslavie. Est-il débordé par les éléments qu’il a enflammés un peu partout, ou au contraire, a-t-il voulu se ménager une sorte de position d’arbitre, au cas où les choses tourneraient mal pour lui, c’est-à-dire en cas d’intervention américaine réussie ? On peut se poser la question. En tous cas, son télégramme de félicitations au gouvernement insurrectionnel de Bagdad est assez tiède.

 

L’Attitude des Soviets

Il est comme toujours impossible de faire des pronostics sur les événements du Moyen-Orient. Il y a partout des facteurs qui s’opposent et la situation peut encore se retourner. Les Etats-Unis et l’Angleterre unis pourraient reprendre en main les affaires dans l’ensemble de la région s’il n’y avait pas l’énigme russe. A l’heure où nous écrivons, on ne sait rien de l’attitude des Soviets, sinon un soutien moral aux insurgés. On sait mal, par ailleurs, quel fut leur rôle dans la préparation des diverses révoltes, ni dans quelle mesure ils participent à cette offensive générale contre les positions de l’Occident. On ne peut cependant espérer que devant une action des Etats-Unis, ils se bornent à des manœuvres diplomatiques à l’O.N.U.

 

L’Enjeu

Les Américains sont conscients du risque. Ils le sont aussi de l’enjeu. Demeurer passifs était pour eux la certitude de perdre toute influence au Moyen-Orient. Pour l’Europe occidentale, l’abandon des puits de pétrole de cette région, signifiait la ruine financière ; la quasi-totalité de son ravitaillement en carburant pour l’Angleterre, les deux tiers au moins pour la France. Les Soviets avaient été avisés par Eden puis par MacMillan que leur éviction du Moyen-Orient ne pourrait que conduire à la guerre. Rien ne permet de penser que les Soviets l’envisagent.

La secousse est rude et tout optimisme serait déplacé. Il ne faudrait cependant pas parler de Sarajevo et de l’été 1914. Une phase chaude de la guerre froide, sans plus.

 

L’Évolution de l’Opinion

A cet égard, il est très intéressant de commenter l’aspect psychologique du problème. L’opinion, particulièrement en Angleterre, a évolué de façon aussi rapide que surprenante. On se souvient qu’il y a trois mois à peine, des foules anglaises défilèrent pour demander qu’on arrivât à une conférence au sommet proposée par les Russes. Plus récemment encore, c’était en Allemagne, la campagne socialiste pour le référendum contre la « mort atomique ». Les gouvernements, même aux Etats-Unis, étaient soumis à une pression populaire embarrassante. Les Travaillistes anglais menaient campagne contre MacMillan qui ne se maintenait au pouvoir qu’en refusant de nouvelles élections.

Tout a brusquement changé. En Allemagne, le Gouvernement Adenauer a remporté aux élections de Rhénanie-Westphalie une victoire retentissante, obtenant pour la première fois la majorité absolue. Le recul des Conservateurs s’est arrêté en Angleterre et l’on note avec surprise que MacMillan est devenu populaire, surtout depuis la grève des transports et des dockers, dont l’échec est dû à la mauvaise humeur du public. On remarquait hier que les Travaillistes qui avaient fait contre l’expédition de Suez en 1956 la campagne que l’on sait, étaient divisés quand Selwynn Lloyd annonçait l’approbation du Gouvernement de Sa Majesté au débarquement américain à Beyrouth.

De la Conférence au Sommet, personne ne parle plus. Il semble que l’exécution de Nagy à Budapest a retourné l’opinion. Après 13 ans d’illusions sans cesse déçues et sans cesse renaissantes, on s’avise de ne plus croire à un accord quelconque avec les Russes.

Cet état d’esprit est remarquable. On peut le comparer, dans l’ordre de la mentalité collective à ce qu’est la « cristallisation » dans le domaine de l’affectivité individuelle. On en a eu un autre exemple en France dans l’apathie presque totale du public devant la chute de la IV° République. Quelque chose a mûri à l’insu des participants et à la grande surprise des observateurs ; l’étude de l’opinion faite avec des méthodes exclusivement scientifiques aujourd’hui à la mode, conduit à des conclusions complètement erronées. Rien de plus trompeur même que les fameux « Gallups » dont on fait usage à propos de toutes les questions. Les personnes interrogées, qui répondent dans un sens s’aperçoivent (ou ne s’aperçoivent pas) qu’ils pensent absolument le contraire quand l’événement est arrivé et qu’ils sont obligés de réagir.

 

Manœuvres en Adriatique

Nous ne voulons pas terminer sans signaler un petit fait qui est passé inaperçu. On annonçait de Rome ces jours-ci que des manœuvres navales conjointes allaient avoir lieu en Adriatique sous commandement anglais, auxquelles doivent participer des unités britanniques, yougoslaves et italiennes ! Le thème serait le ravitaillement de la Yougoslavie par mer, en cas d’invasion russe. Cela en dit long sur les préoccupations de Tito. Nous avions oublié de souligner, pour nos lecteurs, le passage du récent discours du même Tito, où il reconnaissait que la campagne idéologique menée contre lui par les Chinois et les Soviets, n’était qu’un prétexte et qu’il ne s’agissait pas des « voies pour la réalisation du socialisme », mais d’un simple conflit de puissance et d’intérêt politique. Quel aveu dans la bouche d’un doctrinaire du communisme !

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1958-07-12 – Le Cercle des Petites Nations

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Le Courrier d’Aix – 1958-07-12 – La Vie Internationale.

 

Le Cercle des Petites Nations

 

Rien ne s’arrange, rien non plus ne tourne au tragique ; ainsi peut-on résumer l’évolution des grands problèmes au cours de cette quinzaine. Le Liban, Chypre, l’Afrique du Nord, la Conférence nucléaire de Genève Est-Ouest, l’inclusion de la France dans le Club atomique, et les pourparlers franco-anglais sur la zone de libre-échange, tout cela mûrit lentement, si lentement qu’on peut craindre qu’un incident ne fasse, entre temps, tomber le fruit de l’arbre. Il règne cependant une volonté d’optimisme, et cela compte.

 

La Situation au Liban

De tous les conflits en cours, le plus redoutable pouvait être le Liban. Or dès le début nous avons pensé que tout dépendait de Nasser et qu’il ne faisait pas le jeu des « partenaires » syriens, et expliqué pourquoi. Effectivement Nasser a reçu Hammarskoeld au Caire et depuis ce jour, le Secrétaire de l’O.N.U. est rentré optimiste à New-York. On a même publié un résumé, fort plausible, de la conversation. Nasser se chargeait de remettre au pas les nationalistes syriens prosoviétiques, qui avaient, sinon fomenté du moins allumé la guerre civile au Liban. Moyennant quoi, le président Chamoun serait débarqué et un gouvernement libre, mais sympathisant de Nasser, prendra le pouvoir à Beyrouth.

Nous attendons cette conclusion, qui se fera peut-être attendre, mais ne saurait manquer. Il faut reconnaître que Nasser a été un fois de plus extrêmement habile. Il a remplacé Tito, avec lequel il s’entretient en ce moment à Brioni, comme l’as de la compétition diplomatique.

 

Les Américains joués

Une fois de plus, ce sont les Américains qui feront les frais de l’opération. En effet, M. Dulles a réussi au Liban à mécontenter les deux camps. Les insurgés évidemment, par l’envoi d’armes aux forces gouvernementales et le président Chamoun, qui s’est vu refuser l’assistance militaire qu’il escomptait et qui lui avait été promise. En outre, la mission des Nations-Unies a tourné court. Aucune police internationale n’a été envoyée, et les observateurs de l’O.N.U. n’ont pu accéder aux frontières syro-libanaises. Le rapport de M. H., qui conteste le bien-fondé des plaintes du Gouvernement de Beyrouth a provoqué une déception qui rejaillit sur l’Occident tout entier, ce qui pourrait avoir de fâcheuses conséquences sur l’alliance du Pacte de Bagdad dont l’Angleterre et par contrecoup, les Etats-Unis seraient expulsés, l’alliance devenant purement régionale.

 

L’Affaire Adams

Cet échec est péniblement ressenti aux Etats-Unis, et l’Administration Eisenhower continue de décliner ; les élections de Novembre prochain vont lui porter le coup de grâce. Nous n’avons pas parlé jusqu’ici de l’affaire Sherman Adams, un petit scandale très américain, qui fait grand bruit là-bas et touche directement le Président en la personne de son éminence grise. L’affaire est très banale en soi : Adams a reçu des cadeaux d’un industriel douteux, Goldfine, en échange, semble-t-il, de bons offices administratifs. La corruption n’est pas prouvée, mais cela suffit à jeter le discrédit sur un personnage de premier plan étroitement associé à la Maison Blanche. Le président Eisenhower, comme à l’ordinaire se refuse à se séparer de son précieux collaborateur et l’opinion l’en blâme. Le Parti démocrate fait de l’affaire un thème de propagande et des Républicains influents sentant le vent contraire, se solidarisent plus ou moins avec eux, et comme la dépression, sans s’accentuer, persiste, le prestige de l’Administration est au plus bas. Une défaite électorale aggraverait encore l’impuissance du Gouvernement Eisenhower, qui vient, au surplus, de subir une nouvelle défaite au Congrès qui lui refuse la totalité des crédits demandés pour l’aide à l’étranger, malgré une campagne de presse bien menée et particulièrement justifiée en ce moment.

 

Averoff à Brioni

Un grand journal allemand reprenait hier le thème de l’impuissance des Grands à résoudre les conflits des autres pays et voyait, comme nous, le moment où ceux-ci se chargeraient eux-mêmes de les régler ; c’est ce qui va se passer au Liban et peut-être à Chypre. On s’est ému en effet, surtout à Londres, du voyage inattendu du Ministre grec des Affaires étrangères en Yougoslavie pour y rencontrer Tito et Nasser en conférence.

La Grèce n’a pas l’intention de se séparer de l’Occident. Pour des raisons économiques, elle ne le peut pas. Le pays ne saurait poursuivre son redressement sans l’assistance américaine. Mais elle peut, en s’entendant avec les neutralistes de Belgrade et du Caire, faire contre-poids à la pression des Turcs sur l’Angleterre et présenter des contre-propositions au plan britannique sur Chypre.

Nous avons de bonnes raisons de penser que la Grèce souhaite un prochain règlement de l’affaire qui empoisonne ses relations extérieures et compromet son équilibre économique. Il s’agit pour elle d’obtenir le meilleur accord possible ; Tito et Nasser peuvent l’y aider. Les balkaniques ont une vieille expérience du jeu de bascule qui leur a assuré une existence précaire depuis un siècle, ceux du moins qui ont échappé au joug soviétique.

 

En U.R.S.S.

Isaac Deutscher, le spécialiste bien connu des affaires soviétiques, vient de faire le point de la situation à Moscou. Il s’accorde avec les impressions que nous traduisions ici. Krouchtchev a certainement beaucoup de difficultés à imposer ses réformes et il a contre lui, non seulement les Staliniens qu’il a éliminés du pouvoir sans pour cela détruire leur influence, mais encore la Chine de Mao, ou du moins de ceux qui agissent en son nom. Ce qui explique, d’après Deutscher, et la campagne chinoise contre le révisionnisme de Tito, et l’exécution de Nagy et de ses compagnons pour servir d’avertissement à tous opposants, de quelque côté qu’ils viennent.

Le voyage de Krouchtchev à Berlin-Est rentre dans le même plan. La D.D.R. est aux prises avec des difficultés croissantes. Elle perd un à un ses spécialistes et ses cadres, qui se réfugient en Allemagne occidentale. Nous avons indiqué, ici, que le seul moyen de paralyser la D.D.R. était, pour les Allemands, de la vider de son administration. Devant une telle éventualité Krouchtchev a peur pour lui-même. Son pouvoir ne survivrait pas à un échec dans le glacis occidental.

 

Bonn et Rome et la Politique Française

Les inquiétudes de Bonn au sujet de la politique française déjà perceptibles lors de l’arrivée du Général de Gaulle au pouvoir, ne sont pas complètement apaisées. Elles trouvent un écho à Rome comme on pouvait s’y attendre.

On craint, en effet, que l’insistance de la France à entrer dans le Club atomique ne vienne rompre l’égalité des partenaires de la petite Europe des Six. Si la France parvenait à surmonter ses difficultés économiques (elle en est encore loin, mais on sait par expérience de quels redressements elle est capable), elle reprendrait une politique de prestige qui l’orienterait plutôt vers une égalité – au moins diplomatique – avec les Trois grands, qu’avec les Petits qui ne peuvent plus prétendre au rôle de grande puissance, même l’Allemagne malgré son poids économique. On voit déjà se dessiner un directoire français sur l’Europe et une utilisation de l’Alliance européenne à des fins purement françaises.

Tout cela comporte une part d’imagination et les diplomates en ont beaucoup, ce qui explique que les réalités présentes leur échappent. Il n’en reste pas moins que la politique du nouveau Gouvernement français devra tenir compte de ces suspicions. Comme dans d’autres domaines, il est engagé par sa nature propre, et aussi par celle des problèmes qu’il affronte, dans une conjoncture pleine de risques où il faut apporter autant d’habileté que de réalisme, de sagesse que d’autorité. Rien jusqu’ici ne permet de douter qu’il en ait.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1958-06-28 – Paralysie des Grands

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Le Courrier d’Aix – 1958-06-28 – La Vie Internationale.

 

Paralysie des Grands

 

Dans un article très remarqué, Walter Lippmann note :

« L’impuissance des grandes puissances à régler les grands problèmes montre qu’elles perdent la capacité de contrôler les événements. Il y a de bonnes raisons de penser que l’Union Soviétique n’est plus le dirigeant incontesté du monde communiste. Les difficultés avec Tito, les exécutions de Hongrie ne sont pas des événements isolés. Notre propre influence (celle des Etats-Unis) dans le monde non communiste a manifestement considérablement décliné. Nous devons nous attendre à voir les grandes puissances perdre le contrôle des problèmes qu’ils n’ont pas été capables de régler » – et de donner des exemples qui ne manquent point, Chypre, le Moyen-Orient, l’Allemagne, l’Afrique du Nord – et il conclut : « ce qui ne peut être réglé par les grandes puissances le sera, d’une façon ou d’une autre, par d’autres » … C’est à voir.

Il est évident que tout se passe comme si les grandes puissances des deux Blocs, incapables de négocier entre elles, et Russes et Américains se faisant échec chaque fois qu’une situation paraît devoir évoluer hors du statu quo qui dure depuis la guerre, en viendront au moment où, à moins de s’affronter directement, elles devront laisser aux petits le soin de régler leur sort. Le point mort (stalemate, en anglais) ne pourra se prolonger indéfiniment. Il se pourrait aussi que le jour où une question aura changé d’aspect, alors que les Grands se seront mutuellement neutralisés, la réaction en chaîne commence. Les Grands en ont peur de part et d’autre.

 

Au Liban

L’affaire libanaise est un exemple crucial. Pays divisé et lui-même instable, fait de deux communautés, chrétienne et musulmane, qui s’équilibrent difficilement et de plus déchiré par des factions internes ; d’autre part au point de jonction entre l’Occident et l’Orient, occidental par ses intérêts et ses tendances, oriental par sa position et enfin convoité par la Syrie, il se trouve au surplus sur la ligne de rupture entre les deux blocs arabes, celui du Caire et celui de Bagdad. C’est en quelque sorte l’articulation centrale de cette division rigide entre les deux mondes. On conçoit ainsi que son avenir soit âprement disputé. Selon qu’il restera, tant bien que mal, dans son état présent ou qu’il basculera dans un des groupes qui se le disputent, le statu quo maintenu par les Grands commencera de se mouvoir et alors jusqu’où ?

Pour le moment, la situation a été jugée assez grave pour que le Secrétaire des Nations-Unies prenne lui-même l’affaire en mains. Comme nous le disions l’autre jour, s’il réussit, le statu quo l’emporte. S’il échoue, ou bien la révolte interne décidera – insurgés ou gouvernementaux – ou bien les Etats-Unis et l’Angleterre, comme elles l’ont promis, sur invitation du Président Chamoun et du Gouvernement Sami el Sol interviendraient militairement. L’U.R.S.S. a dit qu’elle ne laisserait pas faire et les Anglo-saxons recourront à l’impossible pour éviter de tenir leurs engagements. L’opinion y est au surplus défavorable, tant aux Etats-Unis qu’en Angleterre … Alors ?

 

Les Négociations de M.H.

H. a bien envoyé des observateurs. Ceux-ci ne peuvent rien que voir, et encore. Il faut pour empêcher l’intervention intérieure, c’est-à-dire Syrienne, une force de police de 5.500 hommes armés pour verrouiller la frontière de 320 kilomètres sans compter la mer. Pour les mettre sur pied, il faut un vote du Conseil de Sécurité mais l’U.R.S.S. a déjà annoncé qu’elle opposerait son veto.

Tout, une fois de plus, dépend de Nasser. M.  H.  a eu avec lui un long entretien dont personne ne connaît le résultat. Si Nasser préfère un Liban indépendant avec, au lieu de l’actuel un gouvernement qui lui soit personnellement favorable (il semble exclu que le présent puisse se maintenir), alors le statu quo sera, avec quelques variantes, maintenu. Nous penchons pour cette hypothèse. Sinon ce serait un grave conflit difficile à localiser ; peu probable, tout bien réfléchi.

 

L’Éxécution de Nagy

La réaction mondiale au meurtre de Nagy et de Maleter a été beaucoup plus forte que nous ne le prévoyions. On ne peut que s’en réjouir. Les Soviets ont marqué le coup. Ils ont fait lapider à Moscou les Abassades de Bonn et de Copenhague où l’on avait manifesté contre l’exécution des Hongrois. Même le leader communiste anglais, Horner, a qualifié le meurtre de stupide et d’insensé. Les forces spirituelles ne comptent guère aujourd’hui dans les querelles des nations, mais elles gagnent en force. Le discrédit qu’elles jettent sur le Krouchtchévisme ne changera rien à la politique du Kremlin. Elle la rendra seulement plus négative. Mais la suspicion qu’elles sèment peut influencer les hésitants, surtout parmi les nations sous-développées, les rendre plus méfiantes à l’égard de l’infiltration économique des Soviets et freiner leur expansion.

Ce serait déjà beaucoup.

 

La Situation en Chine

D’intéressantes informations sur la situation en Chine viennent de Belgrade ; venues d’ailleurs, elles seraient suspectes. Mais les Yougoslaves sont gens bien renseignés sur ce qui se passe de l’autre côté. On sait que la Chine de Mao a été particulièrement violente à condamner le révisionnisme de Tito, ce qui a surpris après les ébauches de détente connue sous le nom de doctrine des « cent fleurs ». Le régime de Mao s’orienterait vers le stalinisme contraint par la situation intérieure. L’attaque contre Belgrade ne serait qu’un masque pour frapper plus durement les courants de critique interne. La Chine a accompli un effort économique supérieur à ses moyens. D’autre part, Krouchtchev a délibérément retardé l’envoi du matériel industriel promis. Les Chinois se sont trouvés devant des installations inachevées alors qu’ils comptaient les avoir en service. Pour mieux tenir la Chine (on croit que Mao soutenait le groupe Molotov-Malenkov) les Soviets ont coupé les fournitures. Staline en avait fait autant pour maintenir la primauté russe sur le Bloc communiste.

Le désordre économique, la rareté des biens essentiels de consommation entretiennent en Chine un courant de revendications hostiles au régime qui est contraint de se défendre par la force. Ce qui confirme une fois de plus la résistance que le caractère des peuples, leurs traditions et leurs habitudes opposent à la collectivisation. Si elle a réussi en U.R.S.S., c’est que la mentalité du peuple russe s’y prêtait dans une certaine mesure. En Chine, c’est tout différent. Le Chinois se dérobe.

 

La Dépression aux Etats-Unis

Il semble, bien que l’opinion aux U.S.A. ne soit pas unanime, que le fond de la dépression a été touché. Certains signes de reprise ne sont guère contestables. Mais ce qui paralyse l’action gouvernementale, c’est que les tendances inflationnistes n’ont cessé d’agir ; même au plus fort de la récession, les prix ont continué de monter. Nous avons signalé à ses débuts cette curieuse coïncidence qui déroute les économistes, et les autorités monétaires qui ont pratiqué une politique d’argent facile depuis des mois, se demandent s’il ne faut pas à nouveau mettre le frein. La cause profonde, comme le souligne le rapport de la « Guaranty Trust », c’est que l’inflation de salaires qui accompagne l’expansion ne cède pas devant la récession, aussi rapidement ; que si les prix baissent où la main-d’œuvre entre pour peu de choses, ils ne le peuvent là où elle compte pour l’essentiel. Au contraire, le ralentissement de la production, freinant la productivité, augmente le prix de revient et empêche un ajustement des prix de vente. L’inflation est-elle le prix de l’expansion et le mal est-il sans remède ? En théorie non pas, mais en pratique, c’est une tout autre affaire.

 

                                                                                  CRITON

 

Criton – 1958-06-21 – Histoire et Légende

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Le Courrier d’Aix – 1958-06-21 – La Vie Internationale.

 

Histoire et Légende

 

Tandis que l’attention générale demeure concentrée sur trois points en suspens : les décisions du Général de Gaulle sur la politique extérieure française et nord-Africaine, les troubles au Liban et à Chypre, l’émotion provoquée par l’annonce de l’exécution d’Imre Nagy, de Pal Maleter et de ses deux compagnons a réveillé les affreux souvenirs du drame hongrois de 1956.

 

L’Exécution d’Imre Nagy

On ne s’attendait guère à ce que l’Agence Tass elle-même divulgue la nouvelle et que les Russes prennent publiquement la responsabilité de ce crime. On pensait qu’ils laisseraient tomber l’oubli sur le sort de leurs prisonniers. Ils avaient même donné à Tito l’assurance que leur procès n’aurait pas lieu.

En Occident, on croyait de bonne foi que l’ère du terrorisme stalinien était close. N’était le malheureux sort des victimes, on pourrait trouver préférable que ces illusions tombent. Suivant un mot célèbre, c’est plus qu’un crime, c’est une faute, l’hostilité au régime et à l’idéologie communiste s’en trouvera renforcée partout. Les Soviets n’en ont cure. Non seulement les protestations sont unanimes en dehors des fidèles de Moscou, mais l’évènement a porté sur les Neutres : Nehru et le Congrès indien, l’ont flétri avec vigueur. Tito également comme on pense, le troisième personnage du neutralisme actif Nasser, s’il ne se soucie guère du droit des gens, en tirera cependant la leçon. Il doit se rendre à Belgrade bientôt et devra tenir compte des positions de ses partenaires. Le Bloc communiste auquel la Chine officielle de Pékin paraît de plus en plus liée, se trouvera une fois de plus isolé. Il ne l’a peut-être jamais été plus qu’aujourd’hui moralement et politiquement.

Les mobiles de Krouchtchev sont obscurs. Il nous a habitués à une incohérence  qui défie toute explication. C’est évidemment Tito qui est visé puisque c’est dans son ambassade à Budapest que Nagy s’était réfugié et qu’il avait reçu la promesse des Russes de ne pas être inquiété. Mais Tito n’est est plus à un mauvais procédé près. Ce sont plutôt les satellites qui reçoivent un avertissement. Gomulka en particulier, et tous ceux qui voudraient desserrer l’étreinte du bolchévisme. Il se peut aussi que l’avertissement soit destiné aux factions intérieures ; le Kremlin reste un foyer d’intrigues. Suslov, comme on le prévoyait, serait en disgrâce et les grandes réformes de Krouchtchev ne se réalisent pas sans opposition.

Le régime soviétique, nous l’avons dit souvent ici, ne pourra jamais sortir du terrorisme. Il fait partie de sa nature. Krouchtchev au début avait essayé de le répudier. Il est contraint d’y revenir. On reverrait, en U.R.S.S. de grandes purges qu’il ne faudrait pas s’en étonner. La décision d’exécuter Nagy est grosse de conséquences. Un nouveau tournant en arrière.

La Conférence au Sommet paraît bien compromise, si elle eut jamais une chance de se tenir.

 

La Guerre Civile au Liban

La révolte libanaise qui était déjà un problème international, le devient en fait. Le Secrétaire des Nations-Unies, M. H. se rend à Beyrouth. Derrière lui, les Etats-Unis se tiennent prêts : on approuve aux Etats-Unis, même chez les Démocrates, M. Dulles d’avoir compris enfin la leçon de Suez. L’U.R.S.S. n’a pas encore bougé. Les commentateurs finissent par se rallier à notre estimation que Nasser n’est pas avec les insurgés du Liban, qu’il ne tient pas à l’intervention soviétique. On dit même qu’il a convoqué le colonel Sarraj, le chef de la Junte Syrienne, pour le rappeler à l’ordre. Ce qui est sûr, c’est qu’il a approuvé par son vote l’intervention de l’O.N.U. sans doute pour éviter des complications du côté anglo-américain et qu’il préfère le maintien de l’indépendance libanaise à l’occupation syrienne. En tout cas, les Occidentaux ont engagé leur prestige dans l’affaire. Si les observateurs de  l’O.N.U. échouent, ils ne pourront reculer. Ils prendront un risque, mais la suite prouverait qu’ils ont eu raison.

 

Chypre

L’affaire de Chypre n’est pas moins compliquée. Les Anglais ont dû ajourner la publication de leurs plans pour le sort de l’île. M. Spaak et l’O.T.A.N. s’en mêlent. Notre impression, prudente, c’est que malgré la violence des incidents, et les gestes menaçants des Gouvernements Grec et Turc, cette pénible question de Chypre est mûre pour une solution ou au moins pour un répit prolongé. Chaque partie intéressée a voulu prendre une position de force pour négocier plus âprement, mais il ne faudrait pas dramatiser plus que de raison, l’O.T.A.N. n’est pas en danger.

 

Le Nouveau Cours de la Politique Française

On s’interroge beaucoup à l’étranger sur le cours nouveau de la politique française, l’heure des éclaircissements est proche. MacMillan vient à Paris et Dulles y sera le 5 juillet. Comme on pouvait le prévoir, les craintes d’une modification de notre politique extérieure se sont déjà apaisées. Le seul changement possible, c’est de voir la France s’affirmer plus nettement sur la scène internationale et, dans l’ensemble, on s’en réjouit plutôt. Mieux vaut un partenaire difficile qu’une chaise vide.

 

Un Article Italien sur la Crise Française

Puisque nous avons dû, contraint réellement par l’importance internationale de la crise française, nous immiscer, d’un point de vue en quelque sorte extérieur, à ses vicissitudes, nous proposons de traduire pour nos lecteurs, quelques passages d’un des articles du célèbre publiciste italien Indro Montanelli, chargé par « Le Corriere » de Milan, d’une enquête à Paris. C’est le meilleur jugement à notre sens, un peu désinvolte et plaisant à sa manière, mais très pénétrant :

« La marche sur Paris des troupes en révolte pour abattre la Démocratie et celle des masses prolétariennes pour la défendre, n’ont jamais existé et nous nous excusons auprès du lecteur de l’avoir cru et de la leur avoir fait croire. Existait seulement la marche sur Colombey, pour s’approprier le Général de Gaulle, dont chacun des deux camps voulait faire son instrument. Les factieux voyaient en lui une espèce de Naguib qui aurait fourni la caution de son grand prestige à un gouvernement formé par la triade Chaban-Delmas, Soustelle, Bidault dont le Général aurait été le porte-drapeau. Les hommes du régime voyaient en lui un « dictateur » non au sens moderne, mais au sens que lui donnaient les Romains, l’homme à qui dans les cas graves la République délègue ses pouvoirs à condition qu’il les exerce en son nom et avec l’obligation de les lui rendre au bout de six mois. Les deux camps étaient d’accord sur deux points : le premier était de créer, par d’apocalyptiques menaces la panique dans la population de façon à ce quelle digère la solution anti-démocratique de la crise ; le second, que de Gaulle ne soit en tout état de cause qu’un paravent (« controfigura » en italien). Le calcul était fondé sur une opinion absolument négative des capacités du Général.

C’est un fait que les plus fidèles partisans de de Gaulle sont ceux qui croient le moins à sa perspicacité, le respect dont il est entouré est très grand, mais inversement proportionnel à la confiance politique qu’il inspire. Ce n’est pas le Pays avec ses classes sociales, mais la conscience de chaque Français qui est divisée entre gaullisme et antigaullisme selon les problèmes, les humeurs et les suggestions de l’heure. Tout Français, le 14 juillet, ou quand il passe devant les Invalides, se sent Gaulliste. Mais quand il déguste son Pernod au bar il devient antigaulliste. Sur un état d’âme aussi instable, on ne peut constituer un parti (il n’y a pas de parti gaulliste) et encore moins un régime C’est là-dessus que se fondaient aussi ben les Comités de Salut Public que les porte-paroles du « système ». Ils se disaient : C’est une figure historique : la politique, c’est nous qui la ferons. Il est douteux cependant que cette opinion se confirme. De Gaulle jusqu’ici n’a pas commis d’erreurs. Il a montré qu’il savait se soustraire à l’histoire pour s’intégrer dans la politique avec une remarquable désinvolture. Il n’a pas d’inspirateurs. Il a pris seul ses décisions et s’est rendu exactement compte du jeu complexe qui se fait autour de lui et en son nom et n’a confié à personne comment il entendait le résoudre. »

Si nos lecteurs se souviennent de nos précédents articles, ils comprendront l’intérêt que nous portons à cette analyse…

« ….Cependant nous sommes convaincus qu’au rôle de Naguib que les colonels lui offrent, le Général préfèrera celui de dictateur romain, comme le prouve les six mois qu’il s’est fixé, bien qu’on ait l’impression qu’il vise plutôt qu’à s’insérer dans le système, à se l’annexer pour lui-même. Nous sommes également persuadés qu’il se refusera à coaguler les forces de la sédition dans un parti ce qui le conduirait fatalement à la dictature. Cependant, ces bonnes intentions, il devra les adapter à une situation qui ne peut être plus ambiguë et qui peut aussi bien conduire à une nouvelle crise, qu’enliser tout effort de rénovation, dans une immobilité pire que celle qu’on reprochait à l’ancien régime ; quant aux espérances, nous partageons pleinement celles de nos amis Français leur souhaitant et à nous aussi qu’elles se réalisent toutes ».

 

                                                                                                       CRITON

 

Criton – 1958-06-14 – Pommes de Discorde

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Le Courrier d’Aix – 1958-06-14 – La Vie Internationale.

 

Pommes de Discorde

 

Ce qui caractérise notre époque, c’est que rien ne s’arrange. Au siècle dernier, une crise éclatait, et lorsqu’elle avait épuisé ses forces, des négociations finissaient par l’apaiser. Depuis la dernière guerre, sauf la libération de l’Autriche après des années de pourparlers stériles, aucun problème n’a trouvé de solution définitive : des trêves plus ou moins durables, en Corée, au Vietminh, à Formose, au Cachemire, mais rien qui assure l’avenir. Les nationalismes grands ou petits s’obstinent, contre toute raison, à se refuser à tout arrangement qui permettrait aux peuples de reprendre confiance. La série en ce moment continue à Chypre, au Liban, en Afrique du Nord, et aussi en Yougoslavie où la tension demeure et le sang continue plus ou moins de couler.

Dans le domaine plus pacifique des relations économiques, les résultats ne sont pas meilleurs. Qu’il s’agisse de la construction européenne, de l’Alliance Atlantique ou simplement de la coopération nucléaire, ou encore de la stabilité des monnaies, tout accord international, même entre Alliés, s’avère laborieux et toujours remis en cause. Alors que le progrès économique est partout évident et même que les relations entre individus de pays et de races différents témoignent d’un incontestable progrès moral, les intérêts collectifs demeurent défendus avec une rigidité et un égoïsme inébranlables et farouches.

 

L’Égoïsme Collectif et la Démocratie

Dans le cadre même de la démocratie, il serait faux de taxer de fascisme toute tendance d’opinion qui voudrait libérer les nations de la tutelle des partis et des féodalités qu’ils représentent. L’individu éprouve un besoin moral et même physique d’union et de concorde, de voir enfin une autorité qui ne soit pas la résultante d’antagonismes, mais l’expression de l’intérêt général, même au prix de quelques libertés qui ne sont souvent que des tyrannies pour les autres.

Ce sentiment n’est pas seulement perceptible en France. En Angleterre, la persistance de grèves absurdes qui privent la plus grande ville d’Europe de transports et de vivres commence à exaspérer une opinion pourtant lente à s’émouvoir. Et même aux Etats-Unis, si les espoirs mis en Eisenhower ont été déçus, c’est qu’il a employé son autorité à obtenir des arbitrages perpétuels ce qui a conduit sa politique, tant intérieure qu’extérieure, à une sorte d’immobilisme marqué par une série d’échecs. Le prestige des Etats-Unis, au dehors comme au-dedans en a beaucoup pâti.

 

Une Offre Soviétique

Les Américains viennent pourtant d’être saisis d’une offre sensationnelle : le camarade Krouchtchev – avec cet homme il faut s’attendre à tout – leur propose, pour sortir de leur crise, un programme d’échanges avec l’U.R.S.S. qui porterait sur des milliards de dollars. A une condition toutefois. Que les Etats-Unis consentent à accorder à la Russie des crédits !… Voilà que ceux qui ont refusé l’aide Marshall et interdit à leurs satellites d’en profiter, les Soviets qui octroient de généreux crédits aux pays sous-développés qui les intéressent (en les retirant aux autres), offrent aux Etats-Unis de collaborer à leur expansion industrielle et militaire par des prêts, sans doute à long terme. Cette proposition extravagante, que contredit toute la politique suivie jusqu’ici par l’U.R.S.S. n’est cependant pas une plaisanterie. Elle a ses raisons.

 

Le C.O.C.O.M. et la Crise

La crise américaine a eu ses répercussions en Europe ; l’exportation vers les Etats-Unis est devenue plus difficile. Aussi, le besoin de trouver des débouchés de remplacement et des sources d’approvisionnement en matières premières non payables en dollars, s’est-il fait plus pressant. Les échanges avec l’Est sont évidemment une alternative. Mais il y a le C.O.C.O.M. qui, comme on sait, interdit de livrer aux pays communistes des marchandises d’intérêt stratégique. Les requêtes en faveur de l’abolition de la liste noire se font de plus en plus énergiques et ce sont les Etats-Unis qu’on accuse d’intransigeances à cet égard. Les Russes, en parlant d’échanges portant sur des milliards de dollars et d’octroi de crédits savent bien que les Américains refuseront. Mais ils tireront argument de ce refus pour indisposer les industriels européens contre le Gouvernement des U.S.A. et obtenir, sinon une abolition, du moins une nouvelle atténuation aux prohibitions du C.O.C.O.M. qui les gêne quelque peu. En fait, les Soviets n’ont pas jusqu’ici de grandes difficultés à s’approvisionner au-dehors, ils ont pour payer un stock d’or dont ils ont vendu l’an passé l’équivalent de deux cents millions de dollars. Quant aux articles stratégiques, le marché noir est fort bien organisé. Il suffit d’y mettre le prix. L’important pour les Russes, est de ne rien négliger pour entretenir le sentiment anti-américain. Ils ont admirablement réussi jusqu’ici.

 

Chypre

Mais revenons aux conflits chroniques dont nous parlions au début. Chypre d’abord où le sang coule à nouveau. L’originalité de cette guerre, si l’on ose dire, c’est que les protagonistes changent. Ce furent d’abord les terroristes grecs E.O.K. contre les Grecs communistes, eux-mêmes terroristes, comme il se doit. Aujourd’hui, ce sont les Turcs contre les Grecs, ce qui est plus logique, mais risque de mettre aux prises deux alliés de l’O.T.A.N., la Turquie et la Grèce. On soupçonne d’ailleurs la Turquie d’être à l’origine de cette nouvelle flambée. Celle-ci voudrait un partage de l’île (ce qui semble difficilement praticable), pour ne pas voir la Grèce s’installer si près de ses côtes, dans une position stratégique redoutable. La Turquie préfèrerait que les Anglais y restent. Ce conflit qui dure depuis des années fait l’affaire des Soviets. Ils multiplient, par l’intermédiaire de la Roumanie, les offres de service à la Grèce, celle-ci se méfiant des bonnes intentions soviétiques.

 

Au Liban

Passons au Liban dont le mal aussi devient chronique. La situation est d’ailleurs encore plus compliquée, si possible, que les chroniqueurs ne pensent. Venue devant l’O.N.U., après avoir été vainement débattue par la Ligue Arabe réunie à Tripoli, l’affaire n’y a pas été enterrée comme à l’ordinaire. Sur proposition de la Suède, le Conseil de Sécurité enverra des observateurs à la frontière syro-libanaise pour surveiller le trafic d’armes et de partisans ; le vote a été acquis à l’unanimité, sauf l’U.R.S.S. qui s’est abstenue, le délégué de l’Egypte, ayant voté pour. Vote significatif. Nous pensons que Nasser, non seulement n’est pas l’instigateur des troubles du Liban, mais ne souhaite pas du tout que la Syrie l’annexe. Il tient à l’indépendance libanaise alors que l’anschluss donnerait à la Syrie une importance qu’elle n’a pas dans la soi-disant République Arabe unie. L’équilibre en Moyen-Orient ne se maintient que par les discordes intérieures.

 

                                                                                  CRITON